4) Front rouge

‘Faites valser les kiosques les bancs les fontaines Wallace
Descendez les flics
Camarades
descendez les flics
Plus loin plus loin vers l’ouest où dorment
les enfants riches et les putains de première classe384

Ce « mauvais poème », écrit Aragon en 1975, alors que Maurice Thorez lui aura montré dans ces vers « le caractère nuisible d’une violence verbale, laquelle ne pouvait servir [leur] parti »385, précipita la phase décisive des désaccords au sein du mouvement surréaliste. « Front rouge » avait paru dans le numéro d’août 1931 de la revue Littérature de la révolution mondiale 386, saisie en novembre 1931. Aragon fut inculpé le 16 janvier 1932 et les démarches de Breton pour le défendre entraînèrent paradoxalement son départ. La brochure de Breton intitulée Misère de la poésie paraît aux Éditions surréalistes début mars 1932 et appelle la communauté intellectuelle à prendre la défense d’Aragon en soulevant deux « faces » du problème : « une face sociale et une face poétique »387. La « face poétique » concerne l’interprétation du texte poétique, que la « considération de son sens littéral »388 ne parvient aucunement à épuiser, et qu’on ne peut donc identifier devant la loi « à toute espèce de texte répondant au désir d’expression exacte, autrement dit mesurée et pesée de la pensée »389. La face « sociale » montre la volonté du capitalisme « impérialiste et colonisateur » de cantonner les poètes dans « l’art pour l’art », de les éloigner des luttes sociales. Breton doit répondre aux communistes et à une partie des intellectuels, même parmi les signataires, qui ironisent devant ce refus d’assumer les conséquences de ses propos – L’Humanité du 9 février 1932 accuse les surréalistes de « révolutionnarisme verbal », et Breton se trouve dans une position difficile.

En effet, « Front rouge » ne répond pas à la définition du « texte automatique » grâce à laquelle Breton dégage la « responsabilité de l’auteur »390, et il n’aime pas ce texte qu’il juge « poétiquement régressif »391. C’est au nom du passé, de la « position poétique qui est déterminée à ce jour pour celle d’Aragon »392 que Breton le défend, refusant de voir que ce poème publié dans une revue politique et non poétique inaugure une nouvelle ère et tranche, pour Aragon, avec son passé. L’importance de cette brochure tient, comme le souligne Marguerite Bonnet393, dans les développements théoriques auxquels la multiplicité des attaques force alors Breton, ces développements qui trouveront leur pleine mesure dans la conférence prononcée à Prague en 1935 : « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste »394. Breton repart de la distinction nette établie par Hegel entre poésie et prose qui constituent « deux sphères distinctes de la pensée »395. Pour Breton la poésie ne peut avoir recours qu’à un langage indirect, seul propre à véhiculer la part irrationnelle de l’être. Breton situe le surréalisme à l’extrême pointe de l’art romantique, dernier stade de l’art selon Hegel, où l’esprit, « abandonnant de plus en plus la réalité extérieure, ne se cherche qu’en lui-même »396. Cette recherche de « l’unité simple qui, concentrée en elle-même, détruit toute relation extérieure, se dérobe au mouvement qui entraîne tous les êtres de la nature dans leurs phases successives de naissance, d’accroissement, de dépérissement, de renouvellement ; en un mot repousse tout ce qui impose des limites à l’esprit », se heurte à deux « grands écueils » qui ne pourront être dépassés que dans l’humour objectif, concept essentiel pour Breton dans la période qui nous intéresse, et qui relie Misère de la poésie à l’Anthologie de l’humour noir.

‘Lorsqu[e] [Hegel] signale, d’autre part, les deux grands écueils auxquels ne peut manquer de venir achopper un tel art, à savoir l’imitation servile de la nature dans ses formes accidentelles, conséquence même pour l’homme de sa désaffectation profonde, et l’humour, conséquence du besoin de la personnalité d’atteindre son plus haut degré d’indépendance, lorsqu’il donne enfin comme seul lieu de résolution possible de ces deux tendances ce qu’il appelle l’humour objectif […] nous sommes probablement, dans l’art, que nous le veuillons ou non, en plein humour objectif. Dans quelle mesure cette situation est-elle compatible avec ce que l’exigence révolutionnaire voudrait faire de nous ?397

Breton conclut la brochure par la réaffirmation de son désir de voir se concilier le poétique et le politique, mais sans pour autant accepter, en raison même de sa « foi révolutionnaire »398, de subir le joug du parti dans le domaine réservé des expérimentations surréalistes. Peu après paraît dans L’Humanité du 10 mars une « Mise au point communiquée par l’Association des écrivains révolutionnaires », rédigée en fait par Aragon lui-même, où l’on peut lire :

‘Notre camarade Aragon nous fait savoir qu’il est absolument étranger à la parution d’une brochure intitulée : Misère de la poésie. « L’affaire Aragon » devant l’opinion publique […] tout communiste devant condamner comme incompatibles avec la lutte des classes, et par conséquent objectivement contre-révolutionnaires, les attaques que contient cette brochure.’

La rupture est définitive, même si Breton nourrira encore un moment quelques « dernières illusions sur la compatibilité des aspirations surréalistes et des aspirations communistes, au sens doctrinal du terme »399.

Notes
384.

« Front rouge », Littérature de la révolution mondiale, n° 1, juillet 1931. Repris dans OC V, p. 153.

385.

Louis Aragon, « Une préface morcelée, 4 », op. cit., p. 150.

386.

Cette revue était l’organe central de l’Union Internationale des Écrivains Révolutionnaires.

387.

André Breton, Misère de la poésie, OC II, p. 12.

388.

Ibid., p. 13.

389.

Idem.

390.

Idem.

391.

 Ibid., p. 21.

392.

Ibid., p. 13.

393.

OC II, p. 1299.

394.

Ibid., p. 472 - 496.

395.

Hegel, Cours d’esthétique, trad. Charles Bernard, Ladrange, 1851, t. IV, p. 156.

396.

André Breton, Misère de la poésie, op. cit., p. 18.

397.

Ibid., pp. 18-19.

398.

Ibid., p. 26.

399.

André Breton, Entretiens 1913-1952, op. cit., p. 537.