2) « Objets mobiles et muets » : Giacometti, poète surréaliste

[« Objets mobiles et muets »579 : Giacometti, poète surréaliste]

‘jeu oui
érotique oui,
inquiet oui,
destructeur oui580.’

Comme l’évocation des poèmes en espace de Giacometti a pu nous le laisser deviner, la période surréaliste de son œuvre apparaît marquée par la place particulière qu’y tient l’écriture. Rien d’atypique à cela dans un mouvement qui revendique, après Apollinaire et Dada, la porosité des moyens d’expression et surtout l’effacement de leur intérêt propre derrière le but poursuivi en commun : un procès « intenté à la réalité » que les surréalistes, Breton le pressent en 1929, sont en passe de gagner581. Miró a déjà entrevu l’abolition de la frontière entre peinture et poésie, les écrivains lui répondent de multiples manières : tous bois expressifs s’équivalent devant l’urgence d’incendier le réel.

Pour Giacometti il s’agit moins malgré tout de la quête d’une surréalité que d’éprouver à travers ce combat qu’il est bien au monde. Ce sentiment d’exister dans le présent par tous les moyens d’expression possibles, il le nomme, et c’est un mot de poids sous sa plume, se réaliser : « Je peux uniquement me réaliser dans les objets, dans la sculpture, dans les dessins (peut-être dans la peinture) et beaucoup moins bien dans les poèmes. Pas dans autre chose »582. Ces notes nous montrent que la littérature lui apparaît alors, au même titre que la politique, la philosophie et l’ensemble sculpture-peinture-dessin, comme une direction possible d’accomplissement pour lui. Mais alors que la philosophie 583 et, nous l’avons vu, la politique, sont rapidement écartées, la voie de la littérature, et tout particulièrement celle de la poésie, seront explorées584. La poésie hante le domaine de la sculpture par une attention portée aux titres qui ne se retrouve à aucun autre moment de la vie de Giacometti. L’Heure des traces, On ne joue plus, Le Palais à 4 heures du matin, Fleur en danger, 1+1=3 : autant de désignations équivoques, entre onirisme, humour et provocation, qui jouent des ressources du langage pour faire rayonner le sens des sculptures dans de multiples directions585. L’écriture poétique semble avoir été sérieusement envisagée par Alberto Giacometti à cette époque comme un recours possible face à certaines impasses de ses recherches en matière de sculpture et l’on remarque que certaines phases décisives de sa création semblent avoir trouvé une partie de leurs conditions d’émergence dans un déclic produit sur le terrain de l’écriture.

On soulignera ainsi le rôle d’Hier, sables mouvants dans le basculement vers le crépuscule de son œuvre surréaliste, et celui joué par Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. dans le grand élan créatif de l’après-guerre. Paru le 15 mai 1933 dans le n° 5 du SASDLR, le premier texte rassemble des souvenirs d’une enfance où il ne voyait « du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à [son] plaisir » et se place donc directement sous l’influence de Breton qui, dans sa tentative avec Les Vases communicants de montrer la parenté entre la veille et le sommeil pouvait écrire : « ici et là le désir qui, dans son essence, est le même, s’empare au petit bonheur de ce qui peut être utile à sa satisfaction »586. Parmi ces objets, un « monolithe de couleur dorée, s’ouvrant à sa base sur une caverne » :

‘Ce fut mon père qui, un jour, nous montra ce monolithe. Découverte énorme, tout de suite je considérai cette pierre comme une amie, un être animé des meilleures intentions à notre égard ; nous appelant, nous souriant, comme quelqu’un qu’on aurait connu autrefois, aimé et qu’on retrouvait avec une surprise et une joie infinie […] ; tout le reste était vague et inconsistant, de l’air qui ne s’accroche à rien […] j’étais au comble de la joie quand je pouvais m’accroupir dans la petite caverne du fond ; j’y pouvais à peine tenir ; tous mes désirs étaient réalisés.’

Mais tous ces jeux sont menacés par la découverte un peu plus loin, « au milieu des broussailles », d’une « énorme pierre noire présentant la forme d’une pyramide étroite et pointue dont les parois tombaient presque verticalement » :

‘La pierre me frappa immédiatement comme un être vivant, hostile et menaçant […]. Son existence m’était intolérable et je sentis tout de suite - ne pouvant pas la faire disparaître – qu’il fallait l’ignorer, l’oublier et n’en parler à personne. Il m’arriva néanmoins de m’approcher d’elle, mais ce fut avec le sentiment de me livrer à quelque chose de répréhensible, de secret, de louche. Je la touchai à peine d’une main avec répulsion et effroi. J’en fis le tour, tremblant d’y découvrir une entrée. Pas trace de caverne, ce qui me rendait la pierre encore plus intolérable, mais pourtant j’en éprouvais une satisfaction : une ouverture dans cette pierre aurait tout compliqué et je ressentais déjà la désolation de notre caverne si l’on eût du s’occuper d’une autre en même temps. Je m’enfuis loin de cette pierre noire, je n’en parlai pas aux autres enfants, je l’ignorai et ne retournai plus la voir.’

Nous n’entreprendrons pas ici de surenchérir sur les nombreux commentaires suscités par ce texte, ce qui nous intéresse plutôt ici serait d’y voir le témoignage du symbolisme complexe auquel Giacometti peut parvenir à l’époque par le biais de l’écrit, comme a pu le souligner Georges Didi-Huberman : « Il est toujours difficile d’interpréter une écriture réminiscente qui se constitue en mythe individuel. Giacometti offrait là un récit suffisamment ouvert et finement structuré pour interdire au fond toute attribution allégorique ou ‘iconographique’ des deux monolithes de son récit »587.

Que l’on choisisse comme Yves Bonnefoy588 d’y lire un dédoublement de la figure maternelle ou bien d’y opposer un pôle masculin à un pôle féminin589, pour nous ce qui importe ici est un fonctionnement analogue à celui des sculptures de l’époque590 et ce qui peut s’y faire jour d’un rapport privilégié de l’œuvre de Giacometti au domaine de l’écrit. Ce que nous dit aussi d’une certaine manière Yves Bonnefoy, qui relève combien cette « tentative d’anamnèse »591 témoigne du « profond désir » manifesté toute sa vie par Alberto Giacometti « de se bien connaître, de pénétrer ses énigmes »592. Yves Bonnefoy choisit d’analyser ce texte en rapport avec le Palais à 4 heures du matin dès l’ouverture de sa monographie. Ce texte l’intéresse car Giacometti y témoigne de son aptitude particulière à mettre en scène des « structures emblématiques » qui « se retrouvent partout dans l’épaisseur signifiante de ses autres écrits ou de ses autres œuvres, ce qui prouve qu’elles sont des catégories de son être-au-monde »593. À cette période, l’écrit relaie donc, complète, prolonge la sculpture, se faufile là où il paraît plus apte à tenter quelques coups de sonde, et s’offre comme une possibilité alternative pour se réaliser, ce que résume une note de ces mêmes années 1932/33 :

‘ou des objets
ou poésie
pas autre chose 594

Il est révélateur de voir Alberto Giacometti figurer à la rubrique « poèmes » du n°5 du SASDLR pour les poèmes-objets déjà évoqués et un autre texte de prose poétique intitulé Charbon d’herbe. Remarquons également que les inhibitions qui sont les siennes dans le domaine plastique et ses scrupules nombreux semblent épargner le domaine de l’écrit. Nous l’avons vu refuser de suivre l’impulsion surréaliste vers le domaine extra-plastique en matière d’objets. Il n’a pas pratiqué non plus, comme le note Thierry Dufrêne595 le dessin automatique. En revanche plusieurs textes de ses « carnets et feuillets » témoignent d’un recours fréquent à une écriture, non pas sous hypnose, mais proche de l’écriture automatique par son caractère délibérément détaché de toute contrainte rationnelle. L’écriture se présente dans ces textes comme un exutoire possible. Alors que les sculptures surréalistes se distinguent par la lenteur de la cristallisation de leurs images596, l’écrit déjoue les entraves et s’offre comme un défouloir par le vertige de la vitesse597. La poésie double la sculpture sans forcément lui être assujettie, comme en témoigne cette note de 1934 :

‘Aller plus loin, tout recommencer, sculptures, dessins, écrire.
Activité indépendante absolument : Poésie 598.’

Dans la crise traversée par Giacometti à partir de 1933, la poésie, et même l’écriture au sens large s’affirment comme des soutiens dans les difficultés traversées : « Me remettre debout sur tous les plans. Écrire souvent, le plus souvent possible »599. Pourtant, une fois la crise passée, après son départ du groupe surréaliste, la nécessité de l’écriture semble s’atténuer, si l’on en croit cette note datée approximativement de 1934/35 dans un texte où s’effectue symboliquement la transition de l’écriture au dessin : « Rien à écrire, rien à dire avec des lettres, formes oui, seulement, assez »600. Si le choix des textes rassemblés dans les Écrits est représentatif de leur abondance dans les différentes périodes considérées, il semble qu’il faille croire ces dernières déclarations, car le texte suivant est daté de 1944601.

Notes
579.

Voir Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., pp. 2-3.

580.

 Ibid., p. 135.

581.

André Breton, « Première exposition Dalí », OC II, p. 308.

582.

Alberto Giacometti, « Carnets et feuillets » (vers 1931/1932), op. cit., p. 130.

583.

« Je ne peux pas écrire de la philosophie […] », ibid., p. 128.

584.

Sur l’œuvre littéraire d’Alberto Giacometti, on se reportera au très beau livre de Donat Rütimann, Alberto Giacometti, écrire la déchirure, Paris, L’Harmattan, 2006. Voir en particulier pp. 91-154 pour cette période.

585.

Cet aspect est évoqué par Thierry Dufrêne, ibid., p. 49.

586.

André Breton, Les Vases Communicants, OC II, p. 181.

587.

Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit., p. 136.

588.

Yves Bonnefoy, ibid., pp. 18-30.

589.

Voir Georges Didi-Huberman, ibid., p. 137.

590.

Voir ibid., pp. 137-139.

591.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 29.

592.

Ibid., p. 27.

593.

Idem.

594.

Alberto Giacometti, « Carnets et feuillets », op. cit., p. 142.

595.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 62.

596.

Voir Alberto Giacometti, « Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures », ibid., p. 17.

597.

Nous pensons aux textes qui figurent dans les Écrits, op. cit., pp. 153, 162, 164 ou encore 171.

598.

Ibid., p. 170.

599.

Ibid., p. 174.

600.

Ibid., p. 181.

601.

Pour une étude détaillée de l’ensemble des écrits d’Alberto Giacometti, voir Donat Rütimann, ibid.