3) L’« affaire Aragon »

Dans le chiasme matérialiste qui présida au passage d’une revue à l’autre, les surréalistes affirment leur désir de conciliation. Le premier numéro du Surréalisme au service de la révolution paraît en juillet 1930. Alors que les surréalistes continuent d’affirmer leur attachement à la cause soviétique et qu’à Paris Breton et Thirion ébauchent l’idée d’une « Association des artistes et écrivains révolutionnaires », Aragon et Georges Sadoul assistent en URSS à la deuxième Conférence internationale des écrivains prolétariens et révolutionnaires qui se tient à Kharkov du 6 au 15 novembre 1930. De ce voyage date la succession de désaccords et de malentendus qui aboutiront au départ d’Aragon. Sur place, ce dernier fait plusieurs concessions devant les attaques de délégués hostiles au mouvement surréaliste dans le but de préserver les relations du parti avec lui. Peut-être grisé d’avoir été nommé délégué officiel pour la France et membre de la commission de contrôle du bureau de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires alors qu’Elsa l’incite à affirmer son indépendance à l’égard de surréalistes politiquement isolés, il en vient à signer avec Sadoul une lettre où il renie les activités du mouvement surréaliste en général (en particulier son intérêt pour le freudisme) et le Second manifeste de Breton « dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique »376.

Breton évoquera le moment où Sadoul lui avoue l’existence de cette lettre de répudiation en ces termes : « C’est la première fois que j’ai vu s’ouvrir sous mes yeux ce gouffre qui depuis lors a pris des proportions vertigineuses »377. Il exige d’Aragon une réfutation publique mais se heurte aux atermoiements de celui-ci. Malgré des déclarations rassurantes de Thirion378, Breton écrit à Éluard le 9 janvier 1931 : « Je n’ai plus entendu parler d’Aragon depuis que je lui ai demandé copie des déclarations de Moscou »379. Aragon, dont le jeu demeure ambigu tout au long de l’année 1931 reste dans le groupe en prenant le moins de part possible à ses activités. Il rencontre alors des difficultés sur le front communiste puisque la réunion d’une commission d’enquête en janvier 1931 décide de sa « non-admission »380 et de l’exclusion de Thirion. Le 22 octobre, Breton et Éluard écrivent à Aragon une lettre signée en commun :

‘Tu as pu juger toi-même de l’émotion soulevée avant-hier par tes déclarations sur le caractère tout conditionnel de ta participation au numéro 3 de la revue. Ces déclarations étant de nature à limiter pour la première fois la collaboration de l’un de nous, créant un fait sans précédent, c’est, estimons-nous, trop en hâte qu’a été proposé ce compromis de dernière heure : abstention de toute critique publique pouvant gêner ton entrée dans le parti, moyennant une collaboration nettement surréaliste de ta part. Il nous semble aujourd’hui nécessaire de définir cette collaboration. Tu sais que l’insuffisance de l’activité surréaliste l’année dernière a été fonction de la difficulté qu’éprouvaient plusieurs d’entre nous à se figurer ta position exacte et celle, après toi, du surréalisme après les divers abandons et condamnations que tu as consentis. Il nous paraît impossible de ne pas te demander de préciser cette position dans le numéro 3. En quoi l’activité surréaliste te paraît-elle aujourd’hui défendable, que découvres-tu en elle qui justifie sa prolongation, en quoi estimes-tu qu’elle peut consister pour toi, en quoi es-tu toujours avec nous, etc. ? À Kharkov tu as déclaré que tu traiterais quand on te le demanderait de la position des surréalistes en France. C’est nous qui croyons le moment venu de te le demander381.’

La réponse d’Aragon est un long article donné au numéro 3 du Surréalisme au service de la révolution : « Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire ». Le numéro 4, qui paraît conjointement et porte sur la question de l’objet, marque la première participation importante d’Alberto Giacometti à la revue. Nous allons revenir sur l’article d’Aragon, qui insiste sur le caractère révolutionnaire du surréalisme et affirme sa solidarité avec le groupe sans dire un mot sur le sujet essentiel : l’autocritique signée à Kharkov avec Sadoul et le rejet du surréalisme qu’elle implique. Ce texte nous intéresse en effet par ses correspondances avec le projet de réalisme socialiste qui prend naissance à la même époque. Si nous développons un peu longuement les querelles qui divisèrent alors le surréalisme, c’est en effet que nous cherchons à savoir jusqu’à quel point Giacometti a hésité à suivre cette voie du réalisme socialiste dans laquelle Aragon s’engage à cette époque et pourquoi il s’en est finalement abstenu.

Mais poursuivons d’abord jusqu’à la crise où se révèle nettement sa position, en ce début d’année 1932 où l’article d’Aragon est loin d’avoir apaisé les dissensions. La publication des numéros 3 et 4 du SASDLR accroît au contraire l’hostilité du parti communiste. Breton ne peut que remarquer la scission qui travaille inéluctablement le mouvement :

‘Je persiste à penser que tout cela ne serait pas si grave si l’entente entre nous se définissait au début de l’année 1932 comme une chose indestructible mais il n’en est malheureusement rien. Nous nous trouvons, par la force des choses, virtuellement partagés en deux camps et tout se passe comme si les uns parmi nous n’en tenaient plus que pour l’action politique, les autres pour l’action « surréaliste » la plus dépourvue de concessions. Le matérialisme dialectique, dont d’un commun accord nous avons tenté ces derniers mois de faire le lieu de résolution du conflit, ne s’est pas révélé, il faut bien le dire, un point d’accord suffisant. L’entraînement concret persiste dans les deux sens382.’

Pour Giacometti, l’« entraînement concret » joue dans le sens des « politiques », alors que Jean Peyralbe (Léon Moussinac), critique littéraire pour L’Humanité, jette de l’huile sur le feu en présentant le surréalisme comme l’aboutissement dans l’absurde de « l’art pour l’art » entraînant la rupture de « tout contact spirituel entre les hommes ». Aragon, poussé par Breton, répond mollement que le surréalisme « a été historiquement une réaction violente à la théorie de l’art pour l’art »383. C’est peu après qu’intervient son inculpation et ce qui est resté sous le nom d’ « affaire Aragon ».

Notes
376.

« Lettre d’autocritique », 1er décembre 1930, Tracts surréalistes et déclarations collectives, I, 1922-1939, pp. 185-186. Pour le détail de ces événements complexes, voir entre autres Mark Polizzotti, André Breton, Paris, Gallimard, 1999, pp. 406-408, la notice de Marguerite Bonnet pour Misère de la poésie, OC II, pp. 1291-1300, Pierre Daix, Aragon. Une vie à changer, Paris, le Seuil, 1975, pp. 246-255, André Thirion, Révolutionnaires sans révolution, Paris, Robert Laffont, 1972, pp. 295 et suiv., ou encore Jean-Pierre Morel, Le Roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France, 1920-1932, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1985, pp. 357-385.

377.

André Breton, Entretiens 1913-1952,OC III, p. 167.

378.

« Sur le front Aragon-Sadoul, il y a beaucoup de mieux : Aragon s’est en grande partie désintoxiqué. Les récentes engueulades, celles qui ont immédiatement précédé ton départ ont amené Aragon à un état plus conscient ». Archives d’André Breton, voir OC II, p. 1293.

379.

Inédit. Bibliothèque Jacques Doucet. Voir idem.

380.

Il ne sera admis qu’un peu plus tard.

381.

Archives d’André Breton, voir OC II, p. 1294.

382.

Exposé de Breton au cours d’une réunion du groupe rue Fontaine le 6 janvier 1932, dossier BNF « Affaire Aragon », département des manuscrits, f° 3 à 7.

383.

Ibid., f° 14.