L’arrivée de Giacometti au sein du mouvement coïncide avec le retour de Tzara, ce poète dont Breton vient de saluer « l’efficacité » dans le Second manifeste. Tzara va devenir avec René Crevel l’un des surréalistes les plus proches de Giacometti à cette époque. Tous deux partagent alors ses affinités politiques et ses déchirements. Tzara a soutenu Breton lors de l’affaire Aragon, fidèle aux principes d’indépendance de Dada, mais les événements politiques de 1934 changent sa vision des choses. Lorsqu’à la fin de l’année sa volonté partagée par Crevel de rassembler un front commun des intellectuels602 et de s’engager plus fermement aux côtés des communistes rend de plus en plus problématique leur appartenance au groupe surréaliste, on trouve cette note joyeuse au bas d’une lettre à Tzara d’un Crevel de plus en plus désespéré : il vient de gagner un lot au tirage de la tombola du comité pour la libération du dirigeant communiste allemand Thaelmann. Ce lot n’est autre qu’une sculpture de… Giacometti !603 Avant la guerre, Tzara et Crevel seront les seuls surréalistes avec Breton à demander à Giacometti d’illustrer un de leurs livres.
La correspondance entre Tzara et Giacometti conservée à la bibliothèque Jacques Doucet nous montre qu’une complicité entre eux s’est installée très tôt. Giacometti écrit en novembre 1930 une première lettre à Tzara, gêné de lui être apparu par le hasard des circonstances comme un être en proie à une profonde solitude et de l’avoir renforcé dans cette idée en jouant ce rôle dans leur conversation de la veille. Il ressent pourtant que Tzara a saisi une part de lui-même et de sa vie affective qu’il cherche à éclaircir :
‘[…] Que j’ai ma vie très mal arrangé maintenant de plusieurs manières c’est vrai et vous avez senti ça plus que les autres mais en même temps je suis bien moins seul que vous avez pensé. D’être seul m’est à certains moments un besoin provoqué par différentes choses ou la femme entre surement en grande partie, mais ça n’est pas le manque d’une femme ou la recherche vague d’une femme idéale.Dans la lettre suivante Giacometti dévoile un peu plus le prestige dont jouit Tzara à ses yeux, c’est-à-dire aux yeux d’un artiste qui a grandi à proximité de Zürich, qui fut adolescent au moment du mouvement Dada et qui, s’il n’eut sûrement pas de contact direct avec le mouvement, eut l’occasion d’entendre des récits qui manifestement l’impressionnèrent. Cette lettre écrite au moment où Giacometti vient de rejoindre le groupe surréaliste nous intéresse par ce qu’elle révèle en creux des espoirs suscités par cette autre aventure collective au sein de laquelle il vient de s’engager.
‘Cher amiDada aura réussi, pour Giacometti, l’inscription de l’existence au sein du réel qu’il demande aux avant-gardes, un art qui soit un mode d’agir autant qu’une pensée, c’est-à-dire du langage, et puisse établir, ici et maintenant, un contact entre l’artiste et le monde qui l’entoure. Le maniement malaisé du français fait sourdre ici cette expression heureuse, toute de défiance envers les abstractions : « pensées et pieds coïncidés ». Le mouvement de l’esprit doit correspondre à un mouvement du corps, et l’admiration que voue alors Alberto Giacometti à Dada aide à comprendre sa tentation de bientôt franchir le pas vers l’action purement politique au sein du parti communiste.
Il est alors marqué, nous l’avons vu, par ses amitiés dans le comité de rédaction de la revue Documents et les avertissements de ses amis n’ont pas été sans laisser leur marque sur Giacometti qui répercute une partie de leurs critiques à l’égard du mouvement que Tzara et lui viennent de rejoindre : « Après, même le Surréalisme, je crois, un recul, avec de nouveau des idéalismes, éspoirs, doctrines, et une trénée de passé poussière ou je me trompe »606. C’est que s’accentue à mesure que se projette devant lui la figure de son destinataire, survivant d’un passé peut-être idéalisé lui aussi d’une certaine façon, un sentiment qui persistera durant toute la période surréaliste de Giacometti.
Il lui semble être retranché de l’objet de son désir, flottant sans prises sur cet ici et maintenant, avec nostalgie parfois, parfois plein de dépit et de rage, comme dans ces sculptures d’un « dadaïsme ravageur »607 que sont dans ces années les objets « désagréables », « sans base », « sans valeur », « à jeter »608. Inviolables, les choses, il n’y « touche » pas, comme s’interpose leur gangue de vide : « Vis sur un beau vide plein de courants d’air, touche pas aux choses toutes et chaque […] jour tout en disponibilité (ou l’angoisse (pas le mot juste) la quelque part ?) non, rien en plus et rien en moins »609.
Voir François Buot, Tristan Tzara, Paris, Grasset, 2002, p. 307.
Ibid., p. 312.
Giacometti rajoute le mot « aujourd’hui » et le relie par une flèche à « présent ».
Lettre à Tristan Tzara, 3 novembre 1930, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, TZR.e.1757.
Idem.
Expression de Thierry Dufrêne, ibid., p. 70, qui souligne également son amitié à cette époque avec l’ex-dada Jean Arp.
Voir « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 41.
Idem.