2) « Dans surréalisme, il y a réalisme » (Aragon)

L’arrivée de Giacometti au sein du groupe surréaliste nous reporte, comme l’écrit Aragon dans les commentaires à l’édition de 1975 de son œuvre poétique « à l’époque où l’évolution même du Surréalisme, ou si vous préférez de ceux qui étaient alors les surréalistes, au lendemain des scissions de 1929, le ou les porta à réviser leurs conceptions, les uns comme les autres »362. Ce moment, celui d’une grande confusion, « défie assez la description », écrit celui qui par son jeu ne contribua pas à le rendre plus clair,

‘[p]arce que rien dans ce domaine ne peut se simplifier, ne se développe en ligne droite, ou même simplement suivant une courbe prévisible dont on puisse connaître la loi. Et nous voyons aujourd’hui les choses à l’envers, je veux dire en fonction de ce qui s’est produit, et qui aurait pu tout aussi bien autrement se faire… J’entends : se régler 363.’

Aragon fait allusion aux événements des années 1930-32, mais pour donner une idée plus précise de ce qui se joue alors, il nous faut remonter à l’année 1928 et voir combien la crise que nous allons évoquer vient piquer au vif un mouvement en voie d’épuisement. Les années 1928-29 sont en effet pour Breton celles d’une longue « démoralisation »364. La situation du surréalisme l’incline au pessimisme le plus profond, malgré la parution de nombreux livres majeurs du surréalisme comme le Traité du style d’Aragon ou encore Nadja :

‘Assez drôle d’époque du reste, toute pleine d’une agitation sourde, tragique. On ne voit toujours rien venir mais de grands mouvements ça et là paraissent marquer l’approche de quelque chose. Je parle parmi nous. De moins en moins d’échange d’idées, de conversations qui en valent la peine. Des jeux innombrables. Le phonographe. L’à quoi bon le plus parfait.365
Il y a trop de gens intéressés à ce que les choses aillent mal pour moi. On s’en est beaucoup occupé cette année. […] Quelle situation que celle de cette fin d’année ! Je crois que la pourriture a fait son œuvre. […] Ne parle pas de mon activité, ce que tu en crois deviner est plus que surfait. Elle n’est pas et je ne sais toujours pas si elle pourra de nouveau être.366

De l’amertume et une certaine douleur sont encore perceptibles dans les règlements de compte du Second manifeste du surréalisme, paru en décembre 1929 dans le douzième et dernier numéro de La Révolution surréaliste.

Pourtant ce manifeste même témoigne d’une réaction qui déjà porte plus loin le mouvement et renforce ses assises théoriques dès les premières pages et leur décisive désignation d’un « certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement »367. Et il s’agit bien alors de réconcilier rêve et réalité dans ces années où Breton puise dans Hegel les moyens d’un dépassement dialectique des contradictions du surréalisme, dont la clef de voûte est une profession de foi nominaliste : l’idée « tend à prendre une forme concrète »368. Breton réaffirme sa confiance dans ces quelques équations : le rêve tend vers l’objet, le langage tend vers l’action, et le surréalisme, puisque « l’idée de Révolution tend à faire arriver le jour de cette Révolution »369, tend vers le communisme. Or, que le rêve tende à se matérialiser en objet, n’est-ce pas ce dont la sculpture de Giacometti lui donnera la preuve concrète, éclatante ? Un lit est d’ores et déjà creusé, en attente. Quant à la position de fond de Breton, elle n’est guère différente de celle qu’il exprimait déjà en septembre 1926 dans la brochure « Légitime défense »370 : accord avec le programme communiste de révolution politique et sociale, mais refus de céder sur l’indépendance des recherches du surréalisme dans son domaine propre, celui du langage. Breton réaffirme donc le soutien des surréalistes au communisme, un soutien qui lie la nécessité théorique à l’exigence vitale :

‘C’est le sort, je pense, de tous ceux pour qui la réalité n’a pas seulement une importance théorique mais encore est une question de vie ou de mort d’en appeler passionnément, comme l’a voulu Feuerbach, à cette réalité : le nôtre de donner comme nous la donnons, totalement, sans réserve, notre adhésion au principe du matérialisme historique, le sien de jeter à la face du monde intellectuel ébahi l’idée que « l’homme est ce qu’il mange » et qu’une révolution future aurait plus de chances de succès si le peuple recevait une meilleure nourriture, en l’espèce des pois au lieu de pommes de terre.371

Mais il prend également soin de replacer ce problème dans le cadre plus large du langage :

‘Le problème de l’action sociale n’est, je tiens à y revenir et j’y insiste, qu’une des formes d’un problème plus général que le surréalisme s’est mis en devoir de soulever et qui est celui de l’expression humaine sous toutes ses formes. Qui dit expression dit, pour commencer, langage372. ’

Attaqué de toutes parts, de l’extérieur par les communistes et de l’intérieur par ses renégats, Breton donne donc un tour de vis théorique supplémentaire à ces liens qui pour lui unissent nécessairement le surréalisme au matérialisme historique. Tout « porte » donc « à croire qu’il existe un certain point de l’esprit » où surréalisme et communisme seraient conciliables. Tout, sauf l’épreuve des faits… Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui nous importe quant à Giacometti, est de voir comment, pressés d’un côté par les accusations d’idéalisme de Bataille et des signataires du pamphlet Un Cadavre, et désireux d’un autre côté de donner des gages à un parti communiste pour le moins méfiant, les surréalistes – puisque tout se joue au sein du langage – ont un problème de préfixe.

Le réel, il est vrai, a toujours été au cœur de leurs préoccupations, relisons la définition du Premier manifeste : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée »373. Dès l’origine, le problème de l’inscription de la pensée dans le réel est déterminant. Mais précisons avec l’article de l’« Encyclopédie philosophique » : « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’association négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée »374. Comme le préfixe, l’adjectif est ici gênant. Voilà la quadrature du cercle : comment cette réalité va-t-elle pouvoir gommer sa supériorité tout en la conservant. Comment être conséquent avec le marxisme sans rien renier de la valeur des recherches surréalistes ? Tout va donc consister, dans ces années, à gonfler la présence, au sein du substantif « surréalisme » et de ses dérivés, du réel, et à rendre le préfixe « sur- » aussi discret que possible pour ne pas prêter le flanc à la critique matérialiste. Lorsque tardivement il entreprendra de réévaluer l’importance du surréalisme dans son œuvre, Aragon insistera sur cette présence de « réalisme » dans « surréalisme » :

‘On s’étonnera sans doute de ce renvoi à l’expérience surréaliste de la part d’un homme qui vient de dire qu’il se réclame et se réclamera toujours du réalisme. Je vous ferai remarquer que ceci n’est pas un fait nouveau dans ma vie. Et même, si cela a supposé chez moi une rupture, je n’ai jamais cessé de penser, dans le style Hugo, que dans surréalisme, il y a réalisme. Ce qui n’est pas une boutade. En tout cas, c’est par ce chemin-là que j’ai accédé au réalisme, car je ne suis pas plus né réaliste que né communiste375.’

La période du surréalisme que nous abordons voit alors la rhétorique marxiste infuser – alourdir ? – peu à peu les écrits surréalistes. Une étude lexicologique qui comparerait la présence du mot « réel » et de ses dérivés dans les écrits théoriques surréalistes de 1924 à 1929 avec la période 1929-1935 aurait sans doute des résultats révélateurs. Le fameux « retour à la réalité » de Giacometti n’est donc pas qu’une manie de sculpteur, il est dans l’air du temps et déjà depuis longtemps dans les débats internes au surréalisme. Lorsque Giacometti adhère au mouvement, l’homme n’est déjà plus le « rêveur définitif » du Premier manifeste, le songe s’efface, cède peu à peu le pas devant ce dont il est le moyen : la connaissance du réel. L’adhésion au mouvement en 1930 n’a donc pas le même sens qu’en 1924. Breton entreprend peu à peu de redéfinir les axes-clefs du surréalisme en insistant sur ces deux préoccupations : connaître le monde et le changer. Le premier axe constitue le travail propre du surréalisme, le second réclame l’alliance avec les communistes. De ces deux axes, Giacometti n’abandonnera finalement que l’aspect immédiatement politique du second. Les moyens, il est vrai, de cette connaissance du monde, à partir de 1935, changeront. Il nous faut donc dans un premier temps mettre à plat la question politique, dans ces années où elle prend un tour si mouvementé. Cela va nous entraîner à déployer la relation avec Aragon bien au-delà de la période surréaliste, mais nous pourrons alors dégager plus facilement les enjeux esthétiques de cette question où les prises de position de Giacometti sont révélatrices de tensions qui n’ont pas attendu 1935 pour se faire jour.

Notes
362.

Louis Aragon, avertissement d’« Une préface morcelée », OP V, pp. 14-15.

363.

Ibid., p. 15.

364.

Lettre à Paul Éluard du 30 décembre 1928, citée par José Pierre, in André Breton, OC I, p. 1583.

365.

Lettre à Paul Éluard du 8 mai 1928, ibid., p. 1584.

366.

Lettre à Paul Éluard du 30 décembre 1928, idem.

367.

André Breton, Second manifeste du surréalisme, op. cit., p. 781.

368.

Ibid., p. 791.

369.

Idem

370.

Éditions surréalistes, septembre 1926, repris dans Point du jour, O. C. II.

371.

André Breton, Second manifeste du surréalisme, op. cit., p. 795.

372.

Ibid., p. 802.

373.

André Breton, Manifeste du surréalisme, OC I, p. 328. C’est nous qui soulignons.

374.

Idem.

375.

Louis Aragon, « La Fin du ‘Monde réel’ », Œuvres romanesques croisées, t. 26, Paris, Robert Laffont, 1967, p. 319.