2) Jean-Blaise Mercadier : Giacometti personnage de roman et la question de l’engagement

En 1947, les communistes attendent d’Aragon qu’il fasse la preuve qu’une autre littérature, « une littérature de parti, ou de parti pris »469, est possible. Il entreprend l’année suivante Les Communistes, « roman terminal, ou cumulatif » où viennent converger des personnages « pris d’assez loin dans la société contemporaine », et qu’Aragon avait en tête lorsqu’il entreprit « une série de romans qui décriraient le monde réel »470. Jean Mercadier, dit « Jean-Blaise » ou « Jeannot » est, avec Armand Barbentane, l’un des personnages qui assurent le rattachement du roman au cycle du Monde réel. Petit-fils de Pierre Mercadier et arrière-neveu de Blaise Ambérieux, Jean-Blaise, né en 1908, était censé dans Les voyageurs de l’impériale, ne jamais devoir connaître la guerre alors que son père partait pour « la dernière ». L’irruption du « futur immédiat » dans le « développement du Monde réel »471 tel que l’avait conçu Aragon vint bouleverser cette certitude472. L’écriture des Communistes achève pour l’auteur le passage « du roman traditionnel, qui est l’histoire d’un homme, au roman de société, où le nombre même des personnages retire à chacun le rôle de héros, pour créer le héros collectif »473. Ce « héros collectif » sera « finalement caractérisé par l’allégeance à un parti, dont on épouse l’histoire, jusqu’à ne plus voir que par ses ‘yeux’ et à en assumer la ‘mémoire’474 »475.

Le roman nous propose donc de suivre les cheminements de personnages en transformation, de communistes en devenir. C’est l’artiste, et plus précisément le sculpteur, qui avec Jean-Blaise Mercadier se dérobe à l’appel du Parti avant de se voir happé par la guerre. Alberto Giacometti fut de manière évidente le « pilotis » 476 de Jean-Blaise Mercadier. Aragon emprunte cette expression à Stendhal, duquel il retient ce conseil : « En décrivant un homme, une femme, un site, songez toujours à quelqu’un, à quelque chose de réel »477. Décrivant Jean-Blaise, Aragon songeait manifestement à Alberto. Mais Bernard Leuilliot décrit plusieurs types de « pilotis », parmi lesquels Giacometti se rattache aux « instables » : si ses traits sont pour partie ceux du sculpteur, leurs destins n’ont « rien à voir »478. Pourquoi dès lors avoir choisi Giacometti pour « pilotis » de ce personnage, quitte à faire entorse à ses choix politiques et esthétiques, est-ce parce que Giacometti symbolisait à l’époque de l’écriture du roman, selon l’expression d’André Lamarre – qui fait un parallèle intéressant avec l’autre Giacometti romancé, par Simone de Beauvoir dans Le Sang des autres 479 – « le type même de l’artiste à enrôler »480 ?

Aragon emprunte à Giacometti son lieu, un atelier qu’il situe rue de l’Ouest, dans le XIVème arrondissement, à deux pas de la rue Hippolyte Maindron où il venait rendre visite au sculpteur avec Elsa Triolet dans « cette sorte de baraque comme d’une zone intérieure »481 :

‘Cela se passe dans l’étroit atelier, avec la soupente en l’air que dissimule une grande toile verte, comme celle des bâches, et la lumière qui vient du haut vitrage sur l’impasse, le sol encombré d’ébauches, de pierres dégrossies, des stèles avec des magmas de glaise formés à coups de pouce, dans un coin une natte jaune et un rideau de raphia qui ménage un réduit encombré d’un tas de trucs, des truelles, des ciseaux à l’abandon, parmi lesquels on a repoussé un baquet d’eau de savon… François Lebecq, patient, regarde la scène d’un siège boiteux sous la soupente […]. Les inhumaines statues de Jean-Blaise ont l’air de fantômes drapés, au pathétique baroque, où les étoffes semblent toujours l’emporter sur la forme humaine…482

François occupe ici le siège où Giacometti faisait poser ses modèles et par le biais de la focalisation interne lui retourne cet œil scrutateur qu’Aragon lui-même vit se poser sur lui lorsqu’il le dessinait. Le modèle de chair et d’os regarde un atelier qui apparaît d’emblée comme le lieu d’une désincarnation, d’une inhumanité, il est peuplé de « fantômes », seul l’artiste vit et « semble être la statue qu’il ne sculptera jamais »483. Nous reconnaissons les bandelettes dont Giacometti emmaillotait ses sculptures pour qu’elles restent malléables, mais l’atelier n’est pas « habité », rien de la « présence » qu’y reconnaîtront la plupart des visiteurs d’après-guerre : dans Les Communistes, c’est hors de l’atelier que se retranche la rencontre avec l’humain. Nous évoquons l’après-guerre car cet atelier est anachronique dans la biographie de son « pilotis », il est contemporain du temps de l’écriture du roman plutôt que du temps de la narration. Dans la technique employée par Giacometti – ces « magmas de glaise formés à coups de pouce » – ainsi que dans l’apparence de « fantômes drapés » des sculptures, l’atelier se rend lisible tel qu’il est visible à partir du milieu des années 40, et non en 1939. L’inversion qui arrache la figure de l’artiste à sa position de maîtrise s’accentue dans une dialectique de la nudité et du drapé. En effet, ceux qui pourraient faire figure de modèles sont habillés. L’un d’eux, le peintre Diego, en plein débat avec Jean-Blaise, est même « tiré à quatre épingles  alors que les sculptures se singularisent par leurs « étoffes »484. Seul le peintre apparaît nu, à une feuille d’Adam près : « à poil, enfin en slip »485. Le roman s’ouvre donc sur un Jean-Blaise anadyomène, emblématique de cette nouvelle naissance à laquelle le promet le roman, sa chair même est cette matière ductile que s’apprête à travailler l’écrivain.

‘Aragon prend soin, précisons-le d’emblée, de venir perturber le jeu référentiel entre le sculpteur et son « modèle » réel, Alberto Giacometti. Plusieurs éléments introduisent une distance entre le « pilotis » et son double fictif. Ils diffèrent physiquement : Alberto Giacometti n’était pas doté de cette « anatomie de boxeur » attribuée à Jean-Blaise, il ressemblerait plutôt à « ce joli garçon tout frisé, un suisse »486 : le protégé de Georgette Leurtillois auquel malicieusement Aragon donne le prénom du frère d’Alberto, Diego. Dès sa première apparition dans le roman, chez l’« oncle Blaise », le narrateur évoque la passion de Jean-Blaise pour le tableau de Pont-Aven donné à l’oncle par Gauguin – « Jean-Blaise lui doit sans doute cette folie d’enfance, sa fugue, pour retrouver les traces du peintre à Tahiti, et trois ans de sa vie dans les mers du Sud »487 – inutile d’en chercher les traces dans la biographie de Giacometti. Aragon prend même plaisir à brouiller les pistes, par cette méprise d’Aurélien :
« Vous savez, Jean-Blaise, dit Aurélien en se tournant vers le sculpteur, que chez moi, à Antibes, j’ai un truc de vous… une lampe… c’est Jean Franck qui m’a installé…
La lampe ? Je n’ai pas fait de lampe pour Jean Franck. Ça doit être celle de Giacometti…
Vous avez raison, la lampe derrière un masque… de vous, c’est ce paravent…
Ah ? c’est vous qui avez acheté le paravent au printemps dernier ? »488

Giacometti a bien travaillé, nous l’avons déjà évoqué, pour le décorateur Jean-Michel Franck dans les années trente, mais Aragon prend soin dès l’orée de la fiction de désarçonner le lecteur par un jeu de tremblé, une hésitation entre le réel et la fiction.

Ce leurre nous reconduit vers le problème de la nudité et du drapé. Jean-Blaise, dans son œuvre profane, vend donc un paravent à la belle société. Le paravent abrite une nudité intermittente, derrière lui on se change. Mais ce changement nous est masqué ; le paravent en protège l’œil délicat. Inversement, la plus haute ambition artistique de Jean-Blaise est de « sculpt[er] le vent »489. Il vise une nudité du changement. Par un retournement de la fiction il s’en verra devenir l’objet. Par la description du paravent, Jean-Blaise pénètre dans le roman. Le troisième chapitre de la première partie des Communistes nousintroduit en effet dans la propriété des Leurtillois à Antibes, où trône le « grand paravent de Jean-Blaise […]. Un sculpteur qui travaille pour Jean Franck, comme Giacometti » :

‘Le paravent a trois feuilles, mais des feuilles lourdes, de la pierre. Cette étrange étoffe pétrifiée donne l’impression que le vent la soulève, ou peut-être des gens qui passent derrière… cela a le beige blanc d’une chose très neuve ou très ancienne, les plis qui y courent tombent d’énormes anneaux de pierre passés dans une barre de bois comme usée par la mer… une main d’homme s’agrippe au rebord d’un côté, l’amorce du bras, et Marie-Victoire essaye vainement d’imaginer ce qui se passe derrière le paravent, de se représenter l’allonge du corps caché, sa foulée, et la femme qu’on ne voit pas…490

Avant de sculpter le vent, Jean-Blaise est donc le sculpteur de l’obstacle, de cette paroi de pierre qui nous retranche des choses entrevues, et ce paravent ressemble à la Table surréaliste 491 sculptée par Giacometti, avec cette main détachée de tout corps et qui ne saisit rien, et ce visage que mange pour moitié une étoffe. Le lecteur plongé dans la rêverie de Marie-Victoire doit partager son effort pour imaginer ce qui lui est ici voilé, derrière cet écran intemporel. Puis elle sort et voit les pêcheurs qui s’agitent à la lueur des torches : « c’est aussi beau que ce qui se passe derrière le paravent de pierre »492. Elle surprend cette conversation :

‘« Il survient un moment dans l’histoire où toute grande idée est arrivée à son épuisement, où plus personne ne croit plus à rien de ces choses sacrées que l’on n’invoque encore que pour le peuple […] un moment de liberté exquise, un moment de disponibilité parfaite des esprits… Alors, dit Valéry, entre l’ordre et le désordre règne un moment délicieux
De quelle époque, - demande Georgette, - disait-il cela, Valéry ?
Du temps de Montesquieu, de Watteau, de Pigalle […]… un temps délicieux, semblable au nôtre :
celui de Valéry, de Bérard, de Jean Franck, de Cocteau, de Jean-Blaise… Regardez comme il n’y a pas de vent 493 ce soir… regardez ces torches et ces hommes… ils ne savent pas que toutes les grandes idées sont mortes, ils pêchent le poisson comme au temps des Romains […] »494.’

On pêche à la torche depuis la nuit des temps, mais la lumière qui hypnotise ces poissons fuyants, c’est Giacometti : sa « lampe », ses chenets de cheminées qui touchent une brûlure. Jean-Blaise, c’est le vent, mais c’est surtout dès le début du roman ce qui contrarie le vent, un paravent. Pourtant le vent se tait, l’histoire n’a pas encore fraîchi. Alors pourquoi placer sur le seuil du roman la description de cet étrange paravent massif, qui en bouche l’horizon, comme un angle mort ? Figure-t-il un instant l’angoisse de l’écrivain : manquer le souffle de l’histoire en marche, d’un vent hors de portée. Mais déjà de l’autre côté de l’Europe une « porte ornée de fleurs sculptées »495 s’ouvre sur le diable. Hitler envahit la Tchécoslovaquie, l’événement fait sauter le bouchon derrière lequel s’abritait Jean-Blaise.

Comme Giacometti, Jean-Blaise « a travaillé chez Bourdelle », mais n’a retenu de lui « que le goût de la pierre »496. Il délaisse alors ses enseignements pour se tourner, comme Giacometti vers les « primitifs de la sculpture », vers « l’art nègre », les « Océaniens »497. Mais il a surtout fait partie du groupe surréaliste498, dont il renie brutalement l’esthétique dans cette conversation avec Diego que surprend François Lebecq lorsqu’il pénètre dans l’atelier :

‘« Le surréalisme ! qu’est-ce que j’ai à faire avec le surréalisme ? […] »
« Fiche-moi la paix avec ton surréalisme ! Mon travail… parce que c’est un travail avant tout… ce qui le détermine, tu comprends ? dé-ter-mine ! c’est l’histoire, tu m’entends, l’histoire… Les productions de ces gens-là sont ahistoriques… oui, mon garçon. Ils violent l’histoire. Ils font rentrer dans leur cadre les faits… »’

Quelque chose transparaît ici de l’attachement de Giacometti aux maîtres anciens, à la tradition499, pourtant la mise en avant du matérialisme historique comme motif de rupture évoque le départ d’Aragon du groupe davantage que celui de Giacometti.

Mais Jean-Blaise emprunte à Giacometti une haute conception de son art, et Lebecq sait que quand il est « monté sur ses grands chevaux […], il ne servirait à rien de […] lui parler d’autre chose. François le connaît bien, il faut laisser passer la bourrasque. Son art, c’est un sujet sur lequel il ne plaisante pas »500. Voici « qu’il tempête »501, que le vent recherché s’empare de lui lorsqu’il évoque ses recherches avec autant d’ardeur que pouvait le faire Giacometti lui-même502, et Aragon paraît se souvenir de leurs « merveilleuses, interminables conversations »503. De Giacometti, il emprunte encore l’errance tâtonnante, la multiplicité des ébauches : « peut-être qu’il lui faut passer par ces études, ces exercices, et au bout il y aura autre chose […] »504. Il lui emprunte aussi l’exigence de sa quête : « te fais-tu une idée de ce qu’est la sculpture ? [...] la sculpture n’a eu ni son Cézanne, ni son Rimbaud »505. C’est alors que nous retrouvons la « draperie » :

‘« Il a fallu des siècles pour que le bonhomme de neige, Apollon ou le Beau Dieu de Chartres, l’un ou l’autre, se décide à faire un petit geste, à se laisser saisir en train de marcher… il a fallu la Révolution française et Rude… et au bout du compte que le sculpteur ait couché sur un tombeau un stupide prince quelconque ou Jacques Cœur, ou par extraordinaire un Étienne Marcel, s’il avait un peu de flair par rapport à l’avenir, ça ne faisait jamais qu’un gisant de plus… Tout est à inventer… tout est à oublier… sauf peut-être ce que personne n’a su voir… n’a jamais cru que l’accessoire et qui était le principal, la draperie ! tu entends, Diego, la draperie ! ». « […] Vous ne voyez que Madones ou cavaliers, des palefreniers ou des putains, mais ce qui compte, aveugles ! c’est le vent qui fait voler la robe ou la perruque […] je sculpte le vent 506 , moi, tu saisis ? non ? crâne de piaf ! »507.’

Par la « draperie » pourrait se laisser saisir l’invisible, le mouvement. À l’heure où le roman convoque son personnage, le projet artistique de celui-ci est en butte à un écueil profond, et le nœud de cette difficulté est dans la nature contradictoire de son projet artistique : « Toute ma vie j’ai été pris dans cette contradiction : de la pierre sculptée et du mouvement »508. Aragon emprunte donc à Giacometti une situation transitoire d’échec qui était effectivement la sienne en 1939 et les causes mêmes de ses difficultés, la nature contradictoire de son but et de ses moyens. Le problème du mouvement, posé déjà par Marcel Duchamp, est effectivement un de ceux qui obsédaient alors Giacometti, même si celui-ci préférait travailler la glaise et le plâtre plutôt que la pierre. Aragon emprunte donc à Giacometti un certain nombre de traits, des fragments de son itinéraire, mais surtout un conflit qui justifie la présence du personnage de Jean-Blaise et dont la résolution est en jeu à travers la suite du texte.

C’est au sein de cette situation de blocage que se place en effet l’intervention de François Lebecq. Jean-Blaise est-il prêt à « rendre service au parti » ? Il s’agit de cacher une ronéo et Lebecq « viendrait de temps en temps tirer un tract »509. Jean-Blaise commence par avancer les raisons d’un possible refus – « tu me demandes si je veux rendre service à ton parti, pas ? Écoute, je ne suis pas communiste… » – avant de se reprendre, ne se sentant pas le droit de se défiler s’il y a une chance pour que les communistes aient raison. Voilà donc un deuxième objet singulier et un curieux tour de passe-passe. Tout le sens du roman pour le personnage qui nous intéresse nous paraît résider dans le miroitement de ces deux objets : un paravent et une ronéo. Ce jeu de substitution se formule de la manière suivante : le voilement de la ronéo dévoile le communiste et voile à nouveau l’artiste. Et symptomatiquement l’étoffe qui protégeait les statues recouvre désormais un ersatz de machine à écrire. Le tract serait alors à son tour une manière de paravent. Malgré tout, cette collaboration échoue, et François Lebecq est emprisonné.

C’est alors que Jean-Blaise Mercadier désire adhérer au parti, mais il est mobilisé le soir même. Retournant dans son atelier, il sent que son ancienne vie se détache de lui : « Il fait froid dans son atelier. Il regarde ses sculptures, ses ébauches. Rien ne le satisfait. Il va se faire une grande coupure entre tout ça et lui »510. Il repense alors à Florimond Bonte, député communiste venu à la Chambre malgré l’interdit qui pesait sur le parti et jeté en prison. C’est dans ce contexte que nous retrouvons la phrase précédemment citée : « Où est-il le sculpteur qui représenterait Bonte poursuivi par les gardes dans les couloirs du président de la Chambre ? Toute ma vie j’ai été pris dans cette contradiction : de la pierre sculptée et du mouvement »511.

Nous sommes ici au point de partage des vents, où Jean-Blaise se détache peu à peu d’Alberto pour ne plus traduire qu’Aragon. Il ne s’agit plus du mouvement, mais d’un mouvement bien particulier, dans un contexte précis, et dont l’évocation artistique devrait soulever un sentiment précis, appeler une réaction politique. Le vent à sculpter ne représente plus le vivant mais ce souffle bien particulier de l’histoire qui reflète les préoccupations d’Aragon davantage que celles de Giacometti. Il apparaît alors nettement que Jean-Blaise est un sculpteur qui ne sculpte pas : la seule œuvre que le roman évoque est un paravent, tout le reste est recouvert ou abandonné et il n’apparaît jamais au travail. C’est Jean-Blaise que le roman sculpte et modifie bien davantage qu’une œuvre n’est sculptée par lui.

Si le conflit trouve son origine dans les recherches d’Alberto Giacometti, la manière de le résoudre marque une distance prise par le romancier à son égard, dans laquelle on verra peut-être, comme André Lamarre, un message politique ou une « leçon »512 qu’Aragon lui adresserait. Celui-ci montre en effet avec justesse que si l’insatisfaction à l’égard de leur œuvre est commune à Giacometti et à Mercadier, celle-ci n’a jamais éloigné le premier de son œuvre, mais qu’au contraire elle en a été « le moteur »513. À l’heure où Aragon écrit, Giacometti a dépassé ses contradictions par les moyens de l’art. Le roman déporte au contraire Jean-Blaise vers des moyens extraplastiques. Le paravent était la manifestation tangible d’un réel hors d’atteinte, la ronéo crache des tracts. Cette bifurcation s’accentue dans la suite du roman. Sa mobilisation arrache en effet, et ceci est révélateur, Jean-Blaise à son atelier514. Lorsque plus tard, emporté dans la tourmente de la guerre, son ami François lui apparaît pour lui demander de sculpter le buste de sa compagne, Jean-Blaise éprouve qu’il est « à mille lieues » de celui qu’il a été du temps de François et Martine515. Son lieutenant rappelle le sergent Jean-Blaise Mercadier à son passé : « Sculpteur dans le civil. Est-ce un hasard que les sculpteurs aient souvent comme ça quelque chose de sculptural »516 ? Toute la sculpture s’est alors résorbée dans le personnage dissocié de son modèle517. Jean-Blaise oublie peu à peu son passé dans la marche harassante et les combats. Au terme de sa traversée de la guerre, il peut s’écrier « vivant… je suis vivant… », mais la voix du narrateur lui renvoie cet écho ironique : « Et jamais pourtant il n’a autant ressemblé à un mort »518. La guerre et la mort sont ce bain dont il sort dès sa première apparition dans son atelier. Dans le quatrième tome, Jean-Blaise devient « inimaginable en tant qu’artiste »519 aux yeux de son plus proche compagnon militaire :

‘dès ce matin-là, Jean-Blaise a rendu la monnaie de sa pièce à M. l’Abbé Bernard Blomet. Quand l’abbé apprend que le sergent est sculpteur, cela lui paraît encore bien plus pittoresque que d’être prêtre. Et il répète sans fin : « Sculpteur… alors ça… sculpteur… je n’aurais jamais imaginé, sergent »520 ! ’

Le prêtre meurt, confessé par son ami, ces deux « défroqués par la guerre » ont quitté « leur statut d’exception »521. Jean-Blaise peut dès lors renouer avec son ami communiste : « c’est que rien ne peut plus le séparer d’avec François Lebecq ». La femme de François recevra dans l’épilogue cette carte du sculpteur : « Dites-le à François… »522. Il s’agit de sa décision prise plus tôt dans le roman d’adhérer au parti communiste. La sculpture ne sera plus évoquée. Le mouvement du roman, remarque André Lamarre, est celui d’une « impersonnalisation » où les individus enrégimentés finissent par se réduire au collectif523 : « au fond des camions du train qui les transportent, parmi la même cohue, sur la même route, les zouaves de Jean-Blaise, heureux d’être enfin en tutelle, se laissent porter dans l’innocence de leur cœur »524 !

Nous voici donc bien loin de Giacometti. Pourtant André Lamarre voit bien que ce qu’il nomme la « postface récupératrice »525 de 1967 marque un tournant. C’est Aragon lui-même qui s’avère finalement modifié par son récit et opère un « retour à Giacometti ». Ce « retour » est « Grandeur nature », l’hommage écrit par Aragon à la mort de Giacometti, qu’André Lamarre qualifie de « témoignage-appropriation typique de l’écrit d’art ». Le critique voit dans ce texte le fragment du « roman autobiographique d’art » qu’Aragon n’aurait pas écrit. Nous avons pu souligner effectivement de quelle manière Aragon avait été tenté de tirer à lui Giacometti, mais nous souhaiterions contrebalancer cette lecture des rapports entre les deux hommes par une proposition moins monolithique. Il nous semble en effet qu’André Lamarre a manqué le dernier acte de ce que nous persistons à considérer comme un dialogue entre Aragon et Giacometti, puisque cet acte a lieu sur le terrain de l’artiste : c’est en 1965 l’illustration des Beaux Quartiers par Giacometti, pour les Œuvres romanesques croisées.

Notes
469.

Bernard Leuilliot, notice des Communistes, in Aragon, Œuvres romanesques complètes, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux, avec la collaboration de Bernard Leuilliot et Nathalie Piégay-gros, t. III, Paris, Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 1432.

470.

« Les Communistes à la Grange-aux-belles. Aragon répond à ses témoins », La Nouvelle Critique, juillet 1949, p. 81.

471.

« Et, comme de toute mort renaît la vie… » (1965), Les voyageurs de l’impériale, Œuvres romanesques complètes, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux, avec la collaboration de Bernard Leuilliot et Nathalie Piégay-gros, t. II, Paris, Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, t. II, p. 498.

472.

Voir la notice des Communistes par Bernard Leuilliot, op. cit., p. 1435.

473.

Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit, Genève, Skira, 1969, p. 49.

474.

« Du poète à son parti », Cahiers du communisme, n° I, 17 février 1944.

475.

Bernard Leuilliot, ibid., p. 1453.

476.

Ibid., n. 5, p. 1457.

477.

À Mme Jules Gaulthier, 4 mai 1834. Cité par Bernard Leuilliot, ibid., p. 1457.

478.

Bernard Leuilliot, ibid., p. 1458.

479.

Simone de Beauvoir, Le Sang des autres, Paris, Gallimard, 1945. Voir André Lamarre, Giacometti est un texte, op. cit., pp. 178-195. Nous ne reviendrons pas dans le cadre de cette thèse sur cet autre roman qui prend Giacometti pour « pilotis » de l’un de ses personnages, celui de Marcel, qui a été inspiré à Simone de Beauvoir par « Giacometti et par sa description de Duchamp » (voir Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p. 557). André Lamarre l’a en effet suffisamment bien étudié. Il montre que ce roman publié en 1945 donne à voir un « Giacometti en Sartre », par une projection-appropriation où se trouve niée la condition spécifique de l’artiste. La tension profonde du roman s’applique « à changer Marcel, à détruire son absolutisme » (p. 185). Comme Jean-Blaise Mercadier, il est enrôlé, et à la fin du roman son activité de peintre n’est plus qu’une couverture destinée à cacher ses activités de résistant. Là encore, de même que chez Aragon, l’artiste perd donc son atelier pour être jeté dans le monde. Giacometti, par l’intensité de sa recherche de l’absolu, constitue en effet pour Beauvoir « le type même de l’artiste et, sous l’angle de la philosophie de l’engagement, ce type doit être traité comme un cas, réduit et transfiguré ». À travers la fiction, « Giacometti devient Sartre, vit sa crise, ses épreuves et sa conversion » (p. 188).

480.

André Lamarre, ibid., p. 196.

481.

Louis Aragon, « Grandeur nature », op. cit., p. 218.

482.

Les Communistes, op. cit., p. 873.

483.

Idem.

484.

Idem.

485.

Idem.

486.

Ibid., p. 578.

487.

Ibid., p. 698.

488.

Ibid., p. 699.

489.

Ibid., p. 875.

490.

Ibid., p. 578.

491.

Voir Yves Bonnefoy, ibid, p. 221, ill. 203.

492.

Louis Aragon, Les Communistes, op. cit., p. 579.

493.

C’est nous qui soulignons.

494.

Ibid., pp. 579-580.

495.

Ibid., p. 580.

496.

Ibid., p. 698.

497.

Ibid., p. 699.

498.

Déjà Visconti avait fait une allusion ironique à la mode des objets surréalistes, pour laquelle on sait le rôle que joua la Boule suspendue, de Giacometti : « Il se fait d’étranges objets de nos jours… ». Voir ibid.,p. 578, et n. 2, p. 1494.

499.

Aragon prête à son personnage le goût de Giacometti pour Jean-Baptiste Pigalle et son tombeau du maréchal de Saxe : « Maintenant il va parler du monument du maréchal de Saxe ». Voir ibid., p. 875 et n. 2, p. 1578.

500.

Ibid., p. 874.

501.

Idem.

502.

Il faut aussi reconnaître le goût d’Alberto Giacometti pour le paradoxe dans la défense par Jean-Blaise des Tanagra et du veston de Gambetta : « D’abord les Tanagra, vous pouvez toujours faire les dégoûtés… il y avait là un secret qui tiendrait lieu de génie à une dizaine d’entre vous de nos jours… » (p. 875). De même Giacometti se plaira à défendre le Laocoon en pleine mode des primitifs. Voir « Entretien avec André Parinaud », Écrits, op. cit., p. 276. Dans Les Communistes on lit encore ce jugement de Jean-Blaise sur Degas : « … en fait de danseuses, ce Degas ne vient pas à la cheville de Carpeaux… ». Comme le précise Bernard Leuilliot (ibid., n. 3, p. 1532), « Jean-Blaise se souvient du groupe de La Danse, sculpté par Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) au rez-de-chaussée de la façade du Palais Garnier. Son inauguration, le 27 juillet 1869, avait fait scandale. Dans sa préface de l’exposition Art et résistance (musée d’Art moderne, février-mars 1946) Aragon évoque le buste de Rol-Tanguy, le ‘libérateur de Paris’, sculpté par Giacometti ‘comme s’il avait été Carpeaux’ (Écrits sur l’art moderne, op. cit., p. 66) ».

503.

Dans « Grandeur nature », Aragon rapporte l’une de ces conversations, le ton et l’emportement de Giacometti. Voir ce texte, op. cit., p. 223.

504.

Les Communistes, op. cit., p. 874.

505.

Idem.

506.

C’est nous qui soulignons.

507.

Ibid., pp. 874-875.

508.

Ibid., p. 1012.

509.

Ibid., p. 876.

510.

Ibid., p. 1010.

511.

Ibid., p. 1012.

512.

André Lamarre, ibid., p. 203.

513.

Ibid., p. 199.

514.

Voir la pertinente analyse d’André Lamarre (ibid., p. 210) sur le motif de « l’atelier vidé de son sculpteur » : « Au sortir de la guerre, les projets de Beauvoir et d’Aragon relèvent d’une même idéologie, s’inscrivent dans un même conflit. Pour eux la position de l’artiste est problématique. Il faut la résoudre, voire la dissoudre. L’expulsion de l’artiste de son atelier par des voies romanesques, même si elle correspond à des faits réels (Giacometti, entre autres, a dû abandonner son atelier pendant plus de quatre ans) constitue le symptôme d’un refus de l’art non engagé. Formellement, Beauvoir et Aragon ont écrit des anti-ateliers, au sens où l’Atelier peut-être considéré comme un genre littéraire […].

515.

Voir Louis Aragon, Les Communistes, Œuvres romanesques complètes, t. IV, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux, avec la collaboration de Bernard Leuilliot et Nathalie Piégay-gros, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 267.

516.

Ibid., p. 295.

517.

Voir André Lamarre, ibid., p. 201.

518.

Louis Aragon, ibid., p. 308.

519.

André Lamarre, ibid., p. 201.

520.

Louis Aragon, ibid., p. 383.

521.

André Lamarre, ibid., p. 202.

522.

Louis Aragon, ibid., p. 606.

523.

André Lamarre, ibid., p. 206.

524.

Louis Aragon, ibid., p. 519.

525.

André Lamarre, ibid., p. 206.