7) Convergences de Bataille et Giacometti dans leur rapport obsessionnel à l’image

Le rapport à l’image offre un lieu également privilégié de convergence de l’entreprise de Bataille avec celle de Giacometti. Si les images sculptées par l’artiste ont pu en dernier recours trouver leur place au sein de Documents, c’est qu’on ne peut les considérer sereinement. Ces sculptures impliquent au plus haut point celui qui les regarde, et déjà, comme beaucoup le noteront à propos de l’œuvre ultérieure, découragent la contemplation215. La « Femme couchée » et les « Personnages » nous font face, interrogent notre humanité ; « Homme et femme » agace nos tendances sadiques et nos peurs. Mais la sculpture la plus troublante de la série reproduite après l’article de Leiris est une tête, une tête « qui regarde ». Notre trouble naît de la nudité de ce regard, comme si Giacometti, réduisant la physionomie humaine à deux simples creusements dans une plaque, pour marquer la dimension verticale et la dimension horizontale216, avait voulu sculpter le regard même. Ces sculptures témoignent de sa volonté d’aboutir à des images « qui nous regardent »217, dessaisissent le spectateur des moyens de conserver son extériorité. Ce refus de nous laisser la moindre échappatoire est aussi celui de Bataille, comme le souligne la comparaison effectuée par Georges Didi-Huberman entre le montage visuel de Documents et la technique cinématographique d’Eisenstein218 : « Tous deux voyaient dans le montage et dans le régime dialectique – contrastes et contacts mêlés – la voie royale pour faire en sorte que les formes nous regardent, c’est-à-dire correspondent à cet ‘état de choses essentiel et violent’219 que Bataille devait nommer « transgressif », quand Eisenstein le nommait, lui, ‘révolutionnaire’ »220.

Le réseau d’images que Bataille met en place à travers Documents vise à empêcher l’indifférence du spectateur, à décourager l’attention distraite. Documents met le lecteur en jeu dans son intimité la plus profonde, le met en joue, et l’ensemble de cette expérience pourrait recevoir le titre que Giacometti donnera bientôt à sa sculpture la plus visiblement inspirée par la pensée de Bataille : Pointe à l’oeil 221. Le rapport établi avec le lecteur est un rapport direct, menaçant, il s’agit de lui faire violence pour réclamer une participation active, de même que Giacometti dans cette œuvre intègre le spectateur dans l’espace de la sculpture – ce qui sera dans toute son œuvre l’une de ses marques les plus propres – agace ses hantises, son sadisme latent. Bataille, qui a déjà écrit Histoire de l’œil un an avant de commencer Documents,consacre dans le numéro quatre de la revue un article à l’œil et à toutes les peurs qui lui sont liées222. De même que la fleur, l’œil a, « par ses vertus poétiques, […] depuis deux siècles […] servi aux comparaisons lyriques et aux allégories »223. Dans la deuxième partie de l’article, Bataille explore un versant plus sombre, celui qui a trait à nos hantises et à nos répulsions, où l’œil devient une « friandise cannibale » :

‘On sait que l’homme civilisé est caractérisé par l’acuité d’horreurs souvent peu explicables. La crainte des insectes est sans doute une des plus singulières et des plus développées de ces horreurs parmi lesquelles on est surpris de compter l’œil224.’

Ce texte rencontre de manière troublante les phobies qui hantent l’œuvre de Giacometti.

Le motif de l’insecte écrasé ou qui en dévore un autre – indice d’un rapport trouble avec le féminin – n’est pas présent, en effet, que dans la seule Femme égorgée de 1932. On en trouve la trace dès la Femme cuiller de 1926, avec son large abdomen, puis dans le motif de la mante religieuse225. Nous avons vu la présence de l’araignée à nouveau dans le texte de 1945, mais le motif ressurgit encore en sculpture en 1946 avec la Femme assise, preuve une nouvelle fois que Giacometti n’a pas oublié le fond trouble remué par Documents. De même la hantise de l’œil tranché ou percé est là encore, comme Georges Didi-Huberman pouvait l’affirmer à propos de l’araignée écrasée, littéralement mise en œuvre par Giacometti dans Pointe à l’œil. Mais c’est là une hantise de peintre et de sculpteur qui se conjugue avec d’autres hantises d’ordre sexuel dans le motif de l’œil crevé. C’est cet œil, symbole de la conscience226, que Documents prend plaisir à ouvrir, à dilacérer symboliquement, avec son vaste réseau d’images agressives.

Là encore, on pourrait être tenté de ne voir dans cette sculpture que l’effet d’une catharsis précipitée par Bataille et annulant la hantise dans le geste de son expulsion. Le film de Scheidegger227, réalisé en 1965, nous montre pourtant toujours Giacometti, avec un sadisme espiègle, plonger de manière insistante un petit canif dans l’œil de sa sculpture afin d’en esquisser l’orbite. Les faits menaçants sont donc une préoccupation constante pour Giacometti qui, lui aussi, aura voulu toucher « au plus vif de la phobie »228. Cette phobie rejoint là encore la hantise de la mort, constante chez Giacometti : il suffit de se placer derrière la « tête-crâne » de Pointe à l’œil puis en face du Nez de 1946 pour percevoir l’identité de la menace. Enfin notons l’ambiguïté du geste du sculpteur : le geste qui crée est un geste agressif envers son support. Giacometti, qui travaille le plâtre ou la glaise avec un canif ou directement avec ses ongles radicalise cette contradiction qui se retrouve dans ses dessins où la pointe du crayon va jusqu’à trouer la feuille. On retrouve alors l’idée bataillienne que l’art, c’est-à-dire la vérité, naît « au plus vif de la phobie », au contact de ce qui peut précipiter sa perte.

Les images publiées par Documents, en regard par exemple des articles « Le gros orteil »229 et « Bouche »230 montrent la même recherche d’une « efficacité d’effraction »231 au moyen de l’exhibition de faits menaçants :

‘Tout cela forme bien une iconographie, dont le caractère obstinément et systématiquement renversé, renversant – négateur, ignoble, paradoxal, sinistre, sexuel, etc. –, fixera aisément l’exaspération de ceux qui détestent Georges Bataille, et fixera tout aussi spontanément l’espèce de mimétisme à quoi ceux qui demeurent fascinés par cette œuvre auront été confrontés à un moment ou à un autre. Dans tous les cas, c’est un régime focalisateur qui nous soumet, comme il dut soumettre Bataille lui-même, aux pouvoirs de l’image, aux pouvoirs de sa fixité 232 , voire de sa substantialité morbide, toujours revenante, d’image mentale, de hantise, de fantasme. Et c’est là ce que Bataille lui-même devait bien entendre, dans L’Expérience intérieure, lorsqu’il parlait d’ « atteindre le point », ce point de déchirure, ce « moment suppliciant » de l’image dans le creuset duquel « voir » devait équivaloir à « un cri de peur qui voit »233.’

Les traits récurrents de cette iconographie sont la frontalité et le surgissement vers le spectateur, destinés à attiser chez lui la hantise de l’absorption par l’informe. Comme l’espace qui lui est assimilé, l’informe devient ce « poisson qui en mange un autre », dont l’illustration accompagne l’article « Espace »234. Giacometti dans « Tête qui regarde » explore déjà la frontalité, et à ce titre s’insère parfaitement dans l’iconographie de Documents. Quant à la menace, c’est « Homme et femme » qui en joue. On sait que par la suite Giacometti se concentrera de plus en plus sur la frontalité jusqu’à en faire l’angle unique d’une possible vérité en sculpture, et que certaines de ses œuvres associeront frontalité et menace, comme à nouveau le Nez de 1946, qui jaillit du visage comme la langue hors de la bouche dans la photographie de Boiffard. Mais surtout toutes ses sculptures et peintures auront à partir de l’après-guerre cette caractéristique de s’élancer hors d’elles-mêmes pour s’approcher au plus près du spectateur dans un mouvement compensé par un effet inverse de retrait, de fuite.

Le rapport au regard du Bataille de cette époque se dit dans le motif récurrent du soleil. L’article « Soleil pourri » établit une distinction entre le soleil intelligible et le soleil sensible. Le premier soleil est « la conception la plus élevée », il est aussi la « chose la plus abstraite » puisqu’il est justement le soleil que nous ne regardons pas : « pour achever de décrire la notion de soleil dans l’esprit de celui qui doit l’émasculer nécessairement par suite de l’incapacité des yeux, il faut dire que ce soleil-là a poétiquement le sens de la sérénité mathématique et de l’élévation d’esprit »235. Ce soleil qu’on ne regarde pas et qui ne nous regarde pas, indice d’harmonie et de beauté idéale, apollinienne, est opposé par Bataille au « soleil fixé », celui d’une brûlure horrible qui « s’identifie à l’éjaculation mentale, à l’écume aux lèvres et à la crise d’épilepsie »236. Que de telles réflexions induisent un rapport à la peinture comme devant être la répercussion d’une violence faite à l’œil par le réel, ce même article le rend explicite puisque c’est la peinture de Picasso que cet article vise. Bataille a conscience des limites de cette analogie « dans une activité aussi complexe que la peinture », mais avance tout de même que « la peinture académique correspondait à peu près à une élévation d’esprit sans excès » alors que dans la peinture actuelle « la recherche d’une rupture de l’élévation portée à son comble, et d’un éclat à prétention aveuglante a une part dans l’élaboration, ou dans la décomposition des formes, mais cela n’est sensible à la rigueur que dans la peinture de Picasso »237. D’autres réflexions sur le soleil s’entretissent à d’autres considérations sur la peinture dans un article que Bataille, toujours dans Documents, consacre à Van Gogh238. Il nous semble alors que face à la force négatrice du surréalisme, qui attendait du surréel qu’il vînt rédimer le réel, Bataille sut d’une certaine manière appuyer en Giacometti les forces d’approbation du réel.

Quant à Giacometti, il est celui qui dès cette époque aura regardé la figure humaine comme un autre soleil. Les figures reproduites dans le numéro 4 de Documents disent-elles assez qu’il est déjà celui qui, délaissant le monde des constructions apprises, des rapports mesurables, s’est laissé éblouir ? Dès sa période romaine il éprouve des difficultés devant son modèle. À Paris, l’ancienne facilité se brouille à nouveau comme un regard noyé de larmes. Pour Giacometti le visage des êtres revêt l’intensité suppliciante du soleil, et c’est peut-être un des sens de Pointe à l’oeil. Dès la période de la Grande-Chaumière, ce n’est que la nuit, lorsque le soleil et ses modèles diurnes sont couchés, qu’il parvient à approcher lointainement ce qu’il est possible de « sauver d’un tel désastre »239. « Désastre », c’est-à-dire chute du firmament de la « sérénité mathématique et de l’élévation d’esprit »240. Le désastre, c’est accepter de regarder vraiment sans savoir préconçu. Peu à peu et jusqu’à la fin de sa vie, Giacometti adoptera un rythme de travail qui le conduira à se coucher lorsque le soleil se lève, comme si un seul soleil suffisait à son éblouissement. L’injonction bataillienne est de fixer le soleil, et c’est bien de cette manière intense, obstinée, que jusqu’à la fin de sa vie Giacometti scrutera la figure humaine.

C’est que l’éblouissement est aussi un trouble, c’est-à-dire qu’à un brouillage extérieur des repères, celui d’une violence faite à l’œil s’associe une autre forme de confusion, celle qui naît au plus secret de chacun de nous, un trouble né d’un désir réel 241. Dans « L’Esprit moderne et le jeu des transpositions », Bataille dénonce la veulerie qu’il y a à abandonner « le caractère spécifique des émotions violentes et impersonnelles que signifiaient les symboles » pour les séductions du « jeu des transpositions ». Bataille réaffirme alors avec force que « ce qu’on aime vraiment, on l’aime dans la honte, et […] défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure »242. Or les « difficultés » de Giacometti interviennent dès le début là où son désir entre en jeu, comme à Rome, où son amour pour sa cousine Bianca se trouve lié à une hantise sexuelle qui le réduit à l’impuissance243. Nombreux sont les témoignages de l’importance du désir qui lie Giacometti à son modèle, lui-même reconnaîtra son incapacité à peindre autre chose que ce qui le touche. Les témoignages sont nombreux de sa manière intense, gênante, de fixer son modèle aussi bien que n’importe quelle personne croisée dans la rue, à commencer par le sien :

‘Quand j’étais jeune à Paris, il m’arrivait de regarder de façon si intense des gens que je ne connaissais pas que cela les exaspérait. C’est comme si je ne savais pas ce que je désirais voir. C’est comme si tout était si confus qu’il n’y avait pas moyen de le déchiffrer244.’

James Lord dans sa biographie confirme ce trait par d’autres témoignages, rapportés plus particulièrement à la question du désir : « Quand il était attiré par une fille, il lui arrivait souvent de la regarder avec une intensité presque hallucinée, ses bras raides de chaque côté de son corps, ses poings crispés »245. On n’est pas loin de « l’écume aux lèvres » et de la « crise d’épilepsie ». À bien des égards Giacometti peut alors apparaître comme ce que Bataille est pour Breton : un « obsédé ». Giacometti le défendra face à Breton246 avant de le redire en 1946 dans un texte important à propos de Callot, le sujet pour lui dans une œuvre d’art est primordial : « La plus ou moins grande qualité plastique n’est jamais que le signe de la plus ou moins grande obsession de l’artiste par son sujet […] »247.

De plus en plus nettement à mesure qu’il se livre à cette obsession, Giacometti s’affirme comme un obsédé de la figure humaine, réduisant toujours davantage le champ de ses préoccupations pour ne plus s’intéresser à la fin de sa vie qu’à la saisie du regard. Certains, comme David Sylvester248, pourront même affirmer que Giacometti a sacrifié son art à son obsession. Or c’est précisément sous l’angle du fétichisme que Michel Leiris envisage les sculptures dont il doit rendre compte pour le numéro 4 de Documents.

Notes
215.

Voir par exemple Jean-Paul Sartre, RA, p. 223.

216.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 243.

217.

Voir Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992.

218.

Auquel Documents demande de découper la pellicule de La Ligne générale et d’en mettre en page lui-même les images : voir Documents, 1930, n°4, pp. 218-219.

219.

Voir Georges Bataille, « Le cheval académique », Documents, 1929, n°1, p. 27 ; « Cheminée d’usine », Documents, 1929, n°6, p. 332, etc.

220.

Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 294.

221.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., pp. 200-201, ill. 179-181.

222.

Dalí et Buñuel viennent de réaliser Un Chien andalou auquel Bataille consacre une note.

223.

Robert Desnos, « Œil », Documents, n° 4, 1929, p. 215

224.

Georges Bataille, « Œil – friandise cannibale », Documents, n°4, 1929, p. 216.

225.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 180, ill. 167.

226.

Georges Bataille, ibid., p. 216.

227.

Voir Ernst Scheidegger, Peter Münger et Jacques Dupin, Alberto Giacometti, Zürich, Scheidegger et Rialto, 1966, film de 29mn.

228.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 78.

229.

Georges Bataille, « Le gros orteil », Documents, 1929, n° 6, pp. 297-302.

230.

Georges Bataille, « Bouche », Documents, 1930, n° 5, p. 298.

231.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 61.

232.

Là, nous nous séparons de Giacometti qui justement essaiera d’arracher l’œuvre d’art à la fixité de l’image photographique pour l’ouvrir à un mouvement.

233.

Georges Didi-Huberman, ibid., pp. 10-11. Pour la citation, voir Georges Bataille, L’Expérience intérieure [1943] OC V, p. 11 ; Le Coupable [1944], OC V, pp. 272, 296 et passim.

234.

Georges Bataille, « Espace », Documents, 1930, n° 1, pp. 42-43.

235.

 Georges Bataille, « Soleil pourri », Documents, 1930, n°3, p. 173.

236.

Idem.

237.

Ibid., p. 174.

238.

Cf. Georges Bataille, « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh », Documents n°8, 1930, p. 10.

239.

Voir Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 39.

240.

Georges Bataille, « Soleil pourri », op. cit., p. 173.

241.

Voir Georges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, n°8, 1930, p. 52.

242.

Ibid., p. 50.

243.

Voir James Lord, op. cit., p. 55 et suivantes.

244.

Jean-Marie Drôt, Alberto Giacometti, Paris, ORTF, 19 novembre 1963.

245.

James Lord, op. cit., p. 77.

246.

Voir chapitre X.

247.

Alberto Giacometti, « À propos de Jacques Callot », Écrits, op. cit., p. 26.

248.

David Sylvester, En regardant Giacometti, op. cit., p. 174.