6) Une issue au jeu stérile des transpositions : les « équivalences kinesthésiques »

Parvenu à ce point, Leiris en vient à définir une méthode : « Qu’on ne s’attende donc pas à ce que je parle positivement sculpture. Je préfère DIVAGUER ; puisque ces beaux objets que j’ai pu regarder et palper activent en moi la fermentation de tant de souvenirs »…

Refuser de « parler positivement sculpture », est-ce dessiner la possibilité d’en parler négativement ? Aborder ainsi la sculpture, ce serait alors tenter de la dire par ses ajours, par ce qui échappe au savoir positif, par le bouillonnement de la vie qui fermente. « Parler sculpture » désigne l’activité détachée du critique d’art, que Leiris vient de récuser violemment. Il préfère entrer lui-même dans une phase d’agitation critique de la vie, il préfère fermenter, et donc « divaguer », si la divagation est la parole d’un corps qui fermente. Il ne s’agit pas de diriger une parole vers un objet, comme le fait le critique d’art, mais de s’intéresser à ce qui naît à la racine des sens. Leiris en appelle donc à une expérience directe, à un contact physique, puisque, suivant la pente de son désir, il est allé jusqu’à « palper » ces sculptures, comblant les attentes de son regard dans une caresse. Leiris veut faire de son corps le lieu d’une expérience sensorielle avant d’en faire le lieu d’une projection intellectuelle (même si toute la première partie du texte est encore de l’ordre de la projection intellectuelle et une manière, malgré tout, de « parler sculpture »). L’expérience sensorielle ne suscite pas une activité intellectuelle, mais un bouillonnement vital. Le moi s’ouvre et se fait théâtre d’une action des sculptures, il abandonne le contrôle de son esprit pour laisser libre cours à sa rêverie.

Leiris tire les conséquences de sa mise au point théorique et retrace alors la généalogie d’un texte sur l’art tel qu’il lui apparaît encore possible : la vision fétichiste appelle un toucher qui active une fermentation. La naissance des images apparaît donc comme un processus vital et non plus symbolique. Si la clef de voûte de cette vision nouvelle de l’art est le toucher309, si ces œuvres me touchent autant que mes souvenirs et mes amours me touchent, il faut donc inventer une nouvelle manière de parler des œuvres d’art, et c’est ce que Leiris entreprend dans Documents où il est à plusieurs reprises tenté d’abandonner la monnaie fiduciaire des jugements esthétiques pour un troc pur et simple de souvenirs et de sensations, comme il le fera encore dans son deuxième texte sur Giacometti à l’exemple du sculpteur lui-même310. Avant même d’avoir affiché cette intention, Leiris l’avait mise en pratique, évoquant ces quelques moments qui furent pour lui des « crises ». Lorsque pour le n° 7 de la revue il devra rendre compte des massacres encore ignorés à l’époque du peintre maniériste Antoine Caron, confronté à la nécessité d’articuler des émotions apparemment aussi éloignées que le désir et l’horreur, c’est à ses souvenirs d’enfance que Leiris fera appel311 :

‘face à ces objets nouveaux que constituaient les peintures d’Antoine Caron, Leiris voulut jouer non pas la carte d’une vague approximation subjectiviste, mais celle d’une équivalence kinesthésique décrite avec autant de rigueur que possible, dans ses déplacements mêmes et dans ses paradoxes enchâssés 312. ’

Ce que Georges Didi-Huberman nomme « équivalence kinesthésique », c’est une manière de parallélisme du toucher. Mais ce toucher dans l’article sur Giacometti est un trembler, puisqu’il épouse les ondulations oniriques de la « vague » où confluent une rêverie sur les mots – « dit-vague » – et une rêverie sur les formes, ou encore une rêverie des doigts sur les formes. Ces vagues sont en effet celles de la troisième illustration de l’article de Leiris, une sculpture intitulée « Femme couchée »313 qu’inévitablement Leiris a manipulée puisque la légende nous indique qu’il a lui-même « composé » ces photographies. Ces vagues font l’objet d’une rêverie matérielle omniprésente dans le texte, à relier à l’[o]/« eau » du nom même du sculpteur. Au jeu des comparaisons, Leiris oppose la fermentation comme production concrète, et fait de la larme, humeur des yeux amoureux, le lieu même de cette fermentation.

Après avoir annoncé qu’il allait « divaguer », Leiris décrit finalement ces sculptures de manière métaphorique : « spatules », « fruits vidés », « grillages », « cribles ».

‘Certaines de ces sculptures sont creuses comme des spatules ou comme des fruits vidés. D’autres sont ajourées et l’air passe au travers, émouvants grillages interposés entre le dedans et le dehors, cribles que ronge le vent, le vent caché qui nous enveloppe de son immense tourbillon noir, à ces minutes inouïes qui nous font délirer314.’

L’écrivain satisfait donc paradoxalement certaines attentes du lecteur d’une revue d’art au moment où il les récuse. Pourtant la divagation reprend rapidement le pas sur la description et s’abouche à l’air, qui se substitue ici à l’eau. La phrase qui grammaticalement aurait pu se terminer sur « ajourées » voit s’accumuler les compléments et paraît s’enfler indéfiniment. La progression linéaire sujet-verbe-complément était encore une concession à l’emprise du rationnel sur le langage, Leiris lui substitue cette syntaxe de la fermentation procédant par pullulement, qui trouve son aboutissement dans le dernier paragraphe. Ces figures du contact sculptées par Giacometti laissent donc la place à ce qui les entoure, les traverse et les dépasse. Elles s’effacent devant un souffle qui les restitue au nous et réconcilie le dedans et le dehors dans un moment de crise langagière, dans la frénésie d’une phrase qui s’élance et virevolte. Ayant refusé les sculptures qui transposent, Leiris se laisse griser pas ces sculptures qui simplement s’interposent entre le dedans et le dehors, mais sans nous couper du dehors, car leur interposition est poreuse315. Après avoir sacrifié à l’attendu biographique, Leiris reprend ses « divagations » :

‘Mais quel crédit ne doit-on pas lui accorder quand on voit ces figures qui sont si concrètes, si évidentes, absolues comme les créatures que l’on aime, pétries dans le sel fugitif et sans aigreur de la neige, la poussière qui tombe des ongles quand on les polit – cendre impalpable qu’un amoureux devrait garder comme une relique –, le sel merveilleux que tant de chercheurs anciens pensaient pouvoir extraire du ventre de la terre, la salinité des vagues et des étoiles qui elles aussi ont leurs marées, le sel des larmes enfin, larmes de rire, de désespoir ou de folie, larmes légères et vaguement méchantes, larmes funambulesques, ou larmes lourdes chargées du sel des ossatures et des carcasses gelées, gouttes d’eau toujours, qui tombent inlassablement, perçant parfois dans le roc muet des existences un puits éblouissant, gouttes d’eau concrètes, ressemblant à ce sel qui toujours attisera nos faims, sel marin, sel amer, sel des phalanges qui craquent, sel des dents, sel des sueurs, sel des regards… Voici enfin des mets de pierre, des nourritures de bronze merveilleusement vivantes, et pour longtemps capables d’éveiller, de raviver notre grand’faim 316 !’

Le passage attendu sur l’avenir d’un jeune sculpteur est donc happé, décolle et divague, et la syntaxe assagie du passage biographique devient cette syntaxe en ébullition que nous venons d’évoquer. La phrase ne progresse plus vers un point, elle fermente sur douze lignes et ne peut glisser vers le silence qu’au moyen de points de suspension. Si le rapport imposé par ces sculptures est l’idolâtrie, Leiris prend sur lui de leur rendre ce culte qu’elles réclament, d’en ordonner le cérémonial. Celui-ci, respectant cette éthique du contact que le texte met en place, doit raviver dans la parole ce qu’elle peut avoir de plus corporel, inventer une parole tactile, des mots qui touchent leur objet. Cela ne peut se faire qu’en laissant l’enchevêtrement des images et l’appel des sonorités bouleverser l’ordre du discours rationnel, en laissant fermenter sa voix jusqu’à la transe.

L’essai sur l’art, abordé en des termes théoriques, se laisse déborder par la parole poétique, cette parole totale, corps et verbe mêlés, qu’il appelait de ses vœux. Dans son étude sur « les poétiques » surréalistes de Leiris, Joëlle de Sermet distingue trois moments de l’évolution de celui-ci avant L’Âge d’homme : une poésie « de la substance des mots et des possibles langagiers », une poésie « onirique où s’épanche la voix intime de qui a trop de rêves, trop de fantasmes », et la « folle dépense verbale, décharge pulsionnelle qui confine au débordement vertigineux ou à l’essoufflement »317. De ces trois tentatives pour se mettre « hors de soi » où nous retrouvons les mêmes mots et les mêmes thèmes, ce passage se rapproche sans nul doute du troisième moment, celui de Failles et de La Néréide de la Mer Rouge, où Leiris cherche les moyens de rapprocher l’écriture de la transe. Il s’agira alors de découvrir les « moyens intérieurs »318 qui puissent « remplacer le rêve par l’auto-envoûtement » et « provoqu[er] sur le sujet de l’écriture une réaction organique à la limite de la transe physiologique »319. C’est pourtant bien d’une source extérieure que provient l’envoûtement dans ce texte où les fétiches de Giacometti réclament un rituel à leur mesure. Mais à l’heure où Leiris écrit ce texte, songeant à l’invention d’un tel rituel, c’est bien sûr à la revue nègre du Moulin Rouge, ce spectacle, ces voix qui l’obsèdent, que vont ses pensées. Dès 1924, il notait dans son Journal : « tenter de faire une poésie aussi précise, souple et directe, que les meilleures musiques américaines »320. C’est encore la rivalité avec le jazz, devenu dans Documents « la seule musique sacrée (c'est-à-dire celle qui est capable de faire entrer une foule en transe), pour ne pas dire la seule musique »321 qu’il a en tête dans ce passage.

Ce jazz vocal est un chant d’amour qui part de ces sculptures que Leiris a pu voir et toucher. Les vagues de la « femme couchée » qui lui donnaient envie de « divaguer » essaiment dans le texte : « salinité des vagues », « vaguement méchantes ». D’autres images moutonnent à partir de la blancheur ajourée du plâtre des sculptures – « sel », « neige », « puits éblouissant » –, ou encore de la poussière de ce plâtre – « cendre », « ongles ». Le déferlement de ces images semble guidé par les contiguïtés sensorielles. Aux parentés de formes, de couleurs, aux rapprochements tactiles répond l’écho des sonorités. Les associations apparemment inconscientes renforcent le caractère d’improvisation : les « METs de pierre » de GiacoMETti sont appelés par son nom. Le passage de « MARée » à « lARMe » puis « rire » passe par l’expression « se marrer ». Le jeu des allitérations rythme le texte : « Larmes Lourdes chargées du SeL des oSSatures et des CarCaSSes geLées ». L’évidence concrète de ces figures semble appeler, pour rivaliser avec elle, un langage dont la matérialité concrète est réveillée. Le texte peut alors culminer sur l’exaltation à nouveau de la vie de ces sculptures : « vivantes », « éveiller », « raviver ».

Pourtant, un paradoxe demeure : le trop-plein de cette matérialité concrète vécue comme un absolu – « absolues comme les créatures que l’on aime » – débouche sur un manque, la surabondance de vie ne préserve pas du retour obsessionnel de la mort. La présence palpable des « créatures que l’on aime » débouche sur leur absence impalpable : « la poussière qui tombe des ongles quand on les polit – cendre impalpable qu’un amoureux devrait garder comme une relique – ». La mort, le souvenir que Leiris avait tenté de conjurer – « Il n’y a cependant rien de mort dans ces sculptures […] » – font retour : ces sculptures « absolues » ne sont que des « reliques » : le souvenir d’une amante morte. Tout un imaginaire de la dégradation des corps, phanères et ossements, envahit le texte de manière obsessionnelle : « ossatures », « carcasses gelées », « phalanges qui craquent », « dents », « sueurs ». Les figures « engendrées par [les] doigts » de Giacometti appellent la « poussière » qui en tombe, et le texte s’achève sur l’image de nourritures qui, au lieu de combler la faim, d’assouvir le désir, l’agacent, l’avivent. Aux abords de l’informe, le contact est toujours « vorace », et « ce qui touche ne réconcilie pas »322. L’eau qui irrigue le texte est une eau saumâtre et c’est un supplice de Tantale qui nous est décrit.

L’image matérielle dominante du texte est en effet une eau salée à la fois intérieure – celle produite par le corps – et extérieure – l’eau de mer. Cette image est surtout au point de rencontre entre le moi et le réel, ce sont des larmes amoureuses ou éblouies, versées lors de ces crises où s’affronte le sujet au monde. Si Leiris a « l’eau à la bouche »323, cette eau « qui coule dans nos membres quand nous aimons ou bien quand nous sommes touchés », les sculptures de Giacometti, par la blancheur de leur plâtre, sont le sel de cette eau. Ces figures sont « creuses », « ajourées », Leiris les reçoit comme un appel à les remplir de ses sécrétions salivaires, auquel la fin du texte répond, pour ne parvenir qu’à les creuser toujours plus. L’image de l’eau salée est en effet profondément ambivalente. Elle évoque une hantise de l’absolu que l’océan comblerait, le lyrisme du texte tend alors vers une expansion cosmique : « la salinité des vagues et des étoiles qui elles aussi ont leurs marées ». Cette hantise aquatique de l’absolu est redoublée par une hantise purement saline, ce sel de l’imagerie alchimique – « le sel merveilleux que tant de chercheurs anciens pensaient pouvoir extraire du ventre de la terre » – convoité par Leiris surréaliste. Mais cet absolu demande une eau stagnante, celle sur laquelle se fige la croûte civilisée, alors que l’eau du texte est l’eau d’une fuite mordante, et son sel un sel qui corrode.

La vérité du contact matériel est une vérité d’érosion, et c’est elle que nous donne à voir le texte : vent qui « ronge », poussière qui « tombe » des ongles polis, sel qui met à nu les « ossatures » et les « carcasses », gouttes d’eau qui elles aussi « tombent inlassablement », et percent le « roc muet des existences ». Voilà donc la vérité de ces nourritures affamantes, de ce sel qui assoiffe de plus de sel : les créatures que l’on aime sont des créatures qui se retirent, nous échappent indéfiniment, le réel est inaccessible. Et voilà qui va au cœur de l’expérience qui aboutit pour Giacometti à Tête qui regarde. Dans l’impossibilité de saisir l’unité d’une figure, il en vint à évoquer la plénitude d’un être par son échec même à l’atteindre, creusant sa plaque d’une lacune horizontale et d’une lacune verticale, de ce qui aurait pu accueillir une tête. Face aux visages, « tout échappe », et les sculptures reproduites dans Documents étaient pour Giacometti ce qu’il pouvait « faire de plus proche de [sa] vision de la réalité »324. Toute la fraîcheur de ce désir d’une vie qui échappe nous est suggérée par cette très belle image sur laquelle Leiris s’interrompt et qui dit une part essentielle de toute l’œuvre de Giacometti : « sel des regards ». Nous y retrouvons les larmes de celui qui aime et désire, la part vive et la part mortifère – action corrosive du sel sur la matière délicate de l’œil – de ce désir. Nous retrouvons surtout, dans cette pointe de sel à la surface de l’œil, l’obsession d’un contact direct et presque menaçant avec la vie. Goûter le « sel des regards », c’est écarquiller les yeux sur l’être désiré, convoiter la plus haute intensité de vie : le blanc des yeux 325.

Or ce regard de haute intensité, dans le blanc des yeux, ne s’atteint pour Bataille et Leiris que dans l’imminence de la mort. Dans cette imminence réside le sel de l’attente pour Leiris. Attente, dans l’ennui qu’agaceront tous les poisons à disposition, que la trame du réel se déchire. Ces « moments de crise » évoqués par le texte délivrent la particulière saveur du désir à la mort mêlé : le paquebot qui s’éloigne sépare le sujet d’une mue, d’un moment mort de soi et du monde, autant qu’il ouvre à tous les possibles ; les roses humides tenues par « une négresse de la troupe des Black Birds » exhibent leur sexe à nu tout autant que l’imminence d’une pourriture, cette pourriture sur laquelle s’attardait Bataille dans le numéro précédent de Documents 326 ; quant au « lézard géant », sans doute faut-il y voir l’un de ces reptiles dont les « grouillements […] dans les bas-fonds des marécages et des cachots, leurs enlacements étranges, leurs combats à coups de crocs, de nœuds ou de venin seront toujours l’exacte image de l’existence humaine traversée du haut en bas par la mort et l’amour »327. Peut-être Leiris voit-il alors avec satisfaction les carrières de sel que Giacometti livre en pâture à notre désir recouvrir l’imminence d’un ossuaire : œuvre du sel qui ronge et rend à leur étincelante blancheur « carcasses » et « phalanges » décharnées. L’attente suscitée par les « mets de pierre » de Giacometti, comme toujours l’attente chez Leiris328, est donc fondamentalement liée à la mort, elle vibre du « vertige de rester suspendu en plein milieu d’une crise »329. L’attente est toujours attente pour Leiris d’une « corne de taureau », et c’est cette place prépondérante accordée à la pensée de la mort par laquelle se signalait déjà la « position à part »330 qu’il occupait au sein du groupe surréaliste, celle qui guida son rapprochement avec Bataille. Mais cette corne doit être une corne réelle, et non l’une des pâles transpositions que propose le fétichisme dévoyé destiné à nous émouvoir, voilà ce que rappellera encore Bataille au crépuscule de Documents :

‘Ce qui a toujours heurté l’égalité d’âme et la platitude humaine, les quelques formes qui permettent de disposer, assez gratuitement il est vrai, de la terreur causée par la mort ou la pourriture, le sang qui coule, les squelettes, les insectes qui nous mangent, qui oserait prendre sur lui d’en disposer autrement que d’une façon parfaitement rhétorique ?
Le peu d’intérêt que présente relativement l’illustration de ces quelques pages331marque assez bien, à mon sens, l’impasse dans laquelle se trouvent placés aujourd’hui ceux qui, pour une raison ou une autre, se trouvent avoir à manipuler et à transformer les tristes fétiches encore destinés à nous émouvoir 332[…]. Nous sommes loin des sauvages qui lors d’énormes fêtes suspendent les crânes de leurs ancêtres à des mâts de cocagne, qui enfoncent le tibia de leur père dans la bouche d’un porc au moment où la bête égorgée vomit son sang à flots. Nous aussi nous jouissons de nombreux tibias et de nombreux crânes, partout le sang animal et humain coule autour de nous. Mais nous ne savons pas employer le sang ou les os à rompre la régularité de jours qui se perdent pour nous comme le contenu d’un tonneau mal joint333.’

Bataille se montre insatisfait des reproductions de papier tue-mouches qui accompagnent son texte, désireux qu’elles fussent réellement collantes, mais elles ne peuvent « faire autre chose que ‘transposer’ ce que tuer et mouche veulent dire concrètement, tactilement », exhibant ainsi « le démenti réel qu’impose à toute représentation ‘l’insubordination des faits matériels’334 »335. Nous retrouvons ici le principal point critique, encore qu’implicite, de l’article de Leiris, le nœud d’une pensée sur la sculpture qui fera retour sous sa forme condensée dans « Glossaire j’y serre mes gloses » : « Sculpture – scalp, ou sépulture ? »336 Du scalp à la sépulture, il y a la même distance que de la « rose humide »337 à la rose fanée, que des « productions naturelles » à leurs « reflets serviles ». La sculpture est à l’évidence hantée par la menace de la pétrification, et les « reliques » que nous propose Giacometti ne sont pas loin du reliquat : ce qui reste lorsque la vie s’est retirée. C’est pourquoi Leiris insiste sur leur valeur de « scalp » : fleur de la vie fraîchement coupée et qui palpite encore. Il ne peut pourtant conjurer la menace des ossatures qui font retour. Ce qui les préserve en dernier recours est cette ouverture à l’eau, à l’air, auxquels Leiris tente d’aboucher sa voix pour parler de même source et percer le « roc muet des existences ». Mais cette parole ne parvient qu’à s’assoiffer elle-même, à creuser le manque qui la suscite338. Le frottement de la parole et du plâtre agace leurs faims respectives, aggrave leur corrosion, voilà chacun rendu à ses doutes, à ses hantises, à ce qui le fuit.

Notes
309.

Nous retrouvons l’obsession du toucher dans l’article de Leiris sur Picasso, en liaison avec ce « réalisme » qu’il oppose de manière polémique au surréalisme. Il ne s’agit pas moins pour l’artiste, affirme-t-il dans cet article, de « refaire la réalité dans le seul but de la refaire que d’en exprimer toutes les possibilités, toutes les ramifications imaginables, de manière à la serrer d’un peu plus près, à vraiment la toucher ». Voir Michel Leiris, « Toiles récentes de Picasso », op. cit., p. 64.

310.

Voir chapitre XVI.

311.

Michel Leiris, « Une peinture d’Antoine Caron », Documents, n° 7, 1929, pp. 348-354.

312.

Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 131.

313.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 213.

314.

Ibid.

315.

On retrouve ici un aspect de l’œuvre d’Alberto Giacometti que nous aurons l’occasion de développer quand nous aborderons les textes d’André du Bouchet. Mais le rapport à la parole de Leiris dans ce texte et celui de du Bouchet sont inverses, puisque Leiris n’ouvre pas sa parole à un silence qui puisse répondre aux ajours de Giacometti. L’eau est l’élément de ce texte, l’air celui de d’André du Bouchet. Voir chapitre XIV.

316.

Idem.

317.

Joëlle de Sermet, ibid., p. 9.

318.

Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 139.

319.

Joëlle de Sermet, ibid., p. 204.

320.

Michel Leiris, ibid., p. 57.

321.

Michel Leiris, “Disques nouveaux”, Documents, n°1, 1930, p. 48.

322.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 373.

323.

Voir Michel Leiris, « Crachat – L’eau à la bouche », Documents, 1929, n°7, p. 381.

324.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 39.

325.

Sur la violence voyeuriste de cet œil vorace du réel contre lequel sa part d’agressivité est retournée, nous songeons bien sûr à Pointe à l’œil, qui la manifeste le plus clairement. Signalons alors le rapprochement qui a pu être effectué entre cette « pointe menaçant l’œil d’une tête-crâne (c’est ainsi que Giacometti décrit la sculpture de 1931 à Pierre Matisse) et le souvenir publié une première fois par Michel Leiris dans La Revue surréaliste, « Je suis mort », où il se voit transpercé par une longue tige métallique. Voir Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Paris, Gallimard, 1961, p. 10 (rêve du 15-16 mars 1923). Pour le rapprochement, voir Ursula Peruccchi-Petri, Alberto Giacometti. Vivantes cendres, innommées : eine unbekannte Graphikfolge, catalogue de l’exposition à la Kunsthaus de Zürich, 30 mai-23 juillet 1989, Berne, Benteli Verlag, 1989, p. 9. Ajoutons en le mentionnant qu’évidemment la complexité de la sculpture n’est en rien épuisée par cet éventuel rapprochement anecdotique.

326.

Georges Bataille, « Le langage des fleurs », idem.

327.

Michel Leiris, « Reptiles », Documents, n° 5, 1929, p. 278.

328.

Voir Joëlle de Sermet, ibid., p. 163.

329.

Michel Leiris, L’Âge d’homme [1939], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979, p. 86.

330.

Joëlle de Sermet, ibid., p. 6.

331.

Le butin d’un papier tue-mouche démesurément agrandi par Boiffard. Voir Georges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions », op. cit., p. 488.

332.

C’est nous qui soulignons.

333.

Ibid., p. 489.

334.

Georges Bataille, « La notion de dépense » [1933], OC I, p. 318.

335.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 374.

336.

« Glossaire j’y serre mes gloses » [1939], Mots sans mémoire, Paris, Gallimard, 1969, p. 108.

337.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 209.

338.

Constatons-le donc une première fois avec Joëlle de Sermet, le « regard sur la [sculpture] » de Leiris « a bien des choses à nous apprendre sur la poésie ». Voir Joëlle de Sermet, ibid., p. 277.