5) Les « crises pétrifiées » d’Alberto Giacometti

Mais Leiris ne « cite » Giacometti que pour le laisser de nouveau et tenter de définir quelle conception discontinue du temps peut répondre à cet espace fortement polarisé. La notion de « crise » telle que Leiris la convoque semble se définir comme ce moment de particulière intensité où la trame du réel se déchire et laisse le sujet accéder le temps d’un éclair à la vie. Comme si notre désir pouvait peser sur le réel, et, à son acmé, le débusquer, dans un instant de plénitude qui le sauve de cette vie amoindrie dans la duperie des métaphores. La notion de « crise » pourtant est encore une métaphore, d’origine médicale, évoquant une agonie – en latin « crisis » désigne la phase décisive d’une maladie – où de longues plages de calme sont trouées d’attaques aiguës. Une attente infinie jalonnée de brèves fulgurations, telle apparaît cette vie où des hommes comme Bataille et lui, Leiris le lui rappelait, ne peuvent se réaliser que « de façon passionnelle »298. Michel Leiris réinvestit dans le champ individuel ce mot de l’air d’un temps où la civilisation européenne vacille sous les coups répétés que lui portent l’histoire et les grandes avancées de tous les domaines du savoir. À l’orée de la grande crise économique qui va frapper l’Europe, le mot de « crise » reçoit ici une valorisation positive et cette crise même est vécue comme ce qui peut faire trembler les barrières qui retranchent le sujet de la vie. Cette crise imprévisible vécue comme un accès à la vraie vie peut seule nous permettre d’échapper à la vie métaphorique et les « souvenirs » qui ont pu en donner un aperçu sont « dénués […] de valeur symbolique, et, si l’on veut, gratuits »299. À ces moments, Leiris refuse d’arracher une part de leur réalité par le symbole, de les briser alors que tout est dans l’échange direct, la relation hors des mots qu’ils mettent en place. Tout est dans la brutale effraction – « brusquement », « soudaine » – de ces rencontres, leur forte charge érotique – « roses humides » – l’ouverture qu’elles dessinent à tous les possibles – bateau qui se sépare du quai.

L’effort de Leiris est de resserrer les liens de sa quête artistique à de tels moments : « La poésie ne peut se dégager que de telles ‘crises’, et seules comptent les œuvres qui en fournissent des équivalents »300. Leiris apparaît à la lecture de ces pages encore fortement imprégné d’un surréalisme que la rupture avec Breton, comme le souligne Joëlle de Sermet301, ne l’entraîne pas à désavouer brutalement. Difficile de distinguer ces « moments de crise » des moments où le surréel, pour Breton, se manifeste, confondant brièvement le sujet et l’objet au sein d’un éclair unique. La valorisation de la vie au détriment de l’art, la ferveur de l’attente et le spectre de l’ennui, la fécondité du hasard – « des bribes de chansons murmurées au hasard » – voilà bien les marques durables du passage de Leiris au sein du groupe surréaliste. Voilà un avant-goût, pour Giacometti, des valeurs de ces surréalistes « orthodoxes » qu’il rejoindra bientôt. Du « surréel » aux « moments de crise », un même rapport chaotique au temps, une même soif d’errer au hasard se perpétue. Mais la notion de « crise » trouve plus précisément son origine dans celle d’ « aventure » – le mot figure également dans notre texte302 – telle qu’elle apparaît dans la théorie de l’évolution du cœur humain de Marcel Schwob, que lisait également Breton. Schwob développe cette théorie dans sa préface au Cœur double (1891), qui influença Aurora 303. C’est précisément le point de rencontre entre intériorité et extériorité que désignait Schwob par le mot « aventure », et c’est lui, ce point où le moi touche le monde, que vise Leiris. Une note de son Journal datée de 1934 nous le confirme : « Art Poétique – coïncidence du sujet et de l’objet par le poème, comme, dans la vie, la crise ou aventure, coïncidence du courant intérieur et du courant extérieur »304.

Il nous paraît également révélateur de voir combien aisément les mots « poésie » et « œuvre » apparaissent substituables dans la phrase qui vient conclure ce paragraphe, comme s’il y avait moins de différence entre un poème et une sculpture tissant un lien quelconque avec cette notion de « crise » qu’entre deux poèmes où serait inégalement maintenu ce même souci. Dans le groupe surréaliste fréquenté par Leiris primait déjà une même quête du surréel sur les moyens mis en œuvre pour l’atteindre. Un même horizon transcendait toutes les formes d’expression susceptibles d’y frayer accès. Leiris maintient ici cette indistinction entre des modes d’expression qui paraissent se ramasser dans le nom englobant d’une « poésie » conçue comme le lieu d’un « dégagement » qui la fait se confondre en dernier recours avec la vie. Dans cet « art poétique » qu’en vient à formuler Leiris, la « poésie » d’une rencontre de mots rejoint la « poésie » des sculptures de Giacometti si le tranchant d’une même crise a pu les dégager du jeu stérile des transpositions. Les deux moments – « fétichisme » et « crise » – de cet « art poétique » transversal que dessine tout le début du texte – un « art poétique » valant pour tout poème, toute sculpture, toute musique… – peuvent alors converger dans l’évocation des sculptures de Giacometti :

‘J’aime la sculpture de Giacometti parce que tout ce qu’il fait est comme la pétrification d’une de ces crises, l’intensité d’une aventure rapidement surprise et aussitôt figée, la borne kilométrique qui en témoigne. Il n’y a cependant rien de mort dans cette sculpture ; tout y est au contraire, comme dans les vrais fétiches qu’on peut idolâtrer (les vrais fétiches, c’est-à-dire ceux qui nous ressemblent et sont la forme objectivée de notre désir), prodigieusement vivant, – d’une vie gracieuse et fortement teintée d’humour, belle expression de cette ambivalence sentimentale, tendre sphinx qu’on nourrit toujours, plus ou moins secrètement, au centre de soi-même305.’

Michel Leiris ne craint pas de conduire l’insistance au bord du pléonasme – « rien de mort […] prodigieusement vivant, – d’une vie […] » - pour unir plus sûrement à travers l’évocation de cette œuvre poésie et vie. Il ne craint pas non plus de récuser une hypothétique neutralité critique au profit d’une critique engagée au plus profond de la vie propre de celui qui s’y livre, d’une critique de poète qui parle de toute la ferveur de sa subjectivité désirante : « j’aime […] ». En accord avec ce « fétichisme » qu’il a pu définir, Leiris invente une critique amoureuse de son objet, une critique du corps désirant.

Mais si le parangon de toute œuvre d’art est la vie, il y a presque une éthique pour celui qui évoque de telles œuvres à gorger sa parole de désir sans craindre l’incohérence ni la discontinuité qui menacent alors. La définition nouvelle de la « crise » proposée par Leiris le conduit donc à redéfinir l’activité critique elle-même en matière artistique. Le critique apparaît alors comme celui qui est apte à délivrer une parole de « crise », une parole qui traque et aiguise la crise. Leiris déplace donc l’activité critique du domaine intellectuel vers le médical, ravivant l’étymologie grecque du mot – krinein : « juger comme décisif » – pour précipiter l’art dans une nouvelle phase critique. Rompant avec la réserve de l’arbitre impartial, avec le souci du détail et de l’évaluation, Leiris, toute séparation abolie, remplace alors « regarder » par « idolâtrer », reposant la question du pouvoir des images. Celles-ci ne seraient plus à considérer en fonction des catégories du beau et du laid mais en fonction de leur efficace. Comme pour les objets magiques, seule semble devoir compter leur emprise sur nous, et le cérémonial du culte qu’elles imposent. En ressourçant le rapport aux œuvres d’art à l’anthropologie et à la psychanalyse, Leiris impose de reconsidérer leurs liens au sacré et à la sexualité.

Il marque ainsi la distance qu’il entend maintenir entre ses articles de Documents et une critique d’art dont il a déjà noté par ailleurs que ses moyens lui semblaient périmés306 :

‘Toute espèce de description consiste à découvrir dans ce qui en fait l’objet quelque chose d’humain, ramener à notre hauteur d’homme tout ce que les objets, du fait qu’ils sont séparés de nous, ont démesuré. La critique d’art, elle aussi, possède son arsenal, mais combien d’arquebuses et de hallebardes sont rouillées…307

L’articulation des deux critères qu’il a pu mettre en place s’avère malgré tout difficile : comment maintenir un rapport à la vie si le monde s’est refermé, si la sculpture n’est que le souvenir pétrifié d’une de ces crises, comme ces glossopètres, ou pierres de foudre – en réalité des pierres taillées par les hommes préhistoriques – que l’on supposait naître au point d’impact de la foudre ? L’aventure s’est figée, mais si la trace qu’elle laisse, vrai fétiche, n’est pas morte pour autant, c’est qu’une partie de nous-mêmes s’est projetée à la rencontre du monde au cours de cette aventure, et que la voici, quintessence de notre désir, devant nous. Le désir en acte de Giacometti à travers cet objet peut alors se révéler partageable, il y a possibilité de le réinvestir pour qu’il devienne « notre désir », et qu’il nous « ressembl[e] ». Leiris pose donc cette question de la ressemblance dont nous avons pu remarquer qu’elle était si centrale dans la revue, et la déplace, affirmant que nos désirs nous ressemblent plus profondément que nos visages et nos corps. Alors que telle tête naturaliste nous reste extrêmement lointaine, les fétiches de Giacometti, dans leur simplicité lacunaire, peuvent nous toucher dans la complexité de nos replis intimes, entre adoration et « humour »308. Et le fait que ces figures puissent vivre d’une vie à la fois « gracieuse » et « fortement teintée d’humour », et donc intégrer à notre désir une part cruelle – cette part de « dérision » de la figure humaine déjà évoquée – n’est peut-être pas sans lien avec leur étrange pouvoir de séduction.

Notes
298.

Voir Michel Leiris, Journal 1922-1989, idem.

299.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », idem.

300.

Idem.

301.

Joëlle de Sermet, ibid, p. 6.

302.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 210.

303.

Voir Joëlle de sermet, ibid., p. 185.

304.

Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 288.

305.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », idem.

306.

Pour une contextualisation du « bouleversement des langages d’art », tel qu’il a été appelé « par Apollinaire et Salmon, puis formulé par Aragon et Reverdy », on se reportera à l’introduction de la thèse d’André Lamarre, ibid.

307.

Michel Leiris, « Quant à Arnold Schoenberg ». Cet article écrit en 1929 pour Documents, qui ne le retint pas, a été publié dans le programme du Festival de Musique contemporaine, en hommage à Arnold Schoenberg (deux concerts à l’École Normale de Musique, les 25 et 29 janvier 1947). Il est repris dans Brisées, Paris, Gallimard 1992 [1966], pp. 23-28 (p. 25 pour le passage cité).

308.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 210.