Malgré une confusion fréquente, le texte de Dalí est clair, l’objet proposé par Giacometti n’est pas à proprement parler un « objet à fonctionnement symbolique », mais un « objet mobile et muet ». Si le premier prend sa source dans le second, il ne renonce pas encore aux préoccupations proprement plastiques qui en sont la condition. Ainsi, dès les premières traces de sa présence au sein du groupe, c’est l’attention d’Alberto Giacometti au travail propre de la sculpture – une attention qui préexistait à son insertion dans le groupe, puisque lors de la réalisation de cette sculpture Giacometti, rappelons-le, n’était pas surréaliste – qui s’avère problématique. Giacometti n’a donc jamais créé, ni manifesté le désir de créer des « objets à fonctionnement symbolique », il s’en est toujours tenu aux « moyens propres de la sculpture ».
Breton, qui perçoit dans l’avènement des objets surréalistes, nous l’avons dit, l’indice d’un tournant décisif pris par les activités du groupe à cette époque, s’est attaché à la suite de Dalí à en consolider la théorisation dans les conférences nombreuses qu’il prononce à partir de 1934543. L’essentiel de sa réflexion sur l’« objet surréaliste » se trouve dans « Qu’est-ce que le surréalisme » (1934)544, « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste» (1935)545 et « Crise de l’objet »546 (1936). Il y définira l’« objet surréaliste » comme une « petite construction non sculpturale »547, et reprendra les mots même de Dalí concernant la Boule suspendue dans l’article « Objet » du Dictionnaire abrégé du surréalisme 548 et dans la conférence prononcée à Prague en 1935, où il montre la continuité entre ces objets et le procédé du collage « systématisé » par le surréalisme :
‘Une réalité toute faite, dont la naïve destination a l’air d’avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant subitement en présence d’une autre réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une table de dissection), échappera, par ce fait même à sa naïve destination et à son identité ; elle passera de son faux absolu, par le détour d’un relatif, à un absolu nouveau, vrai et poétique ; parapluie et machine à coudre feront l’amour. Le mécanisme du procédé me semble dévoilé par ce très simple exemple. La transmutation complète suivie d’un acte pur comme celui de l’amour, se produira forcément toutes les fois que les conditions seront rendues favorables par les faits donnés : accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un plan qui en apparence ne leur convient pas 549.’Alberto Giacometti n’a jamais cherché dans sa sculpture de cette période à tirer des objets de leur contexte, s’attachant plutôt à élaborer des formes sculpturales polysémiques. Il n’a jamais créé d’« objet surréaliste » répondant à cette définition. Il se trouve donc dès l’abord en porte-à-faux sur cette question de l’objet, où apparaissent en filigrane des divergences qui ne se résoudront pas.
Malgré tout la Boule suspendue réunit déjà tous les « principes essentiels » de la définition de l’objet surréaliste, c’est-à-dire qu’elle a partie liée avec cet autre signifiant majeur – le premier étant, nous l’avons vu, le réel – de la période surréaliste de Giacometti : le désir. Les objets en question sont en effet « basés sur les fantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients »550. C’est sur le contenu sexuel latent de la sculpture de Giacometti qu’insiste Dalí dans sa description, évoquant le « creux féminin » qui entaille la boule. Il entrevoit l’époque où la « culture de l’esprit s’identifiera à la culture du désir »551. Mais ce désir n’est rien moins que comblé par la sculpture, elle proclame au contraire d’emblée sa nature déceptive et agaçante. Elle provoque une excitation nerveuse et sexuelle qu’elle ne calme pas du fait de l’insuffisante « longueur de la corde »552.
Dès l’abord, chez Giacometti surréaliste, ce manque appelé à faire boule de neige, ce déséquilibre sous le signe duquel restera l’objet dans l’esprit de Breton qui évoque encore en 1952 cette « Boule suspendue en impossible équilibre sur un croissant incliné »553. Ses œuvres surréalistes sont une longue déclinaison de ce manque peu à peu apprivoisé, éclairci, dans son versant nostalgique, rêveur554, ou avec des accès de rage sadique, de pulsion destructrice à l’égard de ce qu’il n’est pas possible d’attraper : ce sont alors les Objets désagréables, à jeter, ou encore Femme égorgée 555. Giacometti dans sa Lettre à Pierre Matisse en donnera la traduction plastique, distinguant les formes « pleines et calmes » et le « côté aigu »556 de la réalité. Le contenu sexuel latent de cette sculpture, la façon dont elle convoque l’inconscient du spectateur dans une excitation que rien ne vient apaiser, apparaît clairement dans le regard désirant que nous restitue à la même époque René Crevel dans son texte sur Dalí :
‘Ils se caressent, se sucent, s’enfilent, ils font l’amour, quoi ! ces objets surréalistes dont Dalí eut l’idée et supputa les chances, ressources, suggestions érotiques, à voir en action cette boule de bois que Giacometti marqua d’un creux féminin, pour qu’elle pût glisser sur l’arête d’un long fruit de la même matière mais de forme virile, l’un et l’autre à bout de nerf et frénétiques l’un de l’autre, et faisant l’un et l’autre partager cette manière d’être affectés à qui les contemplait, ce qui n’eût guère, a priori, semblé possible de la part de deux morceaux de buis bien lisses, mais devenait indéniable, du fait d’une ficelle qui retenait la boule dans son élan, ne lui permettait point de tomber dans le nirvanâ des assouvissements557.’Une frénésie contagieuse d’objets, voilà par quoi se signale l’entrée de Giacometti dans le groupe, par une manière de prendre le regard du spectateur au piège, d’impliquer sa contemplation, d’émouvoir son désir sans horizon d’assouvissement. Cet objet « fonctionn[e] », comme en témoigne Maurice Nadeau558, et peu à peu déclenche une mode parmi les surréalistes : « Giacometti déclencha la mode des objets surréalistes à résonances symboliques ou érotiques, et cela devint le devoir de tout surréaliste qui se respecte d’en faire »559. Nous voici revenus à un aspect du surréalisme bien éloigné de ses tentatives d’arrimage au marxisme, le texte de Crevel est en effet tout imprégné du « peu de réalité » de la première époque du groupe, d’un discrédit jeté sur le voile des apparences sensibles, où l’auteur peut proclamer : « L’on saura, enfin, que le spectacle est, non à même, mais par-delà, très loin par-delà les décors de la réalité »560.
La conception surréaliste de l’objet est en effet paradoxale. La description de cette ambiguïté nous fait toucher du doigt l’instabilité de la position de Giacometti au sein du surréalisme. Il s’agit de la rencontre, sur une table de dissection, du Capital et des Essais de psychanalyse. La période des objets répond à une évolution dialectique du surréalisme vers le concret, comme le soutient Breton dans le Second manifeste, et cette époque est celle d’une « volonté d’objectivation sans précédent »561. Pourtant l’objet, tel que le théorisent Dalí puis Breton, devient la pierre de touche de ce que les surréalistes défendent comme leur pré carré face au danger d’une assimilation par le parti communiste : une méthode de connaissance. Pour eux, « c’est avant tout la poursuite de l’expérience qui importe »562.
L’apparition des objets surréalistes, comme l’a souligné José Pierre563, répond à une attente majeure de Breton. C’est l’attente, présente dès les débuts de l’histoire du mouvement, d’une « objectivation de l’activité de rêve, son passage dans la réalité »564. Dalí le rappellera à Paul Éluard en 1934, ses réalisations et celles de Giacometti permettent au mouvement de sortir de l’abstraction : « L’irrationalité concrète brûle et frappe tout le monde »565. Breton a rappelé que dans l’Introduction au Discours sur le Peu de réalité, en septembre 1924, il proposait déjà de « fabriquer, dans la mesure du possible, certains de ces objets qu’on n’approche qu’en rêve et qui paraissent aussi peu défendables sous le rapport de l’utilité que sous celui de l’agrément »566. Ces objets « trouvés dans le rêve »567 ont leur prolongement dans d’autres objets trouvés dans la réalité, ce sont ces objets des marchés aux puces, ceux « qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l’entends et où je l’aime »568.
Le nœud du rapport entre Breton et Giacometti se joue dans ce que Breton en viendra à définir comme une « crise de l’objet ». Pour aggraver cette crise et la précipiter dans la « révolution totale de l’objet » qu’il appelle de ses vœux, Breton usera de tous les moyens à sa disposition. La conférence de 1936, « Crise de l’objet », s’appuie sur la définition étendue du réel proposée à la même époque par Bachelard et qui suppose que l’on « trouvera plus dans le réel caché que dans le réel immédiat »569. Breton s’emploie à faire scintiller la définition de l'objet, élargissant son spectre des « objets mathématiques » aux « objets poétiques », c’est-à-dire déjà des « objets invisibles ». Pour nous qui guettons dans le sillage de Giacometti les modes de rencontre entre la poésie et les arts plastiques, l’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit du rêve de créer, selon une expression que Breton reprend à Éluard, une « physique de la poésie »570. Des « objets à fonctionnement symbolique » aux « objets trouvés », c’est la définition et tous les modes d’être possibles d’un hypothétique « objet-poème » qui se cherche, alors que, de l’autre côté du miroir des genres, Breton tâtonne vers l’invention du « poème-objet ». L’espoir se fait jour peu à peu d’un point de fusion où les différences entre les genres et les moyens d’expression s’aboliraient, ou plutôt se féconderaient mutuellement au lieu de leur rencontre : « Le poème-objet est une composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et de la plastique et à spéculer sur leur pouvoir d’exaltation réciproque »571. C’est dire qu’est grand l’espoir que Breton place alors en Giacometti, « dont la sensibilité est à [ses] yeux sans égale »572, et qu’il est prêt à beaucoup pour défendre ce rêve, comme le prouveront les très belles pages de L’Amour fou.
Quant à Giacometti, la poésie l’attire alors, non seulement chez ses amis, mais comme un moyen d’expression de soi qui pourrait venir compléter la sculpture, un moyen, selon une expression qui lui est chère, de « se réaliser »573. Il est alors, à l’instar de Breton, tenté par le poème-objet, comme le prouve sa contribution au SASDLR. Le rapport complexe entre le texte et le dessin qui s’instaure dès « Objets mobiles et muets » illustre une telle tendance, mais aussi dans le n° 5 « Poème en 7 espaces » ou encore « Le Rideau brun »574. Dans ce dernier poème spatial, le regard du « visage » dessiné est figuré par un rectangle de parole qui évoque également le « rideau brun » du titre ou encore les marches de l’ « escalier inconnu » du texte, comme si la parole pouvait jouer ici le rôle du manque à voir horizontal creusé dans la Tête qui regarde de 1928. La parole se trouve alors chargée de conjurer ce qui dans la plastique s’est refermé et de lancer quelques grappins vers ces « marches d’escaliers inconnus » où le trait achoppe, ou tout du moins maintenir un semblant de contact. Cette bouche aveuglée – ou, au pied de la lettre, ce regard bouché – nous dit beaucoup de Giacometti surréaliste.
Le sculpteur aura donc montré beaucoup d’empressement à s’emparer du versant poétique de cette croisée des chemins entre poésie et sculpture par ces poèmes-objets avant la lettre. Paradoxalement, il en aura montré beaucoup moins à répondre aux sollicitations de Breton par la réalisation de ces objets-poèmes qui pouvaient sembler le concerner davantage. Il ne consentira pas, nous l’avons souligné, à évoluer vers le domaine « extra-plastique ». Ce paradoxe s’inscrit dans le paradoxe plus général que souligne José Pierre à propos de l’objet surréaliste : conçu initialement comme une « machine de guerre également braquée contre la peinture et la sculpture », il n’aura été, à quelques exceptions près, qu’un « divertissement pour les artistes attachés à poursuivre leur œuvre par les moyens qu’ils s’étaient précédemment choisis »575. Ce sont de plus majoritairement les peintres qui s’y livrèrent, alors que ceux qui se définissaient à la même époque comme sculpteurs – Arp, Giacometti, Picasso, Brignoni, Calder, Max Ernst et Moore – ne fournirent à l’« objet surréaliste » proprement dit qu’une contribution « nulle ou ambiguë, en tout cas non orthodoxe »576. En revanche la « volonté d’objectivation sans précédent » que célèbre Breton aura marqué, avec les noms précédemment cités, l’apparition d’une sculpture surréaliste577. Celui-ci le reconnaîtra dans Positions politiques du surréalisme : « Mais si la peinture a réussi la première à franchir une partie des degrés qui la séparaient comme mode d’expression de la poésie, il importe d’observer qu’elle a été suivie en cela par la sculpture, comme l’expérience de Giacometti et celle de Arp en font foi »578.
Sur cette sculpture, voir la thèse de Michael Brenson, The early work of Alberto Giacometti, 1925-1935, Univ. Microfilms International, Ann Arbor (Mi.), 1974, pp. 62-65.
Salvador Dalí, « Objets surréalistes », Le Surréalisme au service de la révolution, n° 3-4, déc. 1931, pp. 16-17.
Sur l’itinéraire qui mène Breton de la crise de l’objet au poème-objet, voir Keith Aspley, « André Breton : the Crisis of the object and the Object-Poem », From Rodin to Giacometti, Sculpture and Literature in France 1880-1950, Amsterdam-Atlanta, Rodopi B.V., 2000, pp. 137-149, ainsi que Haim N. Finkelstein, Surrealism and the Crisis of the object, Ann Arbor, 1979.
Conférence prononcée à Bruxelles le 1er juin 1934, voir André Breton, OC II, p. 223.
Conférence prononcée à Prague le 29 mars 1935, OC II, p. 472.
André Breton, « Crise de l’objet », Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, pp. 275-280.
André Breton, « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », Position politique du surréalisme, OC II, p. 475.
André Breton, Dictionnaire abrégé du surréalisme, OC II, p. 826.
André Breton, « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », op. cit., p. 492-493.
Salvador Dalí, ibid., p. 16.
Ibid., p. 17.
Idem.
André Breton, Entretiens 1913-1952, op. cit., p. 531.
Voir par exemple Caresse ou Le Palais à quatre heures du matin.
Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 207, ill. 187 et p. 210, ill. 191.
Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 39.
René Crevel, « Dalí ou l’anti-obscurantisme », L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes, Paris, Pauvert, 1986, pp. 125-126.
Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 152.
Georges Sadoul, « Giaco », Les Lettres françaises, n°1, 115, Paris, 20 janvier 1966, p. 18.
René Crevel, « Dalí ou l’anti-obscurantisme », op. cit., p. 123.
André Breton, « Crise de l’objet », Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 277.
Ibid., p. 279.
José Pierre, André Breton et la peinture, Lausanne, L’Age d’homme, 1987, p. 171.
André Breton, idem.
Lettre de Salvador Dalí à Paul Éluard, citée par Jean-Charles Gateau, Paul Éluard et la peinture surréaliste, Genève, Droz, 1982, p. 185.
André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », Point du jour, OC I, p. 277.
José Pierre, ibid., p. 167.
Voir André Breton, Nadja, OC I.
André Breton, « Crise de l’objet », op. cit., pp. 279-280.
Ibid., p. 279.
« Du poème-objet », ibid., p. 284.
André Breton, « Équation de l’objet trouvé », Documents 34. Voir L’Amour fou (variantes), OC II, p. 1713.
Alberto Giacometti, « Carnets et feuillets » (vers 1931/1932), Écrits, op. cit., p. 130.
Ibid., p. 5.
José Pierre, op. cit., p. 173.
Idem.
Idem.
André Breton, Position politique du surréalisme, op. cit., p. 478.