3) Les Beaux Quartiers : un roman réécrit au « présent accentué » par Giacometti

Dans son texte intitulé « La fin du ‘monde réel’ », Aragon infléchit donc son esthétique vers ce qu’il en vient à définir, d’après l’expression de Roger Garaudy, comme un « réalisme sans rivages » : « L’idée même d’une esthétique qui suppose l’endiguement, quais ou rivages, ne peut, me semble-t-il, que donner un caractère dogmatique au réalisme considéré »526. Il en vient donc à substituer au réalisme ancien ce qu’il définit comme un « réalisme expérimental » : « à la définition, aux limites, il faut substituer le principe d’invention, de la perpétuelle ouverture »527. C’est l’époque où Aragon éprouve le besoin de réécrire Les Communistes. Se replongeant dans la période où il avait écrit ce roman, voici ce qu’il pouvait en dire a posteriori : « […] dans ces années […] où j’écrivais Les Communistes, […] j’étais la proie en même temps de cette certitude qui était ma vie et d’un doute affreux, qui me venait je ne sais d’où. C’est cette contradiction qui me faisait écrire »528. C’est donc dans une position similaire à celle de Jean-Blaise dans le roman qu’Aragon se revoit après-coup, même si les données du problème ne sont pas les mêmes. Voilà qui nous confirme dans notre lecture du paravent au début du roman comme l’objet d’une angoisse, témoin d’un rapport ambigu avec l’approche du réel dans sa nudité sur lequel sa description s’ouvre lorsqu’est évoquée, quelques lignes plus loin, la pêche à la torche. Et si en 1966, Aragon avait alors à en découdre avec ses propres paravents, avec des digues refoulées qui font retour ? Le fait est que la première chose qu’il tentera avec Les Communistes sera de les réécrire au présent, s’étant rendu compte que « tout y était raconté comme après coup »529. Il s’agit donc de restituer à la réalité sa part d’inconnu. Ce qui nous paraît encore plus révélateur, c’est que l’infléchissement du récit vers le présent franchit un pas décisif – pour atteindre ce qu’Aragon nomme le « présent accentué » – dans les illustrations qui accompagnent la réédition du roman : « C’est que, pour la vraie guerre, tout se passe au grand écran. Si bien, d’ailleurs, que la voyant ainsi, je me suis décidé à adjoindre au texte le panorama des cartes où l’on peut suivre l’évolution des armées et des unités où se trouvent mes personnages. Et cette image topographique est à mes yeux un présent accentué »530.

Si l’insertion des illustrations peut avoir ce sens, serons-nous étonnés qu’Aragon prenne soin de placer dans l’édition de cette postface, face à cette page où s’exprime sa volonté d’écrire toujours « contre »531, un dessin de lui au crayon par Giacometti, réalisé « à l’époque où il écrivait Les Communistes, rue de la Sourdière »532 ? Aragon est assis, le coude sur la table, la tête légèrement de biais, un portrait d’Elsa sur sa gauche derrière lui, au-dessus duquel s’ouvre encore la perspective. La main droite de l’écrivain enserre sa main gauche, ses jambes croisées s’avancent vers nous. Certains traits sont soulignés avec insistance, et pourtant l’inclinaison même de la tête d’Aragon, que redouble celle du portrait donne à ce dessin un aspect légèrement interrogatif : rien du poing levé du dessin « Où va la peinture ? ». Les dessins d’Alberto Giacometti sont des questions, une manière d’interroger le réel, et l’acuité de ces questions ira s’accentuant dans les dernières années, celles de Paris sans fin, ce livre sauvage.

Voilà qui nous entraîne bien loin pour avancer cette hypothèse : il nous semble qu’en 1965, confier l’illustration des Beaux quartiers à Giacometti, c’est une manière d’en accentuer le présent, d’ouvrir une esthétique romanesque que l’on sent, par certains aspects, tributaire de dogmes périmés à la richesse d’inconnu dont le trait de Giacometti n’a jamais été autant porteur qu’à ce moment de Paris sans fin 533. À Giacometti il est confié pour cet autre roman – au nom de l’amitié qui les liait au moment de l’écriture du roman, dans cette période difficile où Aragon tâtonne vers une nouvelle esthétique - d’arracher le paravent sculpté dans Les Communistes par Jean-Blaise. Nous sommes au moment où Aragon déclare vouloir s’appuyer sur les découvertes de la poésie et réévalue l’apport du surréalisme dans son exploration de l’esprit humain, avant d’évoquer la peinture : « Je dis ceci en un temps où la peinture rompant avec des procédés séculaires, a peut-être été au-delà de la poésie, pour ce qui est de la vision, un temps où, suivant l’expression de Paul Éluard, c’est le peintre qui donne à voir et pose à l’œil des questions »534. Ouvrir à Giacometti cet espace de dialogue qu’est l’illustration des Beaux quartiers est un moyen de vivifier cette œuvre par ses questions, de l’arracher à l’emprise de digues et rivages alors qu’une distance sépare Aragon de cette écriture ancienne. En un mot, Aragon nous paraît déléguer la réécriture des Beaux quartiers à Giacometti. Est-ce aller trop loin ? Soulignons qu’Aragon prend bien soin d’insister dans son hommage à Giacometti sur l’« écriture »535 qu’est pour lui son trait. Mais ce qui nous paraît décisif est ce passage des incipit en face duquel se trouve reproduite l’une des illustrations des Beaux quartiers :

‘Au fond, je n’ai jamais vraiment « lu » ce roman que lorsque je l’ai repris pour les Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et (votre serviteur) : je ne l’avais, en 1937, guère que « parcouru ». Voici qu’une lumière nouvelle y tombait, avec les vingt dessins que pour cette édition m’a donnés Alberto Giacometti. Quand il m’en apporta, comme il disait, « le paquet », devant partir pour la Suisse, je ne savais pas que c’était une sorte d’adieu. Ces dessins, c’est presque la dernière chose qu’il a dite. Ici, j’en reprendrai celui qui, dans les Œuvres et ainsi de suite, tient lieu de frontispice au premier volume, le boulevard-promenade de Sérianne, illustrant l’incipit en question536.’

Ces dessins sont donc cette « lumière nouvelle », sur laquelle Aragon choisit de rester, une manière de retour à la pêche à la torche, relecture et réécriture. Aragon insiste dans la « note sur l’illustration » qui accompagne cette édition des Beaux quartiers ainsi que dans « Grandeur nature » sur l’accord qui s’était fait entre Giacometti et lui de revenir « à la pratique traditionnelle qui permet de renvoyer à une page et une phrase précise du livre, dont l’image est le commentaire »537. Il souligne la « passion toute particulière » que Giacometti pouvait y mettre. C’est donc le choix d’une illustration directe jouant le contrepoint avec l’illustration indirecte choisie le plus souvent par Aragon et Elsa pour leurs Œuvres romanesques croisées que fait Giacometti : « Ces reproductions en couleur constituent un cadre à cette calligraphie du réel où Giacometti semble donner réplique à l’illustrateur des Voyageurs extraordinaires de Jules Verne »538.

Ce choix vaut pour une attaque frontale, une manière de trouer le tissu romanesque jusqu’au réel qui se manifeste dès l’illustration liminaire : « Dans une petite ville française… un boulevard où, vers le soir, des hommes jouent aux boules… »539. La boule semble lancée par le joueur à la face du lecteur, comme si seule la matérialité du papier empêchait qu’elle ne lui emboutisse le nez, par un effet de perspective qui place les joueurs au loin et le cochonnet au premier plan. Le trait dynamique, comme sensible aux vibrations de l’air, n’enferme pas les choses mais en suggère le trajet. Une ligne vient vers nous, traîne de cette boule, liséré de fumée dans l’air bousculé, souvenir des forces consumées au contact de l’air et du sol. Alberto Giacometti déboule dans le roman, avec pour ligne de mire le cochonnet du réel autant que l’œil du lecteur, auquel cette cible apparaît confondue. « Calligraphie » ? Oui s’il ne s’agit pas de juguler le réel par le signe mais d’élargir un tracé aux dimensions de ce qu’il ouvre 540 .

Notes
526.

Louis Aragon, « La Fin du ‘Monde réel’ », Œuvres romanesques croisées, t. 26, Paris, Robert Laffont, 1967, p. 314.

527.

Ibid., p. 315.

528.

Ibid., p. 303.

529.

Ibid., p. 305.

530.

Ibid., p. 307.

531.

Ibid., p. 300.

532.

Ibid., p. 301.

533.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 463 et suivantes.

534.

Louis Aragon, « La Fin du ‘Monde réel’ », op. cit., p. 316.

535.

« Grandeur nature », op. cit., p. 223.

536.

Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit, op. cit., p. 89. Merci à Mireille Hilsum qui a attiré notre attention sur ce passage au cours d’une discussion sur la question de la relecture par l’image.

537.

Les Beaux quartiers, Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon, t. 11, Paris, Robert Laffont, 1965, p. 8.

538.

Idem.

539.

Ibid., p. 9.

540.

Pour une lecture de l’ensemble du dialogue entre Alberto Giacometti et Louis Aragon dans Les Beaux quartiers, voir Thomas Augais, « Les Beaux quartiers : Aragon réécrit au présent accentué par Giacometti », communication dans le cadre du colloque « Se relire par l’image » organisé par Mireille Hilsum (Université Jean Moulin-Lyon III, groupe Marge, Centre Jean Prévost), Hélène Védrine (Université Paris-Sorbonne, Centre de recherche sur la littérature du xixe) et Jean-Charles Darmon (CRRLPM, ENS) à l’ENS-Ulm, 19-20-21 novembre 2009.