3) Les apports de l’ethnologie et de la psychanalyse

Le texte repose d’emblée sur un déplacement majeur. Les critères que Leiris y utilise pour juger les œuvres d’art ne sont en effet pas ceux de la critique traditionnelle – analyse de la filiation de ces œuvres, de leurs avancées, composition, maîtrise technique – mais des critères importés d’autres domaines du savoir. Ce sont plus particulièrement les sciences encore contestées et polémiques que sont l’ethnologie et la psychanalyse auxquelles il fait appel, ces sciences étant fortement reliées à une recherche personnelle de poète dont la clef de voûte est le refus de séparer l’art de la vie. Cet article, en cela, a parfaitement sa place dans l’ensemble de Documents tel que nous avons pu l’analyser. Il est aussi le reflet des préoccupations du Leiris de cette époque, de sa nécessité d’échapper au passé, d’en finir avec l’occultisme et les théories ésotériques de l’univers. L’échappée vers les arts plastiques et les sciences nouvelles proposée par Documents se présente à lui comme un recours. Il peut alors espérer, dans ce moment de transition où s’achève pour lui l’aventure surréaliste et où s’engage une aventure nouvelle avec Bataille, se dégager de sa croyance dans les pouvoirs magiques de la matière, de la matière verbale en particulier, et s’ouvrir à de nouvelles méthodes265. Rappelons que Marcel Griaule, « élève du linguiste Marcel Cohen, devenu ethnologue » et revenu en août d’une longue mission en Abyssinie, partage avec Leiris « les fonctions de secrétaire de rédaction qu’à Documents Rivière lui avait réservées »266. Griaule, que Leiris accompagnera dans la mission Dakar-Djibouti où débutera sa carrière d’ethnologue en 1931, est l’un des plus anciens amis de Bataille dont il fut le condisciple à l’École des Chartes. Leiris assiste aux cours de Griaule, il a en outre depuis quelques temps sur sa table de travail Totem et tabou de Freud et La Mentalité Primitive de Lévy-Bruhl267, qui lui apprend qu’il y a « autre chose, des modes de pensée différents du rationalisme occidental »268.

mporter le vocabulaire de l’ethnologie et de la psychanalyse au sein d’un article consacré à l’art apparaît comme le moyen de produire l’un de ces rapprochements abrupts dont nous avons pu mesurer l’efficacité au niveau figural dans la revue. Cette mise en contact vaut pour une mise en question des valeurs de la critique d’art traditionnelle. C’est donc d’une distinction proposée entre « fétichisme transposé » et « fétichisme véritable » que part le mouvement de la réflexion :

‘Nous vivons à une époque de toutes manières très lourde, et le fétichisme qui, comme aux temps les plus anciens, reste à la base de notre existence humaine ne trouve que bien rarement l’occasion de se satisfaire sous une forme non déguisée. Adorateurs de maigres fantômes que sont nos impératifs moraux, logiques et sociaux, nous nous accrochons ainsi à un fétichisme transposé, faux semblant de celui qui profondément nous anime, et ce mauvais fétichisme absorbe la plus grande part de notre activité, ne laissant presque pas de place au fétichisme véritable, le seul qui vaille vraiment la peine, parce que tout à fait conscient de lui-même et ne reposant par conséquent sur aucune duperie269.’

Cette distinction polarise le texte en un réseau d’oppositions entre la vérité – « fétichisme vrai », « non déguisée », « fétichisme véritable », « conscient de lui-même », « vraiment » – et le mensonge – « maigres fantômes », « transposé », « faux semblants », « mauvais fétichisme », « duperie » –, la profondeur ancienne – « profondément » – et la superficialité contemporaine. L’article exprime un refus de la civilisation européenne moderne, rationaliste et techniciste, auquel il oppose l’idéalisation d’un autre type de civilisation, antérieure à l’ère industrielle et peut-être un nouvel avatar du mythe du « bon sauvage », même si on peut difficilement accuser Documents de ne pas avoir ouvert les yeux sur les aspects les plus horribles de ces sociétés270. Quelques pages plus loin, dans l’article « Civilisation », Michel Leiris revient avec force sur ce refus partagé par beaucoup de jeunes intellectuels à l’époque, et notamment par ses anciens compagnons surréalistes :

‘On se tromperait en nous qualifiant de blasés, mais le fait est que nous en avons assez de ces intrigues toujours pareilles, empruntées à nos façons de vivre, chaque jour plus démonétisées, et qu’il ne nous suffit pas d’agir d’une façon équivalente à celle, par exemple, de ces sauvages qui considèrent que la meilleure utilisation d’un poteau télégraphique est de le transformer en flèche empoisonnée (car n’est-ce pas à peu près ce que nous faisons lorsque nous changeons un masque ou une statue construite en vue de fins rituelles précises et compliquées en vulgaire objet d’art – injure infiniment plus sanglante que celle faite aux civilisations européennes par les sauvages précités, parce qu’elle s’attaque à une mystique fatale et grave, et non à cette télégraphie, fruit d’une science qu’on ne méprisera jamais assez ?)271.’

Mais si ces textes sont certes une attaque contre une civilisation, sa science et son art, ce n’est peut-être pas là le point le plus important. En effet ce qui distingue dans le texte sur Giacometti les européens des « sauvages » reste très subtil, la différence repose sur une simple mauvaise foi. La lourdeur de son époque tient pour Leiris au refus d’assumer ses tendances profondes. Et la véritable originalité du texte tient dans ce qu’il a pu intégrer du refus d’une différence d’essence entre les peuples avancés technologiquement et les autres. Le texte se situe de plain-pied dans une anthropologie véritable, une science de l’homme qui puisse analyser l’existence quotidienne des européens civilisés au même titre que celle de n’importe quel peuple272.

Plutôt que de Lévy-Bruhl, qui, comme l’a montré Michel Foucault273 admet des formes irrationnelles de croyance, mais les rejette du fait de leur irréductible altérité, Leiris se rapproche alors de Mauss, qui dans sa « Conférence inaugurale d’histoire des religions », dès 1901, récuse la notion de mentalité primitive : « Selon lui il n’existe que des peuples de civilisations différentes. Sa méthode comparative a pour but la formulation de définitions sociologiques communes aux sociétés dites primitives et aux nôtres »274. Il se nourrit également de l’utilisation de l’ethnologie qui a pu être celle de Freud dans Totem et tabou. Non seulement nos désirs profonds restent les mêmes que ceux des peuples primitifs, mais nous y ajoutons cette tare de nous acharner à les nier : la lubricité que l’européen respectable attribue aux sauvages, il la cumule avec l’hypocrisie. Comme les « Canaques de Kroua » dont la photographie illustre l’article « Civilisation »275, les fétichistes sont nos semblables, avec cette seule différence qu’ils s’assument comme tels. Pour opérer ce rapprochement, Leiris joue sur les deux définitions du fétichisme. À la définition déjà ancienne des explorateurs et des ethnologues – « culte des fétiches » – vient se mêler le sens nouveau donné au mot par Freud en 1906 : « perversion sexuelle par le biais d’un objet habituellement sans signification érotique et qui devient un fétiche »276. L’expression « se satisfaire » par exemple, prend dans le texte une connotation nettement sexuelle. Le texte s’en prend violemment au poids d’une morale qui interdit aux pulsions sexuelles de s’exprimer librement, les condamne à la « transposition », au mensonge.

Dans cet article, c’est d’une insurrection de tous les instincts vitaux muselés par une société trop policée – à l’image de ces « enfants de l’École de Bacouya » enrégimentés par la puissance colonisatrice277 - dont Leiris entreprend de se faire le relais. Il déplore la déperdition de cette immense force derrière les barrières chargées de les tenir en respect. Ce gâchis tient au fait que le « mauvais fétichisme absorbe la plus grande part de notre activité278 ». Le premier paragraphe prend donc soin de replacer les propos sur l’art qui vont suivre dans un contexte plus large : cet art est le reflet de la civilisation qui l’a produit. Si l’énergie sexuelle dépérit sous le joug d’une morale frileuse, si le langage rationnel étouffe l’impondérable de la vie – souvenons-nous de ce que disait Bataille dans « Le langage des fleurs » – , seul un art veule et fade pourra tenir à l’intérieur de ces cadres étroits. Un art réellement digne d’attention doit donc remettre en cause d’un même mouvement ce que Leiris désigne avec mépris dans « Civilisation » comme les trois « politesses » cardinales :

‘Nous sommes las des spectacles trop fades que ne boursoufle aucune insurrection, en puissance ou en acte, contre la divine « politesse », celle des arts qu’on appelle « goût », celle du cerveau qu’on nomme « intelligence », celle de la vie qu’on désigne par ce mot à l’odeur poussiéreuse de vieux fond de tiroir : « morale »279.’

Ces déclarations témoignent du choc lié à la découverte du jazz, mais aussi de la réévaluation des arts primitifs telle qu’elle est en train de s’amorcer. La découverte des arts africains à l’époque de Picasso avait en effet eu lieu sur le plan uniquement formel, offrant des solutions nouvelles à des problèmes plastiques, créant une mode récupérée bientôt par de nombreux décorateurs.

Michel Leiris écrit à un deuxième moment de la découverte de ces arts, celui de l’élargissement du champ du Primitivisme à l’Amérique et à l’Océanie. On en vient à s’intéresser à la signification propre de ces objets dans le contexte au sein duquel ils ont pris naissance280. Et c’est précisément contre le pillage symbolique qui consiste à réduire à un sens esthétique des objets dont l’horizon est un rituel magique que s’insurge Leiris dans le passage de l’article « Civilisation » précédemment cité, lorsqu’il dénonce la violence faite aux « sauvages » par les civilisés qui changent « un masque ou une statue construite en vue de fins rituelles précises et compliquées en vulgaire objet d’art »281. L’article sur Giacometti s’inscrit dans ce même mouvement d’une réévaluation des arts primitifs en le complétant par le mouvement inverse d’une dévaluation des arts civilisés, accusés d’oublier que l’art doit parler au plus profond de notre être, ne pas en rester à la surface, au « faux semblant » de la forme extérieure du réel.

Notes
265.

Voir Aliette Armel, ibid., p. 280-284.

266.

Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., note, p. 858.

267.

Aliette Armel, ibid., p. 283.

268.

Michel Leiris, C’est-à-dire [entretien avec Jean Jamin et Sally Price], Paris, Jean-Michel Place, 1992, p. 35.

269.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 209.

270.

Son voyage en Afrique sera l’occasion pour Michel Leiris de revenir sur quelques préjugés qui étaient les siens au moment où il participait à Documents : « Ce qui m’importait essentiellement quand j’ai accepté de faire ce voyage en Afrique, ce n’était pas tellement la science ethnographique en tant que telle, mais l’occasion de contacts avec des gens que je présumais très différents de moi. Je dis bien « présumais »…en réalité, ce n’était pas tellement vrai, ça l’était même fort peu ». Cf. Michel Leiris et Jean Schuster, Entre augures, s. l., Terrain Vague, 1990, pp. 15-16. Sur son idéalisation de notre « ancestralité sauvage », Leiris reviendra également : « Au départ, je croyais véritablement que les civilisations dites primitives étaient supérieures aux nôtres. C’était une espèce de racisme retourné ». Voir C’est-à-dire [entretien avec Jean Jamin et Sally Price], op. cit.

271.

Michel Leiris, « Civilisation », op. cit., p. 221.

272.

Pour la transition que peut représenter Documents pour Michel Leiris entre le surréalisme, l’ethnologie et l’autobiographie, on se reportera à l’étude de Catherine Maubon, « Michel Leiris à Documents », Rivista di letterature moderna e comparate, vol. XXXVIII, fasc. 3, 1985, pp. 283-298. Elle y remarque (p. 284) que « nulle part comme à Documents, où Leiris expérimente une nouvelle forme d’écriture qui le conduira à l’abandon progressif du Je lyrique pour le Je autobiographique, ne se manifeste le besoin de dépaysement que l’on retrouve à l’origine des ‘deux activités conjuguées qui sont pour lui comme les deux faces d’une recherche anthropologique au sens le plus complet du mot : accroître notre connaissance de l’homme, tant par la voie subjective de l’introspection et celle de l’expérience poétique, que par la voie moins personnelle de l’étude ethnologique’ » (Michel Leiris, Titres et travaux de Michel Leiris, Maître de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique, Paris, août 1967, p. 3). Catherine Maubon dessine également les cinq grands thèmes de la collaboration de Leiris à Documents : la « besogne des mots », la peinture, l’occultisme, les spectacles et l’ethnographie (p. 286). Nous trouvons également dans l’article cette remarque que ne dément pas l’article sur Giacometti : « quelle que fût la rubrique à l’intérieur de laquelle il intervint, Leiris le fit toujours dans la double perspective d’une dénonciation de notre civilisation et d’une exaltation de tout ce qui pouvait remédier temporairement à ses carences » (p. 295).

273.

Michel Foucault, Les Mots et les choses [1966], Paris, Gallimard, 1990, p. 371.

274.

Joëlle de Sermet, Michel Leiris, poète surréaliste, Paris, PUF, 1997, p. 247.

275.

Michel Leiris, « Civilisation », op. cit., p. 223.

276.

Voir article « fétichisme » du Robert, dictionnaire historique de la langue française.

277.

Documents, n°4, 1929, p. 219.

278.

Michel Leiris, idem.Nous soulignons.

279.

Michel Leiris, « Civilisation », op. cit., p. 221.

280.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 136.

281.

Michel Leiris, idem ; paradoxalement Giacometti en viendra à retourner ce reproche contre Michel Leiris au moment où celui-ci par sa participation à la mission Dakar-Djibouti apporte une forme de caution à la politique coloniale française. L’ethnologie qui préside à la rencontre de l’écrivain et du sculpteur contribuera alors à les éloigner brièvement. Voir Aliette Armel, ibid., p. 285 et Jean Jamin, « Présentation de l’Afrique fantôme », Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, 1996, p. 79.