Les sculptures de Giacometti de 1930 à 1933 portent la trace de cette double hantise exprimée dans ces lettres à Tzara : d’une part la hantise des « choses », des objets, de ce réel impossible à atteindre, d’une exigence de vivre pleinement dans le point du temps et de l’espace qui nous est échu, d’autre part celle de la réalité féminine. Toutes les sculptures de cette époque se situent soit en amont soit en aval de ces deux hantises, dans la tension d’un désir qui souvent se retourne en frustration, en « pures manifestations d’agressivité sans nuances »610 contre ce qui se refuse à l’assouvir. Mais l’un des aspects déroutants de ces pièges sculptés réside dans le jeu de brouillage des référents qui, du rapport entre l’artiste et la réalité comme entre l’homme et la femme, rend au bout du compte impossible de démêler lequel serait la métaphore de l’autre. Dans cette ambiguïté alliée dans la plupart des sculptures à une circulation de la violence, dans un jeu de retournements constants entre les deux pôles indécidables du désir et de l’agressivité, réside le caractère à la fois agaçant et fascinant de ces constructions. La main et l’œil menacés, mutilés, constituent des motifs récurrents qui traduisent la persistance d’angoisses liées aux gestes de l’artiste figuratif devant la réalité. Un désir refoulé d’arrêter ces objets « mobiles » s’y exprime. L’œil menacé de Pointe à l’œil dit quelque chose de la violence des choses envers l’œil du peintre qui tente de s’en emparer autant que la pointe peut exprimer le désir violent qui anime le peintre de s’emparer de ces choses611, comme le donnent à penser ces souvenirs rapportés tardivement par Bruno, le plus jeune frère d’Alberto :
‘Quand Alberto me dessinait en train de jouer à quelque jeu d’enfant, je sentais toujours venir le moment où j’allais me trouver transformé en proie par l’intensité de son regard. Il me fixait si fort que je me sentais sur le point d’être pris dans une toile d’où je ne pouvais pas m’échapper. […] Le premier buste qu’il a fait de moi, alors que j’avais à peu près huit ans, je m’en souviens : il voulait que ça soit exactement grandeur nature, et il avait un vieux compas en fer un peu rouillé avec lequel il prenait les mesures de ma tête. Ça m’effrayait quand il avançait les pointes de ce compas vers mes yeux612.’Quant à la main, elle apparaît dès les « Objets mobiles et muets » du SASDLR où elle tente de s’emparer à ses risques et périls du gourdin hérissé d’épines que l’on retrouvera en sculpture sous le nom d’Objet désagréable (1931)613. Elle réapparaît comme en pointillés sur le ventre gravide de Caresse (1932)614, incitant les mains des spectateurs à venir se poser à cet endroit. La menace de punition qui guette ce jeu de mains se manifeste clairement dans l’engrenage que le spectateur imagine déjà broyant la pauvre Main prise de 1932. Fragment de corps morcelé, désarticulé, gisant comme prostrée dans son incapacité, la main figure également dans la Table surréaliste de 1933 avant de s’élever de nouveau pour, retrouvant un corps, tenir le vide devant L’Objet invisible de 1934, sculpture que l’on trouve encore sous le titre Mains tenant le vide.
La pointe menaçant l’œil de la sculpture de 1931 évoque encore un phallus si bien qu’on ne sait quel désir est en dernier recours la métaphore de l’autre : le désir de trouver par l’art un moyen d’accès au réel et le désir sexuel semblent s’aiguiser et s’éclairer l’un l’autre dans cette logique du coup contre coup que Georges Didi-Huberman décrit à propos du grand Cube de 1934, en tension irréconciliable entre abstraction et figuration615. De même l’Objet désagréable, insupportable par la résistance qu’il oppose et jeté de dépit à terre, mais aussi « phallus déraciné » d’un Lautréamont continué par Jarry, trouve son pendant dans un sujet désagréable, la Femme égorgée 616 de 1932, « la carotyde tranchée »617, insecte écrasé à terre. Phobies et fantasmes circulent dans ces œuvres, de la main intégrée à la sculpture à la main appelée par les objets à manipuler, de la main curieuse à la main punie, de l’œil voyeur à l’œil menacé…618
De cette période de l’œuvre de Giacometti il nous faut dire encore quelques mots pour préparer des développements ultérieurs. Lui-même la présente dans sa lettre à Pierre Matisse comme une mise entre parenthèses de son souci figuratif pour un regard plongé en soi : « Il ne s’agissait plus de présenter une figure extérieurement ressemblante, mais de vivre et de ne réaliser que ce qui m’avait affecté, ou ce que je désirais »619. Yves Bonnefoy a montré combien Giacometti avait puisé dans le surréalisme les moyens d’une connaissance de soi et que cette période semble avoir été aussi efficace qu’une analyse pour éclairer la part inconnue de son affectivité et l’ambivalence de son rapport à la femme. Le surréalisme ouvrait à « une pensée nouvelle de l’amour », et ses tables de jeu de 1931-32 proclament qu’« il y a une partie à jouer, dans le rapport homme-femme, une partie dont l’enjeu est le destin »620. Il est alors possible de distinguer deux périodes dans l’œuvre surréaliste de Giacometti, puisque Le Palais à 4 heures du matin peut se lire comme une œuvre-charnière marquant la fin du travail d’introspection auquel il se consacrait : « la recherche qu’il avait entreprise avec Boule suspendue, ce seuil si énigmatique encore de sa descente dans l’inconscient, est arrivée à son terme […] il sait maintenant ce qu’il aura à résoudre »621. Ce moment marque en effet pour Yves Bonnefoy « la prise de conscience que ce qui compte dans une vie ce ne sont que quelques objets, situations, êtres… »622.
Cette époque à propos de laquelle Giacometti affirme que « ce n’était plus la forme extérieure des êtres qui [l’] intéressait mais ce [qu’il] sentait affectivement dans [sa] vie »623 est celle où le souci constant de Giacometti de faire entrer le spectateur dans l’aire spatiale de la sculpture le conduit à explorer la forme du jeu ou du jouet :
‘Ce que Giacometti ajoutait maintenant au vocabulaire [de la sculpture], c’était de placer la construction dans un cadre spatial fait de tiges de fer et de permettre au spectateur de faire bouger un des éléments et de l’encourager à le faire624.’Ces sculptures qui excitent le désir du spectateur de jouer ou de pénétrer dans leur aire, David Sylvester les répartit en trois groupes : les constructions « dont les éléments sont mobiles » – répartis eux-mêmes en deux sous-groupes : « ceux qui sont placés dans un cadre spatial et ceux qui ont la forme d’une table de jeux » –, les objets « qui sont complètement mobiles » et enfin « les maquettes pour des environnements dans lesquels les spectateurs peuvent se déplacer »625. D’une sculpture qui, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, voulait toucher le spectateur, nous évoluons donc vers une sculpture qui l’incite à toucher 626 , fut-ce pour lui mordre les doigts. Celui qui arrache la boule de Circuit à son labyrinthe privé de centre pour la déposer dans ce creux immobile, soustrait au temps, semble réaliser tous ses désirs secrets, la rendre à sa pierre dorée 627. Car toutes ces sculptures qui ont l’avenir pour enjeu font signe vers ce rapport au temps et à l’espace qui se dit avec angoisse dans la lettre à Tristan Tzara : temps suspendu d’un Palais à 4 heures du matin, nostalgie du temps de l’enfance, temps du présent déchiré avec cette urgence de « pensées et pieds coïncider »628. La boule que nous retrouvons dans plusieurs autres sculptures nous dit quelque chose de cette urgence, de ce vertige. Elle figure au centre du Palais à 4 heures du matin. Dans le texte paru dans Minotaure, Giacometti écrit à son propos : « Je ne puis rien dire de l’objet sur une planchette qui est rouge ; je m’identifie avec lui »629.
A-t-on assez perçu dans le titre inaugural de la période surréaliste, L’Heure des traces, le seul à s’être appliqué à deux sculptures, que s’insinuait sous le voile des signifiants une autre heure, marquant elle aussi cette période de son empreinte : l’heure des astres, ou l’heure-désastre 630. On a rapproché de manière révélatrice la Boule suspendue du souvenir de l’horloge familiale à Stampa, du soleil effleurant un croissant de lune que ces formes gravées dans les souvenirs de Giacometti évoquent631. Ces années sont en effet celles d’un désastre évoqué magistralement dans le Cube de 1934, dans ce qu’il met en jeu d’une pensée de la mort sourdement présente durant toute cette période, au travers encore du motif du tombeau632. Le polyèdre connu sous le nom de Cube est un souvenir de Dürer dont Georges Didi-Huberman a montré les différentes percées au sein de l’œuvre surréaliste633 et ce qui s’y noue d’un impossible deuil et d’un rapport problématique à la figuration. La perte de son père en juin 1933 jette en effet Giacometti dans un état de prostration extrême634 – alité, il ne peut pas assister à l’enterrement – et ravive une angoisse déjà sensible au sujet de ce qui se joue d’un rapport à la mort dans le problème de la figuration. Dans le Cube se retrouve enfouie une partie de son trouble d’alors, dialectisée sans horizon de synthèse635 dans le conflit de l’anthropomorphisme et de l’abstraction qui s’y cristallise636. Dans une lettre à André Breton écrite l’été qui suivit la mort de son père nous retrouvons tous ces fils subtilement noués :
‘j’ai pensé à un article sur Saturne lu l’autre jour dans une revue allemande, des petites choses qui m’ont beaucoup frappé ! la pierre et le bois appartiennent au matière saturnienne et le polyeder dans son angularité est un symbole saturnien c’est la même forme que j’ai voulu représenter sur ma table en plâtre637 table qui pour moi avait beaucoup à faire avec la mort ou plutôt une espèce d’abolition [rajout : « ce mot n’est pas juste »] sans espoir de toutes les choses et mouvement le même polyeder représenté sur la gravure de Dürer Mélancolie. Mais Saturne était aussi le dieu de l’âge d’or – pour nous l’enfance je pense638.’Le polyèdre, que Giacometti orthographie à la manière allemande, est donc vu par lui comme un symbole saturnien chargé d’exorciser un contact avec la réalité de la mort et du bonheur perdu de l’enfance, interrogeant la possibilité de se relever par-delà ce désastre. Cette sculpture traduit le deuil qui dans ces années a « mis le monde de Giacometti en chaos, donc en mouvement »639 :
‘Il le mettait bas en un sens – ou plutôt dans les deux sens que suggère cette expression -, mais dans un autre il le re-verticalisait littéralement, mortellement. Or, le Cube se trouve bien dans l’œil de ce cyclone ; il rompt déjà avec tout le travail mené par Giacometti sur l’horizontalité ; mais il est bien trop lourd encore, bien trop grave pour être gravide de la suite, pour donner lieu aux « élancements » fameux de la fin des année quarante et des années cinquante. Le Cube est en avance pour donner naissance à autre chose dans l’art de Giacometti, mais il s’alourdit d’un inéluctable retard, d’une mémoire qui l’immobilise dans sa position singulière, solitaire et finalement stérile (je veux dire : sans descendance stylistique chez Giacometti). Entre l’avance et la fuite, entre la massification mortifère et le contact différé, le Cube s’immobilisait donc, en 1934, entre un deuil et un désir 640. ’De ce moment de mélancolie, Giacometti fait don à sa sculpture, l’évidant en son centre, lui communiquant cette perte inconnue qui pour Freud caractérise la mélancolie où le sujet « se creuse intérieurement »641, faisant d’elle ce que Didi-Huberman nomme un « bloc de mutité identificatoire et funéraire »642.
Deux périodes, donc, dans cette « époque »643 surréaliste de Giacometti : une période horizontale qui débouche, après Le Palais à quatre heures du matin, sur la grave crise de 1933 après laquelle le monde de Giacometti se re-verticalise. Les dialogues avec les écrivains que nous allons désormais envisager nous placent face à cette seconde période ouverte par la crise de 1933.
Notons simplement que dans cette « époque surréaliste » qui se caractérise, nous l’avons vu, par une production textuelle abondante de la part de Giacometti et sa participation aux activités et aux revues surréalistes, une relative distance se marque dans le fait que Giacometti signe très peu de tracts et déclarations collectives. Nous avons vu les raisons politiques qui pouvaient motiver une telle attitude mais il faut observer également que son œuvre rencontre un relatif silence au sein d’un groupe prompt à écrire sur les artistes. Il est en effet paradoxal que ses deux œuvres ayant provoqué une réaction écrite dans le groupe sont des œuvres liminaires, des œuvres-frontières : la Boule suspendue, réalisée alors que Giacometti n’est pas encore membre du groupe, et qu’Yves Bonnefoy lit comme un « appel »644 dirigé vers ses membres, et l’Objet invisible, que le même Yves Bonnefoy considère avec raison comme un Janus645 tourné à la fois vers le passé surréaliste et vers un avenir hors du surréalisme. Entre ces deux œuvres marginales, une production pourtant abondante en ces quatre années ne suscite aucun écho contemporain. Le rapport à certains d’entre eux, comme René Char, ou, nous l’avons vu, Louis Aragon, ne connaîtra ses plus beaux développements que par-delà le surréalisme. Un relatif silence, donc, occulté par la force de la relation avec Breton et compensé par sa contribution à l’offensive collective des revues.
Jacques Dupin, TPA, p. 44.
Voir Jean Clair, « Alberto Giacometti : ‘La Pointe à l’œil’ », Cahiers du musée national d’Art moderne, n°11, 1983.
Bruno Giacometti, « Souvenirs fraternels », Alberto Giacometti, dir. A. Kuenzi, Martigny, Fondation Pierre Gianadda, 1986, pp. 37 et 41.
Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 206, ill. 186.
Ibid., p. 203, ill. 183.
Voir Georges Didi-Huberman, ibid., p. 80.
Michael Brenson (ibid., p. 127 et n. 189) évoque une possible influence sur cette sculpture d’un souvenir (épisode du dentiste) cité dans L’Âge d’homme de Michel Leiris.
Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 42.
Nous ne relevons ici que quelques éléments importants pour notre propos. Pour des développements sur ces différents aspects on consultera entre autres les ouvrages déjà cités d’Yves Bonnefoy, Georges Didi-Huberman, Thierry Dufrêne, Reinhold Hohl, Rosalind Krauss, David Sylvester et Michael Brenson.
Ibid., p. 41.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 206.
Ibid., p 209.
Idem.
Alberto Giacometti, ibid., p. 41.
David Sylvester, ibid., p. 69.
Ibid., p. 75.
À propos de Projet pour une place : « je voulais qu’on puisse marcher sur la sculpture, s’y asseyer [sic] et s’y appuyer » [« Lettre à Pierre Matisse », Écrits, op. cit., p. 42].
Au sujet de cette sculpture, voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 205.
Alberto Giacometti, Lettre à Tristan Tzara, ibid.
Écrits, op. cit., p. 19.
Sur le « désastre », voir chapitre II.
Dans une lettre à Breton qui suit de peu la difficile période de la mort de son père, Giacometti note : « […] j’écoute l’horloge ». Lettre du 8 août 1933 conservée à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet (BRT.c.831).
Yves Bonnefoy a montré ce qu’On ne joue plus doit au Jugement dernier de Fra Angelico, ibid., p. 224.
Voir Georges Didi-Huberman, ibid., pp. 41-72.
Voir James Lord, ibid., p. 149.
Georges Didi-Huberman (ibid., p. 80) a montré comment la logique du coup contre coup dont cette sculpture résulte congédie toute « linéarité dans la ‘progression’ stylistique telle que l’historien de l’art aime à l’envisager ».
Voir Georges Didi-Huberman, ibid., p. 72 ; selon lui le Cube « renverse la notion usuelle de l’abstraction : comme si une tête sans dimension était là, nous regardant depuis son impossibilité à s’extraire figurativement de son monolithe, de son cristal, de sa prison de pierre – ou de sa pierre tombale » ; le paradigme du père, peintre figuratif, agit par contrecoup chez Giacometti comme « interdit de la figuration », ibid., p. 102.
La Table surréaliste, voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 221, ill. 203.
Alberto Giacometti, Lettre à André Breton, Bibliothèque Jacques Doucet, BRT.c.831.
Voir Rosalind Krauss, ibid., p. 243.
Georges Didi-Huberman, ibid., p. 154.
Ibid., p. 155-156 : « Ce qui différencie métapsychologiquement le travail du deuil de celui de la mélancolie, on le sait depuis Freud, est que dans le second cas « on ne peut clairement reconnaître ce qui a été perdu […], [le sujet] sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne » (S. Freud, « Deuil et mélancolie » (1917), trad. J.-B. Pontalis et J. Laplanche, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 151) […]. Mais, lorsque la perte est inconnue, le sujet lui-même […] se creuse intérieurement, se ménage une place vide qui, pour ainsi dire, le mange du dedans. Alors il rétrécit, comme si le vide amenuisait efficacement les proportions du volume, il s’émacie, il entre dans un « délire de petitesse » qui « consume son moi » (écrit Freud) comme les figures mêmes de Giacometti auront si souvent consumé leur propre matière jusqu’à devenir minuscules » ; Le visage gravé ultérieurement par Giacometti sur ce polyèdre « nous dit une fois de plus combien la géométrie, loin d’être une ‘stylisation’ du réel ou l’exercice abstrait d’une idéalité harmonique, donne ici le lieu même, voire le style, d’un moment mélancolique aussi violent qu’un regard d’orbites vides », ibid., p. 157.
Ibid., p. 187.
En référence au « problème des deux époques » soulevé par Yves Bonnefoy, voir « Giacometti : le problème des deux époques », op. cit.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 196.
Ibid., p. 226.