Chapitre IV
De l’adhésion au mouvement surréaliste à l’« affaire Aragon »

1) L’heure des traces

‘Plusieurs heures découragé, incapable de travailler, c’est de cette manière que [la journée] a commencé, et puis deux heures de travail intense, heureux, pendant lesquelles j’ai vu différentes choses nouvelles, où j’ai appris peut-être à voir un peu plus profondément dans les choses, pas beaucoup. Tout est tellement caché, imperceptible, et c’est bien difficile de se rendre compte clairement de la moindre chose de la nature. J’ai rencontré beaucoup de monde, j’ai entendu prononcer tant, beaucoup, d’imbécillités et de non-sens. Presque chez tous règne une confusion infinie et presque tous, ou même tous sont pendus, suspendus sur un vide, leurs pieds ne touchent aucune base et leur regard n’a aucun but. Je tâche de faire de la sculpture et du dessin et je me demande : « Que faut-il faire ? Qu’est-ce qui est juste ? Quelle est la chose qui a une valeur effective pour tous ? » Et la réponse que je me donne est vague, incertaine, et toutes les réponses que j’ai entendues de mes amis, des gens que je connais, sont aussi pareilles et pas autrement. Je sais que je sympathise avec l’Église, avec le despotisme religieux. J’ai raison ou tort ? Je crois avoir raison mais je n’en ai pas la certitude. J’ai de l’antipathie pour la philosophie, pour la liberté de penser, pour la liberté d’action, la liberté d’écrire des livres, de faire des tableaux et d’exprimer des idées personnelles. Je hais la liberté de croyance ou de non-croyance, et la république. Je hais l’émancipation de l’individualisme et celle des femmes. Je ne peux plus entendre les bavardages qu’on fait, que tous font sur toutes les choses, sur l’art, sur l’histoire, sur la philosophie, où chacun croit pouvoir exprimer la misérable idée qu’il s’est faite dans son cerveau. Pourquoi est-ce que l’Église ne brûle plus, ne torture, ne tue plus tous ceux qui osent penser ce qui leur plait ? […] Et puis assez, peut-être chaque mot que j’ai écrit est absurde, bête et sans base, donc mieux [vaut] se taire.

Mais je voudrais un poing de fer qui pèse, qui pèse sur toutes les épaules, sur toutes les têtes du genre humain, et les rende petites, petites, à donner l’impression d’un troupeau de moutons, que tous se ressemblent comme dans un troupeau de moutons, ni plus ni moins, qu’il n’y ait pas plus de différence entre homme et homme qu’entre mouton et mouton.
1924
Je vais continuer à dessiner sur la même voie353.’

Étrange texte, bouffée de rage et d’angoisse d’un exilé de la vallée d’enfance, isolé dans l’amertume citadine. Avec quelle distance faut-il considérer la fascination pour le « despotisme religieux » qui s’exprime à travers ce texte ? Il faut en retenir, sûrement, la soif d’intégrité, une intransigeance qui ne se satisfait d’aucun compromis, et une attente à la mesure de la déception qui s’exprime ici. Lorsqu’il rejoint le groupe surréaliste en 1930, Giacometti n’est déjà plus l’être isolé qui s’exprime dans ces lignes. Des possibilités humaines se sont peu à peu découvertes à lui, des êtres animés des mêmes refus, et que taraude une même soif. Est-ce un démenti que malgré tout il inflige à ses premiers amis de Documents en désirant goûter, contre leur courant, à la source de laquelle ils se détournent ? Il semble plutôt que ce contact, que nous avons éprouvé si vivifiant de part et d’autre, n’ait éveillé en lui qu’une soif de davantage de contact, une soif que seul le groupe surréaliste était alors en mesure d’étancher. Breton peut ironiser – « Peut-être M. Bataille est-il de force à les [NDLR : les transfuges du surréalisme] grouper tous et qu’il y parvienne, à mon sens, sera très intéressant »354 – jamais Documents ne prendra véritablement, nous l’avons vu, le visage d’un « groupe ». Il est difficile de savoir comment Bataille considéra cette adhésion, mais elle ne donna pas lieu à une polémique ouverte, comme celle, à la même période, de Dalí, et ne remit pas en cause l’amitié qui l’unissait à Leiris, ni même à Bataille lui-même. « J’avais […] besoin des autres »355, dira plus tard Giacometti, et peu d’hommes à l’époque avaient une si haute conception de ce besoin qu’André Breton, alors même qu’il se heurtait au ressac le plus brutal de l’histoire du mouvement.

C’est en 1930 que Pierre Loeb, le marchand de tableau des surréalistes remarque Giacometti et lui propose un contrat que celui-ci accepte malgré l’engagement qui le lie à Jeanne Bûcher356. Il a exécuté au début de l’année une sculpture en plâtre intitulée Boule suspendue, copiée en bois par un ébéniste. Lorsqu’au printemps Breton et Dalí visitent l’exposition « Miró-Arp-Giacometti », leur enthousiasme est immédiat. Breton achète la sculpture qui figurera longtemps en bonne place rue Fontaine et vient rendre visite à Giacometti dans son atelier de la rue Hyppolite-Maindron. Giacometti adhère au surréalisme et se joint aux activités du groupe, participe à leurs expositions.

Le surréalisme fut si souvent caricaturé qu’il est difficile de ne pas aborder cette période avec en tête de grossières évidences. Giacometti aurait cédé un moment aux séductions du rêve avant d’être rattrapé par son obsession de la réalité, il serait retourné au travail d’après modèle et la réplique cinglante de Breton serait tombée comme un couperet : « on sait ce que c’est qu’une tête ». Giacometti lui-même a encouragé une telle vision357, reniant parfois brutalement son passé surréaliste. Cette violence fut nécessaire pour passer outre dans un moment de doutes profonds, mais serait-elle plus vraie que ce « sourire »358 des années tardives, sourire, nous rapporte David Sylvester, de Giacometti, toutes querelles apaisées, devant la partie surréaliste de son œuvre, lors de la grande rétrospective qui eut lieu en 1965 à la Tate Galery ? Seul un coup d’œil distrait accrédite cette idée reçue qu’après la « parenthèse » surréaliste, Giacometti serait revenu à la réalité. Une plongée dans les débats internes au surréalisme lors de son adhésion fait voler ce préjugé en éclats. Giacometti adhère au mouvement à un moment complexe de son histoire, et sans la complexité duquel il n’aurait sûrement pas pu s’y insérer si bien alors que lui-même n’était encore assuré de rien. Cette illusion s’est en partie résorbée grâce à l’émergence de travaux qui, comme ceux d’Yves Bonnefoy, ont posé clairement le problème « des deux époques »359 et nous restituent l’œuvre dans son unité. Les éléments que nous souhaiterions apporter ici sur la période surréaliste de Giacometti, mais aussi sur une éventuelle « période Giacometti » du surréalisme, iront dans le même sens de plus d’unité. L’expression « période Giacometti » est bien sûr exagérée, mais nous voudrions insister sur le moment bien précis de l’histoire du mouvement où intervient la rencontre de Giacometti avec Breton et les siens. Il n’est que d’ouvrir au hasard une histoire du surréalisme pour se convaincre que Giacometti en fut un acteur majeur et sa Boule suspendue le symbole. Mais il y a aussi cet aspect impossible de notre recherche qui est d’avoir prise sur un « texte Giacometti »360 et, cherchant des points de convergence dans les questions posées à son œuvre, se heurte à la vigueur de rapports particuliers, à des aimantations. Or nous voici en présence de deux magnétismes, ce que René Crevel désigne comme le fameux « magnétisme bretonnant »361, et celui, naissant, de Giacometti.

Notes
353.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., pp. 109-110.

354.

André Breton, Second manifeste du surréalisme, OC I, p. 824.

355.

 Cité par Yves Bonnefoy, ibid., p. 191.

356.

Voir James Lord, ibid., p. 117.

357.

Il se montre enthousiaste à la lecture de l’article de Patrick Waldberg qui redonne son importance à son œuvre d’avant-guerre mais en donne une vision beaucoup plus bataillienne que surréaliste. Voir Thierry Dufrêne, « Giacometti et ses écrivains après 1945 : mythe littéraire et réalité », L’Atelier d’Alberto Giacometti, collection de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou du 17 octobre 2007 au 11 février 2008, Paris, Fondation Alberto et Annette Giacometti/Centre Pompidou, 2007.

358.

« Personne n’aime mon œuvre autant que moi », dira-t-il alors à propos de ces œuvres ». Voir David Sylvester, En regardant Giacometti, op. cit., p. 102.

359.

Yves Bonnefoy, « Giacometti : le problème des deux époques », op. cit.

360.

Expression d’André Lamarre, ibid.

361.

Lettre de René Crevel à Tristan Tzara, manuscrit conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet sous la cote TZR.c.1020.