2) Le premier texte de Michel Leiris sur Giacometti

Le premier texte – suivi de nombreux autres – qu’il consacra à Giacometti fut-il désavoué par la suite par Michel Leiris ? Toujours est-il qu’il n’éprouva pas le besoin de le reprendre, par exemple dans Brisées où fut rassemblée une grande partie de ses articles parus dans Documents et où figure, entre autres, son texte sur Miró. C’est un texte hybride, où Leiris lâche la bride à son goût pour les métamorphoses260. Comment en effet fondre en un même texte une critique cinglante de la tradition artistique européenne nourrie d’ethnologie et de psychanalyse, des souvenirs personnels, un art poétique, l’évocation d’un jeune artiste inconnu, l’esquisse d’une méthode nouvelle pour aborder les œuvres d’art et une longue énumération poétique où le rythme et les sonorités semblent faire vaciller la cohérence du propos261 ? Et pourtant tous ces éléments s’appellent les uns les autres, si bien que l’unité de l’article semble résider dans la force qui le disloque. Son hybridité est surtout perceptible dans l’alternance des tons qui découle de cette démultiplication de son objet. Le discours oscille entre l’agressivité, le didactisme des définitions, la neutralité informative des passages biographiques et de brusques élans lyriques. Ce mélange trahit une critique qui sait à quoi elle s’oppose – et d’abord au fait d’être de la critique – mais tâtonne encore dans l’élaboration de ses moyens propres. Il trahit surtout la double origine de la voix de Leiris, à la fois collaborateur de la revue et poète. Il n’est donc pas étonnant que nous retrouvions dans cet article certains des traits propres à la revue de Bataille que nous venons d’évoquer et d’autres qui trouvent plus particulièrement leur origine dans une recherche de poète.

Aux attentes de construction, de discursivité que peut imposer la parution dans une revue dont nous avons pu évoquer l’exigence de scientificité, s’opposent en effet les impulsions subites, le besoin de dégagement de la voix du poète. Autant de tensions qui se résolvent ici en un art de la prétérition et du contrepied. Leiris, qui dans la première page vient de déployer un discours assez construit, et sur tout de même l’art et la sculpture, annonce qu’il ne fera que « divaguer »262. Un peu plus loin il se moque des prophéties au moment où il y sacrifie. À l’inverse, c’est au moment où il prétend « divaguer » que trouve sa place le passage le plus attendu pour un article de critique d’art : une description des sculptures et la biographie du sculpteur. Mais si le dernier paragraphe, qu’ouvre une déduction logique digne de La Palisse – « Giacometti est donc un très jeune sculpteur »263 – laisse présager une conclusion plutôt conventionnelle, il livre pourtant passage à un déferlement inattendu. Michel Leiris résout donc dans la désinvolture affichée sa position instable : ne pouvant se dégager tout-à-fait de la critique d’art, il ne satisfait à ses passages obligés que lorsque le lecteur ne s’y attend plus, pour aussitôt reprendre une liberté dont il semblait s’être dessaisi. Pourtant, un examen attentif du texte relativise cette esthétique du collage d’éléments fortement hétérogènes. Ces éléments se rattachent en effet tous à la recherche passionnée d’une vie qui se confond pour Michel Leiris avec la poésie. La rencontre des deux hommes est à placer sous ce signe : « Michel Leiris allait devenir l’ami de toute sa vie, et cette rigueur, cette inquiétude, cette exigence allaient aider Alberto, si besoin était, à identifier toujours plus avant art et vérité »264. Les différents moments de ce texte laissent voir les implications négatives de cette identification – battre en brèche ce qui entrave l’accès à la vie – et ses implications positives – ouvrir sa voix à ses « remous ».

Notes
260.

Un goût constant dans son œuvre, voir pour Documents le deuxième paragraphe de l’article « Métamorphose – Hors de soi », Documents, 1929, n°6, p. 333.

261.

Pour la présence forte du « Je » dans ce texte et celui de Cocteau et leur rapport avec le langage de la critique d’art de leur époque, on se reportera à l’étude d’André Lamarre : « Si la rencontre je-Giacometti, présente chez Cocteau, se retrouve dans le texte de Leiris, on peut déjà y voir une constante rhétorique de l’écrit d’art du début du siècle ». André Lamarre, ibid., p. 90.

262.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 210.

263.

Idem.

264.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 182.