Chapitre V
Du réalisme socialiste au « réalisme ouvert »

1) « Je réclame le retour à la réalité »

Revenons donc à ce texte paru dans le n° 3 du SASDLR en décembre 1931. C’est sur l’activité critique du surréalisme, le caractère cognitif et exploratoire du mouvement et sa puissance de transformation du réel qu’Aragon insistait alors : « le Surréalisme qui est la méthode de la connaissance du mécanisme réel de la pensée, des rapports réels de l’expression et de la pensée, et des rapports véridiques de la pensée exprimée et du monde sur lequel elle agit réellement »428. Quelle meilleure illustration que ce passage de la surenchère au « réel » dont le surréalisme était alors le lieu, et de la vertu incantatoire du signifiant lui-même ? Aragon ne revient donc pas sur les priorités de connaissance et d’action définies dans le Second manifeste, mais il tente de les lier de manière plus étroite dans un cadre idéologique propre à être accepté par ses amis communistes : « la valeur révolutionnaire de l’expérimentation surréaliste est dans le progrès qu’elle fait faire au matérialisme dialectique dans la voie de la connaissance du monde »429. Il met aussi très nettement l’accent sur l’urgence du second point, les manifestations surréalistes n’étant acceptables que si elles tendent à « hâter la transformation de ce monde dans le sens du devenir révolutionnaire »430. Deux termes essentiels complètent alors le champ lexical du réel : « matérialisme » et « concret ». La tâche essentielle d’Aragon dans ce texte consiste à faire admettre sans sourire l’épithète « matérialiste » (dialectique) pour qualifier désormais le surréalisme. Il revient alors à son tour sur l’évolution qui conduit à la « reconnaissance du matérialisme dialectique comme seule philosophie révolutionnaire […] par des intellectuels partis d’une position idéaliste conséquente, et qui ont constaté l’insuffisance de toute position idéaliste, fût-elle conséquente, en face des problèmes concrets de la révolution »431. La différence majeure entre son texte et celui de Breton reste malgré tout que là où ce dernier réservait une place inaliénable au langage et n’admettait aucun contrôle extérieur sur les expérimentations surréalistes, Aragon admet de pouvoir juger ces mêmes expérimentations à l’aune de leur « valeur révolutionnaire »432. Ce texte est le dernier d’Aragon surréaliste, il récusera bientôt cette ultime rechute, qualifiée de « tentative désespérée […] de concilier l’attitude qui avait été la [sienne] pendant des années et la réalité à laquelle [il s’était] heurté »433.

C’est le 23 avril 1932 qu’un décret du comité central du Parti Communiste de l’Union Soviétique restructurant les organisations littéraires et artistiques du pays fixa la notion de « réalisme socialiste » dont Aragon devait se réclamer pendant plus de quarante années. En 1935 il rassemble dans un recueil intitulé Pour un réalisme socialiste les textes où s’exprime l’essentiel de sa pensée d’alors en la matière : « Les Écrivains dans les soviets », « John Heartfield et la beauté révolutionnaire », « Message au Congrès des John Reeds Club », « Hugo réaliste » et « Le Retour à la réalité ». Dans ce dernier texte, Aragon condamne à nouveau durement le surréalisme et son ultime tentative pour le sauver :

‘Le surréalisme a été, pour ce qu’il eut de légitime, une tentative désespérée de dépasser la négation de Dada et de reconstruire, au-delà d’elle, une réalité nouvelle. Attitude idéaliste qui tend vers la réalité, au lieu d’en partir, et qui contient sa propre condamnation : les surréalistes la prononcèrent eux-mêmes le jour où ils se proclamèrent matérialistes. C’était devoir remettre sur ses pieds la dialectique surréaliste, hégélienne.’

Aragon leur reconnaît néanmoins d’avoir été par certains aspects des réalistes sans le savoir :

‘Pourtant il faut souligner avec force, et contre les surréalistes eux-mêmes, que dans leur œuvre seul est vivace, comme dans les œuvres de tous ceux qui les ont plus ou moins approchés, et plus ou moins suivis, non pas ce qui y éclate de rêve ou de folie, mais ce qui y traduit avec la violence de la jeunesse la réalité de leur temps, celle que personne n’avait décrite, et l’aspect socialement révolutionnaire, avec toutes les confusions que l’on voudra, de celle-ci434.’

Yves Bonnefoy, nous le verrons, soulignera également cet aspect du surréalisme, son attention à l’existence. Pour l’heure relevons le titre de cet article d’Aragon, « retour à la réalité », qui est une expression récurrente pour qualifier le travail de Giacometti après-guerre – avec celle, très proche, de « retour à la figuration »435 – et tâchons de mesurer la prégnance du contexte au sein duquel les grandes ruptures de ces années auront lieu, pour peut-être réévaluer la notion de « rupture »436. Et l’un des aspects saillants de ce contexte est l’interprétation qu’Aragon tente alors de la notion de « réalisme socialiste », telle que la résume Valère Staraselski dans son livre Aragon l’inclassable 437, à partir notamment de la thèse de Suzanne Ravis montrant comment « Aragon a commencé par reprendre le syntagme soviétique et les principes élaborés à son propos en URSS depuis 1932 »438.

La notion de réel sur laquelle Aragon s’appuie alors n’est pas figée, mais mouvante. Une exigence comme la transformation des consciences a pu lui paraître alors, écrit Nathalie Limat-Letellier, « antinomique avec le dogmatisme, jusqu’à ce qu’il dénonce les limites du réalisme soviétique »439 : « je réclame le retour à la réalité, mais par la transformation de cette réalité. Réalisme, oui, mais réalisme socialiste »440… La recherche d’une « voie nationale »441 pour le socialisme conduit alors Aragon à réévaluer toute la tradition du réalisme français au moment où, après sa rupture avec le surréalisme, Giacometti brise également le tabou de la tradition et fréquente des peintres comme Balthus et Derain. Dans son hommage posthume, c’est à Chardin, significativement, que renverra Aragon pour évoquer l’œuvre de son ami disparu442, et nul doute qu’il le considérait comme un héritier de cette lignée des « réalistes français » dans la mesure exacte où il l’était lui-même en tant que romancier, lui qui affirme dès 1935, au moment où Giacometti quitte le surréalisme, que « ce qu’il y a aujourd’hui de vivant dans le romantisme, dans le naturalisme, comme dans tous les mouvements poétiques et littéraires qui leur ont succédé, c’est ce qu’ils ont contenu de réalisme »443. Cette recherche de l’héritage réaliste dans la tradition littéraire française va de pair pour Aragon avec une réhabilitation du portrait : « Le roman moderne, comme le portrait, est une invention de l’Europe occidentale au XVIIIe siècle, une invention réaliste à quoi la France a la plus grande part… Le roman est un des moyens que l’homme a de connaître le monde et des plus singuliers »444. Le caractère « national » de cet héritage était peu susceptible de toucher Giacometti pour qui le Fayoum comptait sûrement plus que Chardin, mais ces réflexions interviennent alors que lui-même en 1937 peint un saisissant portrait de sa mère qui annonce le portraitiste majeur qu’il deviendra après-guerre.

De plus Aragon réfléchit sur le lien entre tradition et invention au moment où le problème se pose aussi pour Giacometti, et déclare : « Je ne saisissais pas le mécanisme qui fait la continuité du passé vers l’avenir : tradition et invention étaient pour moi, comme pour tous ceux de mon âge qui aimaient l’invention littéralement à la folie, des mots irréductiblement opposés »445. Giacometti aura éprouvé ce même souci de réconcilier tradition et invention, quitte à se retrouver en porte-à-faux dans le monde de l’art moderne, quitte à aller à contre-courant de son siècle. Mais lorsqu’il retourne au travail d’après modèle en 1935, les tabous ne sont pas les mêmes, les rapports à la tradition et au réel ont évolué, une brèche a été ouverte sous l’influence pressante du contexte politique. Qu’au sein de ce contexte politique de plus en plus pesant le communisme, et au sein du communisme les prises de position d’Aragon aient joué un grand rôle et levé une partie des interdits si lourds à la fin des années 20, cela semble probable.

Il y a donc bien des raisons qui peuvent pousser Giacometti, en mars 1932, dans la foulée d’Aragon, à quitter le mouvement surréaliste : l’amitié qui unit les deux hommes, la sincérité des convictions politiques de Giacometti et sa volonté de ne pas transiger, mais aussi de nombreuses convergences esthétiques, dont la plupart se dévoileront a posteriori, mais qui apparaissent déjà ramassées dans la défense contre Breton du sujet extérieur en art. Aragon semble ouvrir dans le monde de l’avant-garde une voie dans laquelle s’engouffrera Giacometti après sa rechute en surréalisme jusqu’en 1935, cette année où Aragon martèle dans son discours au Congrès international des Écrivains pour la Défense de la Culture : « Je réclame ici le retour à la réalité »446. Giacometti avait bien des raisons pour suivre Aragon et pourtant il ne l’a pas fait. Et s’il ne l’a pas fait, ce n’est pas pour des raisons politiques. La politique lui commandait en effet de le suivre. Les motifs pour lesquels il décide finalement de rester dans le groupe et écrit une lettre dans ce sens à Breton en mai sont donc principalement, outre l’amitié, esthétiques. Sans doute Giacometti n’avait-il pas encore épuisé, au cours d’une année assez pauvre pour le groupe en raison des controverses politiques, les potentialités de l’exploration surréaliste, et c’est une des raisons qu’il donne à Breton :

‘Cher Breton
Depuis plusieurs jours j’ai le désir de vous écrire (c’est à ça que je pensais justement avant de vous revoir dernièrement). Je dois vous dire que je considère la lettre que je vous aie écrit comme très primaire et que c’est d’une manière aussi primaire que j’ai jugé votre brochure a ce moment la sur beaucoup de points.
Je voyais alors les choses uniquement d’un certain coté, mais peu a peu (ou assez vite) je me suis de nouveau aperçu (je le pensais avant) que tout est bien plus complexe que je ne voulais croire a ce moment la.
Je me suis trompé quand j’ai prétendu que la position que vous faisiez a la poesie était conservatrice. Vous avez eu reson de défende cette position et je suis heureux que vous l’ayez fait.
Alors j’avais besoin de connaitre les possibilités (s’il y en avaient) dans une autre direction, mais au lieu d’une solution c’était un compromis, je m’en suis aperçu par les faits ; un compromis qui pour moi devient (impossible) et qui m’occupe beaucoup. (ce mot ne dit pas bien ce que je veux, je n’ai pas trouvé de solution, au contraire. J’ai continué en même temps mon travail qui ne peut aller, je crois, que dans le même sens que vos recherches et celles d’autres Surréalistes. Ce sont les recherches qui continuent a m’interesser le plus et que je poursuivrais.
Je pense que les évenements de ces derniers mois étaient bien nécessaires pour moi d’ailleurs. Je m’excuse de m’exprimer aussi mal et d’une manière aussi réduite mais j’ai beaucoup de difficulté pour écrire
Très amicalement
Alberto Giacometti447

Giacometti juge donc en mai sa réaction de mars « très primaire » et c’est à ce titre qu’elle nous intéresse, parce qu’une réaction impulsive est à bien des égards révélatrice, et nous avons vu en quoi elle l’était. S’il fait par ailleurs amende honorable pour le conservatisme qu’il imputait en mars à Breton, il ne revient pas malgré tout sur la question du sujet et rien ne porte à croire qu’il renie quoi que ce soit de son affirmation d’alors. Il déclare simplement avoir épuisé une voie qui n’aboutissait qu’à un « compromis ». Quel est ce « compromis » contre lequel Breton s’est élevé ? Il ne peut s’agir que de l’abjuration par la poésie ou l’art de l’entière liberté de ses recherches. Breton n’a jamais pu concevoir que la poésie se soumît à aucun contrôle extérieur, de la raison pas plus que d’une autorité politique, fût-elle révolutionnaire. Il a refusé ce « compromis » d’un asservissement des recherches surréalistes à l’orthodoxie marxiste, voire leur reniement pur et simple, et c’est de ce refus dont Giacometti se déclare « heureux ». Il nous semble que Giacometti a très clairement refusé la tentation d’un art engagé dès 1932, intuitivement d’abord, puis de plus en plus consciemment. Aussi n’a-t-il plus songé désormais, même lorsque sa trajectoire le sépare du groupe surréaliste en 1935, à faire converger l’art et la politique. Et si Aragon insiste sur la proximité politique qui fut la leur au moment de sa rupture avec le groupe, il semble oublier que des deux directions que proposait alors le surréalisme, c’est la sienne que Giacometti a refusé en premier, pour ne plus y revenir, malgré l’amitié.

Dès 1931-32 – la datation de ces feuillets est approximative – les notes personnelles de Giacometti évoquent un découragement vis-à-vis de la politique : « Je ne peux pas écrire de la philosophie, tout au plus des poésies. Laisser la politique complètement de côté. M’occuper de la vie et du travail, et lire »448. Une note plus tardive – vers 1934 – évoque le caractère récurrent de ce découragement malgré de nouvelles tentatives : « La politique : tout est assez clair, rien à faire pour moi maintenant »449. Puis c’est en dégoût que se mue peu à peu ce découragement, l’image à laquelle fait appel cette autre note de la même époque à propos de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires est assez explicite : « Malgré l’ennui que ça me procure de parler encore de l’A.E.A.R. je tiens à dire que je ne me considère plus comme membre de cette association. L’A.E.A.R n’évoque plus pour moi qu’un escalier pourri sortant d’une mare »450. Force est de plus de constater que lorsque Giacometti recommence à travailler d’après modèle en 1935, c’est pour s’éloigner de plus en plus de l’action politique. Cette période est en effet celle où il a vécu dans le plus grand isolement, arrivant peu à peu à la conviction que la meilleure façon pour un artiste d’être révolutionnaire, c’est de se concentrer sur une œuvre capable de modifier la vision du monde communément admise.

Dans Le Neveu de Mr Duval, Aragon donne cette définition du réalisme socialiste telle qu’elle apparaît dans les statuts de l’Union des Écrivains Soviétiques :

‘Le réalisme socialiste, étant la méthode de base de la littérature et de la critique soviétiques, exige de l’artiste une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. De plus, le caractère véritable et historiquement concret de cette représentation artistique de la réalité doit se combiner avec le devoir de transformation idéologique et d’éducation des masses dans l’esprit du socialisme451.’

Sans trop anticiper sur les développements à venir il nous faut ici préciser que lorsque Giacometti « reviendra » en 1935 vers le réel – mais nous venons de voir à quel point cette préoccupation l’avait peu quitté durant sa traversée du surréalisme – il le fera avec l’intention d’en restituer le plus exactement possible sa perception propre. C’est alors contre les barrières mentales qui nous empêchent de saisir véritablement ce que nous avons devant les yeux qu’il aura à lutter, et nous verrons que ces barrières sont assez nombreuses pour qu’il refuse de s’en imposer de nouvelles. Courir à la fois le lièvre du réel et celui de l’idéologie ne fut donc pas une tentation. La représentation de l’homme qu’il donne à voir après-guerre apparaît alors dégagée de ses conditions historiques et sociales d’existence, et en lui l’intuition se fait jour que de restituer au plus nu sa vision du monde est la seule chose qu’un artiste puisse faire pour accroître l’humain. Dès lors, il ne peindra pas le monde pour le transformer, comme le préconise le réalisme socialiste, mais tentera de saisir un moment de la perpétuelle transformation du monde.

Aragon écrit encore : « […] le réalisme est avant tout une attitude d’esprit du romancier qui est le résultat de sa conception du monde »452. Que sa « conception du monde » puisse se placer entre l’artiste et la réalité, qu’il faille passer le réel par le crible du concept, voilà ce que Giacometti refusera de plus en plus consciemment. Il y a dans le réalisme socialiste une manière de « supposons le problème résolu ». Cet a priori gomme le caractère problématique en soi du réel, et le « socialisme » peut à bien des égards n’apparaître que comme une entrave au « réalisme ». Ce n’est pas un hasard si les jeunes poètes qui viennent à l’écriture dans les années 50 avec un même désir de réel mais mus par un égal refus du surréalisme et d’une poésie de la résistance qui tombe dans les mêmes ornières que le réalisme socialiste453 pourront voir dans l’œuvre de Giacometti une direction possible454. Aragon écrit en 1952 dans « Hugo, poète réaliste » : « […] j’appellerai poésie réaliste, cette poésie qui ne trouve aucunement dans sa combustion propre son but, mais qui, ayant pour raison d’être l’éducation et la transformation des hommes dans l’esprit de l’avenir, crée, à partir de la réalité, les images typiques, appelées quand ce sont des personnages les héros, qui entraînent à la transformation de la réalité même »455. Mais ce refus de la « combustion propre » de la poésie comme son but, les poètes comme Jacques Dupin ou Yves Bonnefoy dont Giacometti éveille alors l’intérêt l’associeront à un autre refus : celui de déplacer ce même but de la poésie du réel vers l’idéologie, vers « l’éducation et la transformation des hommes ».

Giacometti ne quitte pas Breton pour suivre avec un temps de retard Aragon, il pressent dès sa lettre de 16 mai 1932456 ce qu’il y a d’intenable pour lui dans les deux postures. Les « possibilités » offertes par l’option politique se sont pour lui, écrit-il, « épuisées », dès lors qu’il s’est aperçu « par les faits » qu’il s’agissait d’un « compromis ». Mais Giacometti précise qu’il n’a pas « trouvé de solution, au contraire », ce qui signifie que si la direction de Breton lui apparaît au moment où il écrit comme la plus intéressante pour le progrès de son art, il n’envisage pas de la considérer comme une « solution » viable à long terme. Les recherches surréalistes lui apparaissent seulement comme ce qui est susceptible de lui apporter le plus. La crise du début de l’année 1932 lui semble pourtant salutaire : « Je pense que les événements de ces derniers mois étaient bien nécessaires pour moi d’ailleurs ». Mais c’est une certitude négative, une conscience du chemin qu’il n’empruntera pas. Si le surréalisme l’attire, c’est alors par son ouverture, l’inconnu dont il est l’approche, même si les difficultés continuent. Il ne rompra avec le surréalisme que lorsque cette ouverture se sera muée en entrave. Pour l’heure c’est sur le langage que, de façon symptomatique, il bute. Le mot « impossible », placé entre parenthèses, « ne dit pas bien ce [qu’il] veu[t] », il s’excuse de s’exprimer « aussi mal et d’une manière aussi réduite », preuve que par-delà sa difficulté à écrire en français il partage cette préoccupation du langage auquel le Second manifeste accordait une place primordiale. Il la partage en effet de manière si radicale que cette question deviendra l’un des principaux points d’achoppement entre lui et le mouvement.

Quant à Aragon, les impasses du réalisme socialiste le conduisent à partir du « Discours de Prague », prononcé en 1962, à ce que Valère Staraselski nomme une « mutation véritable »457 dans sa conception du réalisme. Il s’emploie alors, comme le note Suzanne Ravis dans sa thèse, à « rendre possible un nouveau réalisme » : « il est alors frappant de voir Aragon non pas reprendre à son compte les vues théoriques du Nouveau Roman et de Tel Quel ; mais affirmer sa confiance dans un réalisme repensé, remodelé de l’intérieur »458. Ce « réalisme repensé » appelle pour le décrire des formules nouvelles telles que « réalisme ouvert », « réalisme du devenir », « réalisme sans rivages ». De plus en plus, s’affirme la conscience de ce que le réalisme socialiste relève, comme l’écrit Régine Robin, d’une « conception de la littérature injonctive, et de ce fait, impossible » : « si nous désignons la prescription qui s’opère en 1934 comme ‘impossible’, c’est parce qu’elle vise inconsciemment à bloquer toute indétermination, l’indicible de la langue, parce qu’elle tend à désigner de plus en plus le vecteur historique avec une certitude pleine, bloquant l’avenir puisqu’il est déjà connu… »459. Le réalisme devient alors peu à peu pour Aragon cette « esthétique du retour à l’ordre »460 qu’il dénoncera dans sa préface à La Plaisanterie de Kundera en 1968461. Giacometti a-t-il eu sa part dans cette évolution ? Il serait hasardeux de le dire, mais c’est une époque où ils se virent souvent, puisque Giacometti accepta alors d’illustrer Les Beaux quartiers en mémoire de ces années de grande proximité que furent celles de l’écriture du roman. Aragon put alors sûrement l’entendre répéter à loisir que la réalité était la grande aventure, la seule qui vaille, la plus riche d’inconnu.

Quant à Giacometti, rognerait-il un seul mot dans les paroles que l’écrivain prononce alors : « Le débat de ma vie a été celui de l’expression des choses qui existent en dehors de moi, qui m’ont précédé en ce monde et y subsisteront quand j’en aurai été effacé. Dans le langage abstrait, cela s’appelle le réalisme »462. Mais Aragon perçoit alors mieux combien les mots « réalisme » et « socialisme » ont pu se nuire l’un à l’autre dans un dogme qui n’était qu’une taie sur l’œil scrutant le réel :

‘Ce n’est pas le moins curieux de notre époque que de voir des hommes qui ont le socialisme pour idéal et pour but pratique ne pas comprendre, au-delà de toute vraisemblance, comment les conceptions esthétiques qu’ils croient pouvoir imposer nuisent à la fois au développement du réalisme, et détournent du socialisme des générations que toute l’histoire contemporaine disposait à en être les défenseurs463. ’

Le roman redevient alors prioritairement ce qu’est l’art pour Alberto Giacometti : « un moyen d’exploration et de connaissance de la réalité »464. Une telle affirmation n’est pas sans charrier quelques réminiscences d’un passé commun. Que l’art fût un outil d’investigation du réel, voilà en effet ce que le surréalisme ne cessa de proclamer dans les années 30. Si le contenu même de ces mots a pu changer pour ceux qui les prononcent dans les années 60, un lien n’en est pas moins à penser. Et Aragon n’hésite plus alors à le faire puisque, comme le souligne Nathalie Limat-Letellier, « une partie considérable du discours d’Aragon sur le surréalisme s’est développée dans les années 64 à 75 »465. La question le préoccupe alors de savoir « comment le surréalisme pouvait bien être un chemin vers le réalisme »466 . Le « réalisme final d’Aragon » tient donc dans un dépassement des impasses du réalisme socialiste dont les points-clefs sont, comme le montre Valère Staraselski, la « réintégration active de l’expérience surréaliste, le statut nouveau donné à l’imaginaire qui se dégage du Mentir-vrai » et « la place du lecteur au lieu de la pression de celui-ci »467. Pour conclure, il nous semble donc que partis d’une amitié renforcée par une grande proximité politique, Giacometti et Aragon s’éloignent esthétiquement l’un de l’autre lorsque l’adjectif « socialiste » auquel Aragon tente de l’arrimer vient séduire un parti pris de réalisme qui à partir de 1935 pouvait sembler commun. Ils ne peuvent retrouver une proximité plus profonde que par-delà la nécessaire critique par Aragon du dogme réaliste-socialiste, lorsque celui-ci en vient à mettre de plus en plus l’accent sur l’ouverture du réel, sur sa fraîcheur d’inconnaissance, sur le tumulte de l’instant. C’est, de Géricault, ces mots de La Semaine sainte : « Est-ce qu’on peut courir après les pensées qui changent ? David, lui, peint pour l’éternité. Moi, j’aurais voulu être le peintre de ce qui change, du moment saisi… »468. Peintre d’une précarité de nos tentatives de saisie du réel, tel s’affirme Giacometti, nous le verrons, au moment où Aragon écrit ces lignes.

Nous plaçons ici une étude de deux lieux vifs de la relation entre Louis Aragon et Alberto Giacometti, parce qu’ils sont représentatifs de l’évolution de cette relation telle que nous venons de la décrire. Ces lieux sont l’écriture des Communistes par Aragon entre 1948 et 1951, et l’illustration des Beaux quartiers par Giacometti en 1965.

Notes
428.

Louis Aragon, « Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire », p. 269.

429.

Ibid., p. 284.

430.

Ibid., p. 285.

431.

Ibid., p. 261.

432.

Ibid., p. 284.

433.

« Les Écrivains dans les Soviets », OC VI, p. 235.

434.

Louis Aragon, « Le Retour à la réalité », OC VI, pp. 320-321.

435.

Voir Alberto Giacometti – Retour à la figuration, 1933-1947 [catalogue de l’exposition présentée au Musée Rath, Genève du 3 juillet au 28 septembre 1986 et au Musée national d’art moderne à Paris du 15 octobre 1986 au 5 janvier 1987], Genève, musée Rath / Paris, Centre Georges Pompidou, 1986.

436.

Aragon reviendra en 1938 sur l’évolution similaire de nombreux surréalistes, et d’abord d’Éluard, si dur en 1932 dans un texte intitulé significativement « La Victoire du réel », OC VIII, pp. 163-164 : « Par exemple, on m’excusera, tenant compte de mon propre passé, d’attacher une importance symptomatique à la destinée des surréalistes. Mais il est de fait que c’est ce débat même, du comportement de l’écrivain devant la réalité, qui m’a séparé d’eux voici sept ou huit années. Eh bien il y avait des surréalistes en Yougoslavie. Nombre d’entre eux ont pris dans les prisons de Serbie une leçon de réalisme qui a dissipé pour eux les nuages […]. Je me permets […] de saluer également en France le poète Paul Éluard pour les cris humains que lui ont arraché les massacres d’Espagne. Qu’il s’agisse d’un poète comme Pablo Neruda, au Chili, ou en France d’un romancier comme André Malraux, le fait saisissant de cette dernière année est bien avec l’Espoir et avec l’Espagne au cœur l’entrée brutale de la réalité dans le monde spirituel où l’homme croyait se protéger en se retirant ».

437.

Valère Staraselski, Aragon l’inclassable, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 177-259.

438.

Suzanne Ravis, Temps et création romanesque dans l’œuvre d’Aragon, thèse de doctorat sous la direction de Henri Mitterand, Université Sorbonne Nouvelle Paris III, 1991 (Numéro national de thèse : 1991PA030071), p. 374.

439.

Nathalie Limat-Letellier, Le Vertige de la fiction dans les derniers romans d’Aragon : vers une théorie de l’écriture, thèse de doctorat sous la direction de Marie-Claire Dumas, Université de Paris 7, 1990 (Numéro national de thèse 1990PA070079), p. 341.

440.

Louis Aragon, « Du réalisme dans le roman », OC VII, p. 76.

441.

« Le réalisme socialiste ne trouvera dans chaque pays sa valeur universelle qu’en plongeant ses racines dans les réalités particulières, nationales, du sol duquel il jaillit ». Voir « Réalisme socialiste et réalisme français », OC VII, p. 439.

442.

Louis Aragon, « Grandeur nature », op. cit., p. 219 : « […] je […] tiens [les peintures de Giacometti], sans doute en ma folie, pour aussi premières, aussi importantes pour la peinture, pour le sort de la peinture, que les toiles de Chardin. Ce qui, de ma part, est plus dire encore qu’il ne paraît ».

443.

Louis Aragon, « Le retour à la réalité », op. cit., p. 315.

444.

Louis Aragon, « Réalisme socialiste et réalisme français », op. cit., p. 438.

445.

Louis Aragon, « Discours » (pour le deuxième congrès international des écrivains pour la défense de la culture, OC VII, p. 381.

446.

Louis Aragon, « Le Retour à la réalité », op. cit., pp. 322-325.

447.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 16 mai 1932, dossier « affaire Aragon », BNF, département des manuscrits.

448.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 128.

449.

Ibid., p. 174.

450.

Ibid., p. 167.

451.

Louis Aragon, Le Neveu de Mr Duval, suivi d’une lettre d’icelui à l’auteur de ce livre, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1953, p. 193.

452.

Louis Aragon, « Réalisme socialiste et réalisme français », op. cit.,pp. 425-426.

453.

Et à laquelle est associé le même nom d’Aragon.

454.

Voir « Entretien avec Jacques Dupin, Prétexte, n°9, printemps 1996.

455.

Louis Aragon, Hugo, poète réaliste, Paris, Éditions sociales, 1952, p. 28.

456.

Voir ci-avant.

457.

Valère Staraselski, ibid., p. 218.

458.

Suzanne Ravis, ibid., p. 418.

459.

Régine Robin, Le Réalisme socialiste, une esthétique impossible, Payot, 1986, p. 60.

460.

Voir Louis Aragon, « Préface », in Milan Kundera, La Plaisanterie, traduit du tchèque par Marcel Aymonin, Paris, Gallimard, 1975.

461.

Pour de plus amples détails, voir Valère Staraselski, ibid., pp. 193-194.

462.

Louis Aragon, « Préface », in Roger Garaudy, D’un réalisme sans rivages, Picasso, Saint-John Perse, Kafka, Paris, Plon, 1963.

463.

Louis Aragon, Les Collages, Paris, Hermann, 1993, p. 19.

464.

« Puisque vous m’avez fait docteur ». Cité par Valère Staraselski, ibid., p. 258.

465.

Nathalie Limat-Letellier, ibid., p. 422.

466.

Louis Aragon, Entretiens avec Francis Crémieux, Paris, Gallimard, 1964, p.22.

467.

 Valère Staraselski, ibid., p. 236.

468.

Louis Aragon, La Semaine sainte, Paris Gallimard, 1958, p. 88.