Chapitre III
L’article de Michel Leiris sur Alberto Giacometti : un fétichisme vrai

1) Les « Black birds » et la poésie passionnelle

Replacer l’article de Leiris sur Giacometti dans son contexte, c’est prendre acte d’une trouée dans la vie qui a nom « Black Birds ». La revue nègre qui se donne alors au Moulin Rouge ébranle fortement le numéro 4 de la revue Documents. Dans un même effort vers la vie se nouent les rencontres avec les « Lew Leslie’s Black Birds » et les sculptures d’Alberto Giacometti. C’est alors que Leiris confie à Bataille : « Des hommes comme nous ne peuvent se réaliser que de façon passionnelle ». Il ne peut non plus « être question de poésie que passionnelle »249. Et Bataille écrit :

‘C’est la volonté soudaine, intervenant comme un coup de vent ouvre une fenêtre, de vivre, même seulement une ou deux petites minutes, en soulevant tout à coup les tentures qui cachent ce qu’il faudrait à tout prix ne pas voir, c’est une volonté d’homme qui perd la tête, qui peut seule permettre d’affronter brusquement ce que tous les autres fuient.250

La frénésie de cette période est à placer sous le signe de ce qu’ont ouvert les Black Birds : « Deux soirs de suite, je suis sorti avec Bataille. C’est toujours la revue nègre et ce qu’elle symbolise qui est au centre de nos préoccupations »251. Au moment où se boucle le numéro 4 de Documents on peut encore lire dans le Journal de Leiris : « Le comble de la tristesse. Retourné hier soir aux Blackbirds avec ma mère et Josette Gris. J’ai fini l’article sur Giacometti mais je me fiche de tout cela. Je voudrais être un amoureux passionné ou bien un gigolo tranquille. Ma vie de tous ces derniers jours me paraît imbécile puisque je ne peux pas la continuer »252. Deux mois plus tôt il notait :

‘11 juin
Vu la revue nègre du Moulin-Rouge « Blackbirds ». Je croyais ce genre tout à fait mort mais il n’en est rien. Deux scènes magnifiques : l’une, un sketch parodique, genre « synthèse théâtrale » de Marinetti, intitulé « What a night ! », – l’autre, « Porgy », dont le grandiose rappelle les Noces de Stravinski, sur l’air de New Saint Louis Blues, avec une récitante et un chœur. […] Vu Damia à la sortie ; c’est une géante majestueuse, haute et forte comme une tour, vêtue de façon luxueuse et extraordinairement démodée ; elle parle comme un cataclysme de la nature ; nul aspect corrompu, seulement la vie et la santé, avec tous les excès qu’un tel trop-plein de force peut causer. Je ne la croyais tout de même pas aussi étonnamment belle. Elle domine tout, et tout paraît malingre à côté d’elle. En la voyant j’ai pensé à Junon, à la vraie Junon qui n’est pas académique, mais puissante et mystérieuse comme une génisse.253
24 août
Les spectacles naturels ne m’émeuvent plus. Je reste maintenant toujours indifférent, même devant les montagnes. Il n’y a plus guère que la voix humaine, le geste humain qui me touchent, – encore faut-il qu’ils soient d’un certain ordre !
Les coloured girls américaines, quand elles chantent pour elles-mêmes, ont des voix qui dépassent tout ce qui peut s’exprimer. C’est plus grave que la mer et que les montagnes, c’est bouleversant comme la pluie, toutes les routes, tous les sentiers qui s’y sont croisés. J’ai toujours été hanté par des accents de ce genre et ce sont toujours ces accents qui m’ont fait comprendre à quelle éternité de malheur j’étais voué. Ce sont des images inoubliables pour moi que les images de celles qui ont ainsi chanté (Bricktop, Geneva Washington, qui ont secoué les pierres des routes ; – Berty Boyd, Irma Miles, qui sont des plantes plus intimes)254.’

La partie « chronique » du quatrième numéro de Documents ne consacre pas moins de trois articles à cette revue nègre des Black Birds, le Moulin Rouge devenant le seul endroit « où l’esprit de la musique est actuellement sauf à Paris »255. Cette revue semble avoir investi le monde de la musique d’un souffle pareil à celui des arts nègres dans la peinture du début du siècle, le théâtre opérant une jonction entre ces deux dimensions soulignées par André Schaeffner qui parle de « rythme sonore autant que plastique »256. L’article de Leiris sur Giacometti est donc à lire en regard de son autre article dans le même numéro de la revue, intitulé « Civilisation », où il aborde le spectacle de la revue des Black Birds. Les sculptures de Giacometti et la revue nègre y apparaissent comme deux bouffées d’air sauvage dans l’asphyxie civilisée. Comme si deux forces différentes se combinaient dans ces numéros de Documents. La première est une force critique, celle qui s’en prend violemment à l’idéalisme, aux catégories de la raison qui prétendent juguler la nature. Ce premier travail de table rase permet de livrer passage à une force plus obscure et brutale, une puissante force d’affirmation, celle d’une vie sauvage que ne recouvre plus la croûte qui a nom « civilisation » :

‘Si peu de goût qu’on ait de proposer, en guise d’explication, des métaphores, la civilisation peut être comparée sans trop d’inexactitude à la mince couche verdâtre – magma vivant et détritus variés – qui se forme à la surface des eaux calmes et se solidifie parfois en croûte, jusqu’à ce qu’un remous soit venu tout bouleverser257.’

Dans ce numéro quatre les « remous » ont nom Alberto Giacometti et les Black Birds. Il faut relire le Journal de Leiris pour saisir au sein de quelle urgence de vivre sont reçus ces « remous » salutaires. L’échange vasculaire qui les relie se manifeste par l’insertion d’un propos d’Alberto Giacometti dans l’article consacré aux Black Birds. L’article sur Giacometti quant à lui, cite en exemple de ces « moments de crise » qui pour Leiris se confondent avec la poésie la vision « dans une rue lumineuse de Montmartre, [d’] une négresse de la troupe des Black Birds tenant un bouquet de roses humides dans ses deux mains »258. Tout est dans l’humidité de ces roses fortement imprégnées de désir, cette humidité des « remous », d’une eau sauvage qui court tout le texte – et qui sûrement n’est pas étrangère à une rêverie à partir des deux o qui irriguent l’état civil du sculpteur. Elle seule apparaît capable de briser cette croûte figée de la civilisation dont le poids est à nouveau évoqué dès les premiers mots du texte : « Nous vivons à une époque de toutes manières très lourde »259.

Notes
249.

Michel Leiris, Journal 1922-1989 [25 août 1929], op. cit., p. 197.

250.

Georges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, n°8, 1930, p. 51.

251.

Michel Leiris, ibid. [1er août 1929], p. 195.

252.

Ibid., [15 août 1929], p. 196.

253.

Ibid. [11 juin 1929], pp. 190-191.

254.

 Ibid. [24 août 1929], p. 197.

255.

André Schaeffner, « Les ‘Lew Leslie’s Black Birds’ au Moulin Rouge », Documents, n° 4, 1929, p. 223.

256.

Idem.

257.

Michel Leiris, « Civilisation », Documents, 1929, n°4,p. 221.

258.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 209.

259.

Idem.