Poteaux d’angles

Il y a forte apparence, au terme de ce premier moment de notre parcours, que celui qui entreprend de réfléchir sur une possible influence mutuelle de ces ensembles doive délaisser les évidences pataudes de la téléologie pour risquer une main tâtonnante vers le monde diffus, chaotique, à hue et à dia, des causes frottées. Voici Michel Leiris pris du désir de palper ces figures si « claires » et si « concrètes », et dont la main puis la langue se prennent à fermenter. Voici Alberto Giacometti happé par un espace de forte négativité, invité à se venir frotter et piquer à Documents 339 où les causes frottées furent à l’envi des causes pincées. C’est pourquoi aux lieux des frottements et des pincements majeurs, qui sont les lieux vifs de cet espace de dialogue, nous voudrions ficher en terre, une terre qui sous eux remue et se tord, quelques poteaux d’angles qui marqueront ces lieux d’un premier contact et pourront témoigner de certains déplacements.

Le premier poteau marquera le travail dont la figure humaine a fait l’objet au sein de Documents, puisque Giacometti a pu contribuer à ce que travaillent et vacillent les préjugés idéalistes du système fermé des beaux-arts. Il y a contribué par son travail propre de sculpteur, mais aussi par la confrontation de ce travail à d’autres mises en question de la figure humaine dans l’espace de Documents. De ce vacillement il subira le contrecoup. Nous soulignons à nouveau la part que Michel Leiris a pu prendre dans le « montage » des images proposées par Giacometti. Il a découpé une photographie de la « Tête qui regarde » qu’avaient achetée les Noaille, il a lui-même « composé » les autres photographies en collaboration avec le photographe Marc Vaux, groupant les sculptures selon les exigences de son « fétichisme », confrontant par photomontage la Femme couchée à Femme (1928), cette dernière à l’arrière-plan, dans l’ombre, tournée à la verticale pour que les deux sculptures soient à angle droit. Toute cette part technique assumée par l’écrivain pour atteindre à l’effet visuel recherché, pour que ses mots se frottent aux images de Giacometti montre bien la dimension collective que put revêtir Documents, l’atelier que la revue sut être. À cet atelier collectif Giacometti ne se dérobe pas. On peut même se demander si ce n’est pas la forte attente éveillée par cet avant-goût qui l’a poussé à tenter l’aventure avec Breton et les siens.

D’autres poteaux d’angle se dessinent : le lien entre la question du désir et l’obsession du regard, la confrontation – que nous verrons ressurgir à la fin de la période surréaliste – entre un langage qui se limite à une idée des choses et leur présence réelle, ou encore les questions de la ressemblance et de l’inachèvement. Tous ces poteaux d’angle pourraient en définitive n’en faire qu’un seul, celui qui marque l’inversion des rapports entre l’art et la vie. La vie n’est plus un prétexte pour faire des œuvres d’art mais les œuvres d’art un moyen d’atteindre la vie. Ce déplacement, venu du surréalisme, implique un nouveau rapport aux œuvres d’art, qui ne serait plus de contemplation, mais par exemple, comme le propose Leiris dans son texte sur Giacometti, d’« idolâtrie ». C’est alors la question du rapport des œuvres d’art au sacré qui se dessine. Dans ces parages, c’est encore la question de la mort et de tout ce qui se dérobe qui nous est posée, et cette question renvoie chaque artiste à ses moyens de saisie. Le regard porté par Leiris sur ces sculptures réveille une hantise du figement qui est aussi à l’œuvre dans la langue, et nous avons vu que Giacometti l’affronte dans la part belle laissée au vide, et par sa manière de creuser, d’ajourer ses sculptures. Leiris laisse au contraire libre cours à un flux qui s’emporte, à un rythme où s’exalte son manque. Ses moyens sont encore surréalistes : l’attente, dans l’ennui, que la trame du réel se déchire. Cette manière de rechercher la coïncidence avec la vie repose sur un culte de l’instantanéité dont la distance est grande avec les moyens propres de la sculpture, un travail artisanal refoulé ici exactement de la même manière qu’il le sera par Breton, avant de faire inévitablement retour, car une sculpture ne jaillit pas comme un mot, même du « cristal de ses plans »340. Des mots comme « rapidement » ou « aussitôt »341, chez Leiris, sont une négation du travail propre du sculpteur, un refus de situer sa recherche, entraîné par son refus de la critique d’art. Considérant ces sculptures uniquement comme des fétiches, Leiris élude les refus où elles prennent naissance. Ces refus ne sont pourtant pas sans liens avec ceux que Bataille oppose au langage rationnel dans « Le langage des fleurs » et sa propre critique du jeu des métaphores. Mais il y a une dimension, qui est celle du temps, du temps nécessaire pour réaliser une œuvre, qui échappe aux préoccupations du Leiris de 1929.

En revanche rien ne viendra démentir l’exigence surréaliste de ne pas dissocier l’art de la vie dans la suite de l’œuvre de Leiris. On peut encore lire dans La Règle du jeu : « Vouloir être un poète, ce n’est donc pas vouloir trouver dans le langage autre chose que ce qu’y trouvent la plupart, c’est vouloir cette vie troublée et divisée qui seule permet la poésie »342. Rien ne sera donc remis en cause, ni par Leiris, ni par Giacometti, de l’alpha et de l’oméga de leur recherche, si cet alpha a nom désir – le pôle interne – et si l’oméga a nom vie – le pôle externe. De ce désir, Documents aura tenté de retrouver la source véritable en tentant de remplacer le fétichisme « transposé » des « impératifs moraux, logiques et sociaux » par un matérialisme fétichiste qui, comme l’écrit Denis Hollier, « met en jeu des désirs réels, dans des quartiers réels, avec des objets réels »343. Leiris cherchera donc à tenir cette exigence, même s’il doit la poursuivre avec des moyens qui ne sont plus surréalistes, même s’il doit en infléchir le cours au contact de Bataille : « Si j’ai rompu avec le Surréalisme en 1929, je ne crois pas avoir renié le Surréalisme. […] Sentimentalement, je reste attaché à l’idée d’une méthode totale : trouver, comme dit Rimbaud, ‘le lieu et la formule’, une clef qui serait valable pour la poésie et la vie elle-même »344.

Cette recherche intransigeante de la vie, ce refus tenu des transpositions conduiront alors inéluctablement Leiris au problème de la durée, et nous chercherons à mesurer la part que Giacometti, dont l’œuvre a mûri sous ses yeux, peut y avoir pris, lorsqu’en 1966 il affirme :

‘Lustre adamantin de l’art et nudité houleuse de la vie, fiction et réalité, là-bas et ici-même dont la conjugaison – « pour de vrai » – et non en allégorie ou le temps d’un éclair 345 – est peut-être mon grand problème, la seule quadrature sur laquelle me fonder pour me réconcilier …346

Giacometti, quant à lui, ne fera pour une grande part que réduire cette recherche à la relation particulière qui lie un être à un autre, extrayant du fouillis de la vie un objet sur lequel concentrer son effort347. Voilà des éléments que nous reprendrons, pour les approfondir, dans le déplacement à l’intérieur du « monde surréaliste » que Giacometti se prépare à effectuer. Ses œuvres de la fin des années 20, qui vivent de leur vie propre et n’ont aucun compte à rendre au futur resteront confondues pour celui qui ouvre à nouveau le numéro 4 de Documents à ces « feux follets » que furent pour Bataille et Leiris les Black Birds, éclats de rire d’une vie qui se soulève :

‘[…] nous pourrissions avec neurasthénie sous nos toits, cimetière et fosse commune de tant de pathétiques fatras ; alors les noirs qui se sont civilisés avec nous (en Amérique et ailleurs) et qui, aujourd’hui dansent et crient sont des émanations marécageuses de la décomposition qui se sont enflammées au-dessus de cet immense cimetière : dans une nuit nègre, vaguement lunaire, nous assistons donc à une démence grisante de feux follets louches et charmants, tordus et hurleurs comme des éclats de rire.348

À ces « feux follets » font écho les véritables feux appelés de ses vœux par Giacometti pour abolir la distance entre le théâtre et la vie et faire se toucher, se réunir au sein d’une même brûlure, le spectateur et l’œuvre d’art dans un propos que Michel Leiris rapporte au sein de son article « Civilisation » :

‘Ce qu’on peut déplorer, toutefois, dans de pareils spectacles, c’est que, si puissante que soit l’émotion qu’ils nous donnent, ils ne parviennent cependant pas à vaincre complètement notre veulerie et à engendrer une hystérie aussi énorme que celle dont il est question dans l’argument de « Porgy », hystérie si intense qu’elle devrait être capable de pousser les spectateurs à la réalisation immédiate d’actes sordides ou de débauches extravagantes. Ainsi apparaît tout à fait juste l’opinion du sculpteur Giacometti, disant un jour que la seule pièce de théâtre, à son avis, possible, serait celle-ci : le rideau se lève, un pompier entre en scène et crie : Au feu ! Le rideau tombe, c’est la panique, et toute la salle se vide dans un féroce désordre.349

Cet extrait montre à la fois la manière dont Giacometti s’insère dans cet espace en ébullition de Documents, et surtout l’accord profond qui se fait sur le refus des transpositions, cette volonté d’acceptation totale de la vie qui ne sera pas remise en cause par celui qui s’acharnera à vouloir faire une tête sculptée ou peinte qui soit aussi vivante qu’une vraie. Giacometti n’aura de cesse qu’il ne porte l’incendie au cœur de la peinture et de la sculpture. Pourtant, dans l’embrasement même des dernières années, il se plaisait à dire qu’ayant à sauver de son atelier en feu « l’œuvre de sa vie entière » ou bien un chat, c’est le chat sans hésiter qu’il emporterait350.

Notes
339.

Sur la maturation des questions posées par Documents dans la réflexion sur l’art menée par Giacometti, voir cette page des Écrits [op. cit., p. 133] datée approximativement de 1932 où se retrouvent les mots mêmes de Leiris et le titre de la revue, preuve d’un questionnement continué : « Les fétiches nègres et océaniens. Quelle valeur nous leur donnons par rapport à Révolution et à Religion ? En tant qu’idoles, jusqu’à quel point nous les acceptons, en tant qu’œuvres d’art ou simplement en tant que documents d’une certaine culture ? Quelle valeur nous donnons alors à cette culture ? Idolâtrie de la sexualité et de la [peur]. Quels rapports pour nous entre Peur, Sexualité et Fétichisme (mort) ? par rapport à Réalité, Rêve, sexualité, Peur, Fétichisme ? ».

340.

André Breton, L’Amour fou, OC II, p. 699.

341.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., p. 21.

342.

Michel Leiris, Fibrilles, Paris, Gallimard, 1966, p. 251. Nous reviendrons sur ce texte dans le chapitre XV.

343.

Denis Hollier, « La Valeur d’usage de l’impossible », Documents, réimpression Jean-Michel Place, 1991, p. XXI, repris in Denis Hollier, Les dépossédés, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 175.

344.

« Leiris ou l’ouverture de la poésie », propos recueillis par M. Chapsal, La Quinzaine littéraire, n° 14, 15 octobre 1966.

345.

C’est nous qui soulignons.

346.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 148. Voir chapire XV.

347.

Sa tentative de rejoindre la vie par le moyen de l’art nous paraîtra alors présenter néanmoins quelques différences avec celle de Michel Leiris. Voir chapitre XV.

348.

Georges Bataille, « Black Birds », op. cit., p. 215.

349.

Michel Leiris, « Civilisation », op. cit., p. 221.

350.

André du Bouchet, « Tournant au plus vite le dos au fatras de l’art », op. cit., p. 102.