4) Le fétichisme et le « jeu des transpositions »

Nous pouvons mesurer à quel point Michel Leiris est imprégné d’un mépris avant-gardiste hérité de Dada et relayé par le Surréalisme pour toute la tradition artistique européenne dont Documents invente la contre-histoire. Ce rejet ne s’embarrasse pas de nuances : « À l’heure actuelle, peu d’artistes existent dont l’œuvre échappe à cet atroce ennui. Dans le passé, moins encore »282. Peu lui importe d’apprécier ce que la sculpture de Giacometti peut devoir à cet art d’un passé trop récent à son goût. Ces éléments d’une pensée sur l’art tendent plutôt à converger dans un appel à primitiviser à nouveau l’art moderne, à le ressourcer au bain de ses origines magiques, à produire de nouveaux fétiches. Loin de rêver à l’Art – « ce mot affreux qu’on ne devrait écrire qu’avec une plume pleine de toiles d’araignées » – Leiris aspire à revenir, comme il le note à propos des « productions si claires, si spontanées » des Black Birds, « très en deçà de l’art, à un point du développement humain où ne s’est pas encore hypertrophiée cette conception bâtarde, fruit des amours illégitimes de la magie et du jeu libre »283. Ce « fétichisme vrai », qu’il appelle de ses vœux, nous est défini comme « l’amour – réellement amoureux – de nous-mêmes, projeté du dedans au dehors et revêtu d’une carapace solide qui l’emprisonne entre les limites d’une chose précise, ainsi qu’un meuble dont nous pouvons user, dans la vaste chambre étrangère qui s’appelle l’espace »284. L’art, métal défectueux, doit donc être retrempé au bain d’une relation directe avec le sujet, se nouer à lui dans les replis secrets de son affectivité. Dans cette volonté de repenser l’art en fonction des plus obscures exigences de la sexualité, nous pouvons reconnaître la marque de Bataille dont le dernier article pour Documents – auquel nous avons déjà fait référence – fait entendre un écho lointain à l’appel de Leiris : « Ce qu’on aime vraiment, on l’aime dans la honte et je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure »285.

La critique que Leiris adresse à la tradition des Beaux-Arts repose sur un refus de la mimésis286, recherche vaine et incapable de livrer passage à une véritable affirmation du sujet. Leiris raille la tentation de produire des « reflet[s] servile[s] » des formes de la nature, la copie ne pouvant se révéler que l’ombre insignifiante d’un modèle lui-même indifférent. La conception de l’art que Leiris dessine ici est entièrement centrée sur un sujet cherchant en lui seul la source inépuisable de toute création. Nous voyons immédiatement ce que cette diatribe peut devoir aux conceptions idéalistes de l’inspiration héritées du siècle précédent et revivifiées par les surréalistes à travers l’écriture automatique. Dès 1922, Leiris note dans son Journal : « Une œuvre d’art ne peut être belle que si elle résulte de l’inspiration, et non de l’imitation »287. Mais l’égocentrisme du poète inspiré se projette ici sur un arrière-plan fortement sexualisé : ce fétichisme est un narcissisme, qui ne peut aimer qu’une hypostase de lui-même. C’est une image concrète de son désir que le sujet recherche, une matérialisation de ses pulsions profondes qui le redouble. Ce double semble également avoir une fonction protectrice dans un rituel apotropaïque où le sujet cherche à se prémunir de l’étrangeté du monde, de cette « vaste chambre étrangère qui s’appelle l’espace »288. Leiris s’inspire du totémisme où chaque tribu possède un totem qui lui est propre et régule sa relation au monde. Seul ce relais du moi dans le monde, « pôle à opposer au pôle interne de notre amour », paraît susceptible de lui éviter une dissolution dont le corollaire artistique peut être nommé « ennui ».

Le fétiche pose donc en dernier recours la question de l’absolu, qui est au cœur des préoccupations artistiques de Leiris à cette époque, comme le montre Aurora. La femme dans ce « roman », synthèse de l’Aurélia et de la Pandora de Nerval, apparaît comme « l’image de tout ce que nous convoitons en vain »289, et se confond avec la Pierre Philosophale qui est là « comme métamorphose en soi, comme l’entité du mouvement »290. L’article de Leiris pour le numéro 2 de Documents évoque cette quête de l’absolu en des termes très proches de ceux qu’il emploie dans son article sur Giacometti : « Éternel forçat des rapports et des lois, l’homme sera toujours hanté par l’absolu. Or, cette projection externe de son pôle intérieur, l’Absolu, il ne peut s’en emparer directement »291. Nous sommes donc dans un moment de transition dans l’œuvre de Leiris, dont les ambiguïtés se cristallisent autour de cette question des transpositions. La métaphore semble répondre à l’appel des métamorphoses : cette volonté déjà évoquée de ne pas « rester tranquille dans sa peau comme le vin dans son outre »292. L’art comble alors la passion du sujet de se projeter hors de soi, de trouver dans la Pierre Philosophale d’un moi protéiforme l’apaisement de sa soif d’absolu. Le magnétisme – ce jeu des polarités que le texte évoque comme seul pouvant faire exister une œuvre d’art pour nous – naît de l’absolutisation du désir du sujet, d’une expansion du moi où se profile l’écueil du solipsisme. Mais ce qui l’emporte, c’est alors l’identité à soi-même, cette recherche de « consistance » et d’« autonomie », cette « carapace solide » qui « emprisonne » l’amour de nous-mêmes293.

Or, ce qui se fait jour derrière cette revendication, c’est le poids d’un moi qui peu à peu abandonne les fantasmes totalisants hérités de toute une tradition poétique pour prendre consistance réelle, et cette pesanteur d’exister dont le corollaire est la mort débouche sur un mouvement inverse de refus du jeu honni des transpositions : « la véritable liberté […] implique la reconnaissance nécessaire du réel »294. Si le vertige grisant des métaphores a pu un instant combler son désir d’absolu, c’est désormais vers le contact avec la vie même, avec la « réalité rugueuse » qui refuse les transpositions que Leiris déporte son désir. La forte sexualisation de ce texte est le gage d’un refus des substitutions. Ce refus est celui que l’on peut lire, fortement exprimé à travers l’ensemble de Documents, de rabattre les êtres et les choses sur rien d’autre qu’eux-mêmes. La vie est ce résidu qui ne nous laisse aucune prise sur son étrangeté, qui récuse toutes nos tentatives de l’enfermer dans les gangues rassurantes de notre savoir, d’imposer à son incohérence notre logique et notre harmonie. C’est cette nudité du contact avec l’existence que regrette Leiris dans notre « ancestralité sauvage », le vertige de ce qui « anéantissant d’un seul coup la succession des siècles, nous place, tout à fait nus et dépouillés, devant un monde plus proche et plus neuf »295. La vie est cette mutité inexpugnable qui refuse les subterfuges par lesquels nous pensons l’arracher à elle-même. Dans l’article « Métaphore » du Dictionnaire critique, Leiris mesure l’impasse devant laquelle nous place le jeu des transpositions296. Seuls les phénomènes étant accessibles au sujet transcendantal, et non pas les essences, nous luttons en vain dans un monde où les métaphores arrachent toute chose à elle-même. Chaque chose devient la métaphore d’une autre dans le vaste jeu de dupes où comparants et comparés deviennent interchangeables. Tout langage se perd dans cette brume immatérielle, dans ce jeu sans fin des transpositions par lequel l’esprit s’invente une illusion de savoir. Le langage de la science, bien sûr, produit un tel déplacement, mais le langage de l’art n’est pas non plus épargné par cette critique. La mimésis, dont toute l’activité tend à substituer l’ombre à la proie, paraît frappée d’une égale vanité. Le désir amoureux semble alors seul capable de tenir l’exigence d’une vie immédiate face à cette hydre des abstractions, puisqu’il veut la chose même, dans sa plénitude sensorielle, et non l’une quelconque de ses transpositions. L’exigence d’art s’efface devant l’exigence de vie.

L’art est au plus haut lorsque la ténuité extrême des cloisons le place au bord de sa transmutation en vie. C’est pourquoi l’effort du texte contre toute fatalité métaphorique se dit au travers d’un réseau d’oppositions entre proche et lointain. C’est là où la chose touche à elle-même, est au plus près de sa vie propre, qu’elle apparaît susceptible de nous toucher, d’être au plus près de notre vie. L’« autonomie » que le texte évoque signifie alors existence pleine et entière, venue trouer par un rapport direct le jeu nébuleux des transpositions. Il s’agit d’inventer un art adjacent, un art des contiguïtés. De cet art l’aboutissement extrême est un contact physique qui puisse, comme le voulait Rimbaud, réinventer l’amour dans un corps et dans un cœur 297. La proximité physique se confond donc en dernier recours avec la proximité affective. L’œuvre d’art capable de briser une distance où abstraction et ennui se confondent, l’œuvre d’art capable de conjurer ce qui maintient la vie au plus loin doit donc pouvoir nous toucher dans notre corps et notre désir confondus. Elle doit alors être la vie même. La goutte d’eau indifférente doit devenir larme. Leiris nous montre la « jolie petite sphère » dont rêvent les mathématiciens redevenue fluide et informe lorsqu’elle vient s’écraser contre notre joue pour s’épanouir en goût de sel. C’est alors qu’apparaît pour la première fois dans le corps du texte le nom de Giacometti, admis dans cette communauté restreinte et salutaire des artistes du contigu. Un « spécial privilège » le sauve de ces arts intouchables qui nous laissent intouchés.

Notes
282.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 209.

283.

Michel Leiris, « Civilisation », idem.

284.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », idem.

285.

Georges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions », idem

286.

Ou plutôt d’une mimésis qui prenne pour objet un modèle extérieur. Voir chapitre VIII sur cette question en rapport avec l’esthétique surréaliste.

287.

Michel Leiris, Journal 1922-1989 [14 décembre 1922], op. cit., p. 28.

288.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », idem

289.

Michel Leiris, « Lettre à Adrienne Monnier à propos d’Aurora », Les Lettres nouvelles, 1ère année, n°4, juin 1953.

290.

Michel Leiris, Aurora [1946], Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1977, p. 119.

291.

Michel Leiris, « À propos du Musée des sorciers », Documents, n°2, 1929, p. 109.

292.

Michel Leiris, « Hors de soi », op. cit., p. 333.

293.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », idem.

294.

Michel Leiris, « Toiles récentes de Picasso », Documents, n°2, 1930, p. 64.

295.

Michel Leiris, « Civilisation », idem.

296.

Catherine Maubon souligne l’importance de ce « texte charnière dont la teneur humoristique ne doit pas oblitérer l’importance. En niant la possibilité de connaître les choses en soi, ces quelques lignes suffisent, en effet, à démonter le postulat surréaliste d’une saisie globale de la réalité à travers la parole pleine de la poésie, tout en anticipant la force heuristique du procès associatif qui sous-tendra la démarche autobiographique vers son impossible capture du sujet de l’écriture. Voir Catherine Maubon, ibid., p. 287.

297.

C’est dans la perspective de ce même désir de contact que Leiris envisagera rétrospectivement son voyage en Afrique avec Griaule : « l’ethnographie m’apparaissait moins comme un moyen de connaissance que comme un moyen de contact avec l’autre ». Voir Michel Leiris et Jean Schuster, Entre augures, op. cit., pp. 15-16.