5) Les Pieds dans le plat de René Crevel : première illustration d’un ouvrage surréaliste

La Boule suspendue évoquée dans le SASDLR apparaissait comme le point de réfraction d’une aventure collective de la pensée, et aucun dialogue particulier ne s’était donc détaché de cette aventure collective avant la réalisation par Giacometti en 1933 d’une eau-forte pour le dernier livre de René Crevel paru de son vivant. À l’inverse de ce qui s’était passé avec Michel Leiris, c’est cette fois Giacometti qui est amené à faire un pas vers une œuvre de mots et à prendre l’initiative de ce premier dialogue surréaliste après le polylogue suscité par la Boule suspendue. René Crevel a évoqué, nous l’avons vu, cette sculpture avec un enthousiasme pleinement incarné et tout laisse supposer qu’il s’est de la même manière livré corps et biens aux autres machines à capter et agacer les pulsions inconscientes ourdies par Giacometti. Ces années où lui-même dans des œuvres telles que Mon corps et moi essayait de faire de son côté la lumière sur ces mêmes pulsions, s’efforçant d’accepter de plus en plus consciemment une homosexualité qui restait taboue au sein du groupe surréaliste et de la revendiquer comme l’un des aspects de cette libération du désir voulue en commun.

Dans Les Pieds dans le plat, Crevelne s’embarrasse plus de masques. Le projet de ce livre est déjà ancien, puisqu’au début de l’année 1932, il écrit à Marie-Laure de Noailles646 depuis Davos où il effectue l’un de ses nombreux séjours dans un sanatorium : « J’ai travaillé formidablement à une chose que sans doute personne ne voudra publier. Mais tant pis. Je l’ai lu à Giacometti que j’ai rencontré à Saint-Moritz »647. Giacometti aime déjà cette première version du roman et propose à Crevel d’en dessiner le frontispice. Crevel a publié en 1932 Le Clavecin de Diderot, il en a offert un exemplaire à Giacometti, qu’il surnomme « Pac », accompagnant sa dédicace « d’un petit portrait-charge de Giacometti en bouc en érection jouant du clavecin avec les dents »648.

Les événements de l’année 1932 les éloignent, nous l’avons vu, puisque Crevel choisit le soutien sans faille à Breton, mais cet éloignement est de courte durée et l’année 1933 voit la réalisation du projet en commun649. Léon-Pierre Quint vient en effet de reprendre la direction des anciennes éditions Kra, devenues les éditions du Sagittaire, et son jeune associé, Édouard Roditi, aime le texte qui lui évoque le marquis de Sade ou Pétrus Borel et veut s’assurer l’édition des textes ultérieurs de Crevel. Le livre sort fin avril 1933 avec le frontispice de Giacometti pour le tirage de tête650.

Dès cette première collaboration Giacometti démontre une aptitude qui ne se démentira pas à croiser une lecture pénétrante des textes qui lui sont proposés et la poursuite d’une méditation personnelle à travers un réseau d’images récurrentes. Cette eau-forte peut à la fois éclairer de manière précise le texte du roman et s’insérer dans les variations sur un même thème par lesquelles se décline pour l’artiste un retour sur la part ignorée de soi et sur les directions possibles de son art dont nous avons pu suivre la persistance dans l’œuvre de cette période. Véronique Wiesinger, dans sa préface à la réédition récente de Mais si la mort n’était qu’un mot, donne des indications précieuses sur l’élaboration de cette eau-forte, mais il paraît trop restrictif d’y voir un simple « portrait métaphorique de l’auteur se débattant avec sa maladie »651. En effet Giacometti envisage l’art du frontispice comme un art de la densité et du dépouillement. À la différence de ce qui se passe dans le livre illustré, un seul espace est laissé à l’artiste, mais cet espace est celui du seuil, il accueille le lecteur au nom et à la place de l’hôte, tout en proposant une amorce de lecture. Giacometti accepte d’emblée le double jeu d’une ouverture de soi à la faveur de la plongée dans l’autre et d’une ouverture de l’autre à soi. Il nous propose en effet l’énigmatique mise en contact d’un espace éminemment personnel, celui de la cage-nasse si représentative de son art652, et d’une des images obsessionnelles du Crevel de cette époque, celle de l’hippocampe, qui est également le surnom donné à sa maladie653. Mais dans cette image elle-même apparaît inscrite la réversibilité du jeu des miroirs puisqu’elle fait signe en outre vers une plongée de l’œil de l’écrivain dans l’espace de la peinture si, du choix de Giacometti, il faut aller chercher l’origine dans un texte de Crevel sur Paul Klee, ainsi que le propose de manière très convaincante Dieter Koepplin654.

Nous reportant vers ce texte nous découvrons que Giacometti s’est d’abord ouvert à une question posée sous la forme d’un signe graphique jailli des profondeurs de l’inconscient :

‘Le plus brave des hommes oserait-il regarder, en plein dans les yeux, un hippocampe, point d’interrogation à tête de cheval, tout droit jailli des profondeurs à la surface du rêve ?
Ce beau fils des mers, plus vertical dans son ascension qu’un lift dernier cri, ce Centaure dont la simple présence trouble au point que tout doit être remis en question, quel autre symboliserait mieux l’œuvre de Paul Klee ?655

La complexité de cette image où l’hippocampe devient un « lift » quintessencié, un avatar de l’ascenseur pris comme métaphore de l’art, nous semble faire signe dans deux directions dont la contradiction résume l’expérience de Giacometti surréaliste. L’hippocampe est d’abord l’emblème d’une plongée dans l’inconscient symbolisé pour Crevel par un monde aquatique omniprésent dans son œuvre de cette période. Il s’y déploie, selon Jean-Michel Devésa, une « écriture des profondeurs, écriture des pulsions »656. Giacometti s’ouvre ici exceptionnellement à une rêverie matérielle peu familière aux montagnards helvètes – le monde sous-marin ne réapparaît quasiment pas dans son œuvre. Il donne à voir par son dessin l’opposition entre les « scaphandriers d’Europe […] aux doigts bien lourds », et les « plongeurs polynésiens » – doubles de l’hippocampe dans le texte – qui, échappant « au martyre des semelles de plomb […] n’aiment à cueillir, dans leur promenade entre les flots, que les perles douces, rondes, à l’image des paupières de leur sommeil ingénu »657 . À ces plongeurs polynésiens s’apparente pour Crevel l’art de Paul Klee, dont « le pinceau devenu aimant » – dans le double sens du terme – déroule pour nous, en « longs anneaux […] le labyrinthe du rêve, soudain magnétisé ». Le peintre se fait alors le véhicule de tout l’espoir placé par les surréalistes dans le pouvoir libérateur de l’art, sa force de rupture « orientale »658 face aux pesanteurs du rationalisme occidental, la brutale effraction du rêve dans le « peu de réalité » qu’il permet.

C’est en effet en des termes explicitement surréalistes que l’œuvre est lue : « Et voilà bien la plus intime et la plus exacte surréalité »659. Cette œuvre s’affirme, selon Crevel, « d’après le déluge »660, un déluge de l’inconscient venu compléter le travail de l’autre. Mais Giacometti fait résonner d’une façon bien personnelle cette phrase dirigée vers Paul Klee et que son dessin semble illustrer à la lettre : « Le peintre doué de poésie, dans la plus sèche géométrie saura trouver les échelles pour ses plongées »661. Rien ne transparaît en effet dans son eau-forte du fruit de ces plongées tel qu’il est évoqué par Crevel dans la suite de ce texte :

‘Il monte, descend, remonte, et, au plus haut palier, parce que la clef a été perdue de cette porte qui devait s’ouvrir à même le ciel, à même le vent, Paul Klee n’aura qu’à regarder dans le trou de la serrure pour découvrir, dans deux centimètres carrés béants, un monde d’étoiles que les hommes croyaient perdu662.’

Giacometti ne retient rien de l’ivresse des profondeurs à laquelle ce texte livre passage, il concentre son attention sur la tension qui oppose la baleine essoufflée – autre image d’un rationalisme aux semelles de plomb – à l’hippocampe. Dans l’onirisme suffoqué de son dessin, l’euphorie le cède à l’angoisse, et la présence de l’hippocampe, dépouillée de son nimbe d’allégresse, ne dit plus que ce trouble où « tout doit être remis en question »663. La satire sociale s’insinue dans le texte avec la figure de la baleine qui oppose à la tentation des grandes plongées le besoin bourgeois de se raccrocher à une vision étriquée de la réalité :

‘Or, comparé à ce fatal et solitaire petit pégase, combien moins redoutables nous apparaissent les mastodontes pesamment affirmés.
C’est que toujours il y a eu, et toujours il y aura, une quelconque Réalité pour servir de bergère au monstrueux troupeau.
Paissent en paix les baleines parmi les plus glacées des steppes liquides.
Si j’en crois mes souvenirs du temps d’histoire naturelle, ces bonnes grosses mères, aussi peu fortes pour plonger que les dondons des plages petites bourgeoises, parce qu’elles n’ont point (telles cesdites dondons) l’hiver venu, la ressource des magasins où chiffonner rubans, soies et galons, crachent de grands jets qui métamorphosent l’eau en panaches jumeaux des plumes, d’un si bel effet sur les galurins régionalistes, au fin fond du fin fond des provinces, car, Dieu merci, les sous-préfètes, les notairesses, les colonelles n’ont point toutes, malgré le siècle, perdu le sens de la majesté664.’

Giacometti nous livre une image inquiétante de la « dondon » de Crevel, dépouillée du ton sarcastique dont l’enrobait la prose « à sauts et à gambade » de son ami, mais aussi de toutes autres graisses, dépouillée jusqu’au squelette. Ce tropisme du squelette peut trouver son origine lui aussi dans un texte qui rappelle les baleines « mégalomanes » à leur cousinage avec ces « monstres préhistoriques » qui n’ont « laissé sur notre globe que le souvenir de leur squelette » et avec le diplodocus dont on peut venir « chatouiller les os » au Muséum665. Toujours est-il que le frontispice des Pieds dans le plat ne conserve qu’un rapport ambigu à l’excursion sous-marine que promettait l’art surréaliste dans le texte sur Paul Klee : un rapport de suffocation. Difficile de ne pas voir un lien entre la cage de l’illustration et la tuberculose que Crevel va soigner en Suisse, lui dont « la cage thoracique est l’enjeu du combat qu’il mène pour sa propre survie »666.

Quant à l’hippocampe, il se fait scrutateur d’une claustrophobie, témoin vaguement sadique du supplice d’un noyé qui aurait troqué sa pierre au cou pour le disque de mélasse dans lequel se trouvent englués ses pieds. Rien du « fin nageur qui se pâme dans l’onde » et « sillonne gaiement l’immensité profonde » de Baudelaire, mais une prison sous-marine paradoxalement très terrestre puisqu’elle vous retient par les pieds. Nous retrouvons ici les hantises de Giacometti : hantise sexuelle dans la verticalité phallique de l’hippocampe opposée à la féminité mortifère du disque dans lequel se trouvent pris les pieds de la figure décharnée, d’apparence masculine mais, comme le souligne Dieter Koepplin, « asexuée »667 ; hantise du regard aussi. Cette hantise du regard dont Yves Bonnefoy souligne le caractère déterminant dans le rapport de Giacometti à la création668 se détache comme le foyer de cette « question » dont l’hippocampe, « point d’interrogation à tête de cheval » apparaît porteur dans le texte de Crevel. Si ce « fatal petit pégase » questionne, c’est en effet par ce regard perçant tourné à la fois, si nous suivons l’alignement de son corps, vers la figure encagée, et, si nous suivons l’orientation réelle de cet œil en accord avec la morphologie chevaline, fût-elle sous-marine, vers le lecteur. Or la figure ne peut répondre à cette injonction scrutatrice, son crâne dépourvu de globes oculaires se détourne de la face qui le questionne pour dresser vers le ciel des orbites vides, aussi étouffée peut-être par cette ablation de la vue que par l’absence d’air dans sa geôle. L’inconscient n’est un espace de natation sereine que pour le tranquille petit cheval des eaux, la figure humaine ne laisse paraître quant à elle qu’un spasme liquide où le regard suffoque.

C’est que l’atmosphère a changé depuis le texte sur Paul Klee et que le roman dont l’image de Giacometti marque le seuil se déroule sur fond d’accession de Hitler au pouvoir. La baleine s’y est muée en Augusta, « incarnation la plus parfaite et la plus typique de la culture européenne »669 ou encore en Esperanza, l’autre mère castratrice ouvertement autobiographique dans ce pamphlet qui mêle la dénonciation du bourbier où s’enfonce la vieille Europe à celle de la morale bourgeoise. Dans Les Pieds dans le plat, qui reprend presque mot pour mot certaines phrases du texte sur Klee, l’hippocampe qui au cœur de la brume apparaît à l’archiduchesse Augusta prend un tour méphistophélique :

‘Augusta poussa un grand cri : « Le feu de l’enfer ! » et, l’incendie dont elle se sentait la proie n’allait pas être éteint par la neige noire qui pourtant s’était mise à tomber fort épaisse. L’univers était un immense catafalque sur lequel l’hippocampe, le plus haut dignitaire de la nouvelle apocalypse, célébrait l’office avec, pour enfants de chœur, des écureuils à mains de singe dont les rituels costumes à traînes de fourrure ne dispensaient point les visages d’une angoissante ressemblance avec les rats, car étaient venus les temps à la gloire des rongeurs. Pape noir des points d’interrogation, l’hippocampe faisait la quête et Augusta lui donnait tout ce qu’elle avait et se donnait elle-même pour un plancher digne de l’enfer qu’elle ne pouvait plus tolérer simplement pavé de bonnes intentions… »670

L’hippocampe est celui qui libère la sauvagerie des eaux, et dépeint à Augusta ce nouvel océan, le Belliqueux, dont elle pourrait être la « souveraine », la « baleine »671. Car l’océan cède trop aisément aux caprices « des aquariums décoratifs », et si « la plaine liquide se laisse encager, il ne saurait plus être question que de Pacifique ». Une « plaine liquide encagée », voilà ce que nous présente le dessin de Giacometti, et face à quoi se dresse son ironique « pape noir des points d’interrogations ».

Mais quel sens revêt alors cette figure humaine asexuée, cette figure dont le regard s’étouffe ? Peut-être faut-il regarder vers cet avatar de l’hippocampe apparu un peu plus loin dans le roman, alors que chez Augusta revenue dans les rues de Budapest « possédée » par son « affreuse vision »672, un professeur allemand préparant une thèse intitulée « De la psychologie tzigane et des réactions diverses qu’entraîne le passage des nomades parmi les peuples stables » a diagnostiqué une « tziganophobie qu’on avait tout lieu de redouter chronique »673. C’est juste après avoir brisé la « tête en ivoire sculpté » qui terminait son ombrelle sur le crâne d’un tzigane trop ému par la noyée qu’il venait de repêcher qu’Augusta, au cœur d’une épaisse forêt, voit ses sentiments maternels éveillés par « un petit garçon de cinq ou six ans qui dansait nu au milieu d’une clairière »

Bien que « l’hippocampe de son hallucination » soit « inférieur en diablerie à n’importe quel fils de la race maudite qui impose à une saine et toute neuve nation ses souilleurs de jolies noyées », et nonobstant les différences essentielles qui existeraient toujours « entre une archiduchesse, incarnation la plus typique et la plus parfaite de la culture européenne et le descendant, même rentré dans l’ordre, des voleurs de chevaux », elle se met en tête d’éduquer l’enfant tzigane, de « métamorphoser en petit monsieur ce jeune plantigrade »674. Réfractaire aux velléités civilisatrices de la bienfaitrice qui voulait en faire un « artiste », lui apprendre la tapisserie, son protégé la déçut tant que, rattrapée par sa tziganophobie, elle finit par l’envoyer à l’usine, fabriquer des chaussures Bata675 : « ‘Ah, ah, petit tigre-requin, tu ne peux supporter la moindre pantoufle, on va te faire fabriquer des godillots »676. Mais ces représailles ont une issue tragique puisque le « bébé tralala » s’enfuit de chez Bata, pour venir lui dérober les reliques de feu le général Stephanic :

‘Incapable de supporter l’idée de ces reliques polluées par l’un de cette race maudite, Augusta promit une récompense décisive à qui lui ramènerait, en quelque état qu’ils fussent, l’auteur et les objets du larcin. Mais encore fallut-il trois jours pour les retrouver au fond de le rivière.
Le bébé tralala, déjà presque décomposé, pieds nus comme pour narguer dans la mort sa bienfaitrice dans la vie, était revêtu de l’uniforme-souvenir où l’on aurait pu en mettre au moins quatre de sa taille. À cette nouvelle et malgré tant d’atroces détails, Augusta ne pût s’empêcher de pousser un cri de victoire : ‘J’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable’, répétait-elle sur un rythme à la fois lyrique et épique677.’

La suite du roman fait intervenir un dernier avatar de l’hippocampe, surnommé Rub dub dub, qui subit quant à lui sa déchéance jusqu’au bout, et les tortures d’une mère – Espéranza – qui veut « métamorphoser un poulain indompté en bon petit cheval, et pourquoi pas cheval de fiacre »678. L’« enfant séduisant » qu’il était devient ainsi Rub dub dub, puis un « gringalet »679 à l’anatomie misérable qu’elle va faire circoncire pour lui faire passer le goût des pratiques masturbatoires. Au restaurant, il règle ses comptes œdipiens avec les yeux d’un symbolique merlan frit :

‘Ces boules pas même teintes, ces pilules d’insensibilité qu’il a, sans oser les croquer, avalées, elles étaient deux gouttes durcies de ce sperme dont il se trouve être né, par l’entremise d’Espéranza. Quant à lui, l’avorton que son rêve situe très haut dans la hiérarchie d’une visqueuse humanité aux prunelles de feutre nacré, sans doute n’a-t-il révisé ainsi le mythe d’Œdipe que pour une adaptation marine. Mais puisque, au lieu de tuer le père, il s’est contenté de lui manger les yeux, il ne va pas se crever les siens. L’ordre des meurtres et des meurtrissures a été interverti. Il lui faut donc se tuer, pauvre Œdipe à Colonne. Mais nul sommeil ne saurait permettre à Colonne d’être le nom d’une ville. Dans le désert, l’homme va mourir de son rêve aveugle. Il s’est déjà vidé de tous ses os. Il en étaie sa potence, l’organe de son désir, cette potence, à quoi piètre baudruche fanée, il doit se pendre. Il ressuscite au matin flottant sur les eaux plombées de la mémoire qui, aux reflets des temps révolus mêlent le visage du présent, le visage de celui qui regarde le présent 680. Va-t-il supporter, toute une vie, ce louche miroir ? Il se tire un coup de revolver dans la poitrine. Bien entendu, il se rate. On le transporte à l’hôpital681.’

Le gringalet passe sa convalescence en Suisse, où Crevel soigne sa tuberculose lorsqu’il lit son roman à Giacometti, et se découvre « la même envie de quitter son lit de sanatorium qu’un poisson celui de sa rivière. Et de s’attendrir soudain au souvenir de l’enfant séduisant, c’est-à-dire indompté, qu’il fut, avant de se voir métamorphosé en Rub dub dub pour finir par n’être plus qu’un gringalet bon à rien qu’à se torturer »682.

Il semble que ce soit dans l’image de cet Œdipe à Colonne, aux yeux mangés, en train de mourir de son « rêve aveugle », qu’il faille chercher l’origine de la figure proposée par Giacometti pour son frontispice, comme face à lui l’hippocampe semble représenter « le visage de celui qui regarde le présent ». Il s’agit là encore d’une image saturnienne, d’un précipité de mélancolie où s’insinue le souvenir d’un âge d’or. L’âge d’or, « pour nous l’enfance, je crois », écrit Giacometti à Breton au cours de l’été 1933. L’hippocampe en est le rappel, « enfant séduisant », va-nu-pieds, celui que n’a pas encore bâté une civilisation croupissante, peut-être est-ce même précisément pour cela que « l’hippocampe » est encore le nom donné par Crevel à sa maladie. Crevel et Giacometti semblent donc s’être retrouvés dans cette nostalgie commune d’une vie immédiate, scaphandrière, dans le vol en éclats des aquariums. La nécessité de l’action politique pour mettre fin à ces conditions de vie débilitantes – à ce festin paneuropéen dont la plus glorieuse représentante, Augusta, ne tarde pas à se convertir au national-socialisme683 – semble également les avoir rapprochés à cette époque, et Giacometti ne dut pas avoir beaucoup à reprendre au violent pamphlet qui clôt le roman. Crevel attend de l’artiste aussi qu’il sache mettre « les pieds dans le plat » et réponde à la sourde rumeur qu’il entend monter en Europe. Même s’il ne sait pas encore comment procéder et récusera la voie directement politique, il va devancer le dernier message aux peintres lancé par son ami dans Commune le 9 mai 1935, peu avant son suicide :

‘… Et certes la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines. Il y a surenchère et non point trouvaille… Il importe de savoir aller à rebours, à condition que cet « à rebours » ne devienne jamais « à reculons » […]684.’

Ce roman déroutant de Crevel, au style alambiqué, à l’humour féroce et grinçant, dont la fiction ubuesque finit par se déverser dans un long brûlot, Giacometti n’a pas voulu l’illustrer. Il a cherché dans leurs deux nuits la faille commune où prît corps cette image scintillante, capable de rayonner dans plusieurs directions. Cette image ne se trouve nulle part dans Les Pieds dans le plat. En effet dans ce frontispice l’hippocampe n’interroge pas Augusta, comme dans l’épisode que nous avons cité, mais Rub dub dub à Colonne, le cheval dompté, encagé. Giacometti a mis en contact deux éléments qui dans le roman apparaissaient disjoints pour que de leur rencontre se fît jour l’écartèlement intérieur d’où Crevel écrit. Mais c’est par un même geste sa propre impression d’être « éparpillé », ou « sectionné »685, selon ses propres termes dans la lettre à Breton du 8 août 1933, qu’il parvient à exprimer. Si l’hippocampe représente comme nous le supposons « le visage de celui qui regarde le présent », il porte en lui le vertige de cette « abolition sans espoir de toutes les choses »686 violemment ressenti par Giacometti à l’époque. Il y a là comme une crampe de présent que l’hippocampe aggrave par sa tranquille question. Il n’est alors pas interdit de voir en lui la préfiguration d’un autre émissaire des profondeurs, ce point d’interrogation dans l’œuvre de Giacometti : L’Objet invisible de 1934.

Alberto Giacometti reviendra vers Crevel en 1956 lorsque Louis Broder – qui publie la même année Un poème dans chaque livre de son ami Éluard, avec également une illustration de Giacometti – propose de publier 3 poèmes suivi [sic] de Mais si la mort n’était qu’un mot, avec une préface de René Char. Giacometti réalise pour ce projet des eaux-fortes originales, mais le projet n’aboutit pas et l’ensemble vient seulement d’être publié aux éditions L’Échoppe. Les trois poèmes sont repris par Louis Broder en ouverture de l’album Feuilles éparses, en 1965, pour le trentième anniversaire du suicide de Crevel. Giacometti en grave le frontispice, preuve de sa fidélité en amitié687. Pour Feuilles éparses, Giacometti dessine « au centre de l’image un arbre étendant ses branches dénudées dans un environnement urbain ». Cet arbre est « un écho probable à ‘l’arbre à méditation’, titre du journal tenu par Crevel au sanatorium, repris et remanié pour devenir Les Pieds dans le plat. L’arbre à méditation y est son porte-voix, et Crevel le dessina parmi les personnages du livre. C’est lui dont l’hippocampe célèbre les funérailles à la fin du manuscrit »688.

Notes
646.

Selon Véronique Wiesinger, Crevel a pu rencontrer Giacometti dans le groupe surréaliste, mais également « chez les Noailles, dont Giacometti est un hôte fréquent entre 1930 et 1932 ». Elle pense que Crevel espérait « équilibrer l’économie de la publication par l’adjonction de gravures dans le tirage de tête, ce que la notoriété de Giacometti dans les cercles mondains en 1932-33 pouvait garantir » (p. 21). Elle note également l’importance de Crevel pour l’engagement politique de Giacometti qui cesse malgré tout engagement politique public avant le suicide de ce dernier en 1935. Voir René Crevel / Alberto Giacometti, Mais si la mort n’était qu’un mot, préface de Véronique Wiesinger, Paris, L’Échoppe, 2007, pp. 14-17.

647.

René Crevel, Lettre à Marie-Laure de Noailles, citée par François Buot, René Crevel, Paris, Grasset, 1991, p. 313.

648.

Véronique Wiesinger, ibid., p. 17 (la dédicace est reproduite p. 18).

649.

Les lettres de Giacometti à Breton nous indiquent qu’il voit souvent Crevel en 1933-1934, en Suisse notamment : « Crevel me téléphone souvent » ; « j’étais chez Crevel la semaine passée. Il va assez bien et il a commencé un nouveau roman. Il en était au premières pages mais il doit devenir assez volumineux, beaucoup de personnages […] » [BRT.c.839, 10 septembre 1934].

650.

Voir François Buot, ibid., p. 349 et Michel Carassou, René Crevel, Paris, Fayard, 1989, p. 226.

651.

Véronique Wiesinger, ibid., pp. 19-20 : « Le livre étant très politique et polémique, peut-être Giacometti avait-il envisagé de l’illustrer de caricatures du type de celles qu’il exécute au début de 1932 pour le journal d’Aragon, La lutte antireligieuse et prolétarienne. Quelles qu’aient été ses propositions, Crevel renâcle et écrit à Nora Auric : « Pour Giacometti, j’avais trouvé, aussi, les idées magnifiques, mais pour moi, surréaliste, I play the game et le jouerai jusqu’au bout, serait-ce à mes dépens. Vous me direz que mes moyens d’expression ne sont pas les mêmes que ceux de Giacometti. «  Les idées d’illustration de Crevel [qui figurent sur une enveloppe conservée à la bibliothèque Jacques Doucet et sont reproduites par Édouard Roditi dans la revue Masques, n°17, printemps 1983, p. 80.], caricatures classiques, sont d’une toute autre nature que l’illustration finalement retenue : un homme à la cage thoracique écorchée se débattant en apnée dans une nasse, face à un hippocampe immobile dont la respiration fait une ligne de bulles. L’hippocampe à tête de chien, au sourire féroce et à la queue en point d’interrogation dessiné par Crevel est à l’opposé de celui, réaliste et calme, de Giacometti – en contraste violent avec l’homme mince aux bras et jambes musclées dont apparaît le squelette de la colonne vertébrale à la cage thoracique. L’image est liée à plusieurs autres œuvres de Giacometti de 1932 : les éléments de la nasse-cage sont très proches de la construction du Palais à quatre heures du matin un dessin préparatoire […] montre que l’artiste avait d’abord imaginé que les fines baguettes de cette cage seraient tenues par des nœuds. L’homme flottant est cloué à un disque reprenant le thème traité peu avant par Giacometti dans une sculpture, connue aujourd’hui seulement par des photographies, intitulée Le petit désespéré, ainsi que dans divers croquis. Il rappelle aussi un dessin de son atelier de 1932, où Giacometti dessinait deux œuvres ensuite détruites : un homme se débattant dans une nasse en forme de polyèdre, ainsi qu’un homme à la musculature fine se tordant au sol, version antérieure et masculine de la Femme égorgée. Dans l’illustration finale, Giacometti met face à face l’hippocampe […] et l’auteur en homme à la cage thoracique décharnée, pour qui la haine absolue devient l’oxygène de celui qui n’a plus dans le thorax que des débris de poumons, selon les descriptions de Crevel dans le roman [Voir pp. 76 à 81, 92 et 237]. On peut supposer que Giacometti eut accès au manuscrit original, dans lequel l’hippocampe, nom dont Crevel désigne sa maladie, célèbre à la fin la messe d’enterrement de l’auteur. C’est donc bien une illustration de Crevel se débattant avec sa maladie que compose Giacometti, un portrait métaphorique ».

652.

Jacques Dupin [TPA, p. 45] remarque dans la sculpture de cette époque une « obsession de la cage et du squelette ».

653.

Voir Véronique Wiesinger, idem.

654.

Dieter Koepplin, « Einige Kupferstich Alberto Giacomettis für Bücher seiner Surrealisten-Freunde », Alberto Giacometti : Zeichnungen und Druckgraphick, Tübingen, Kunsthalle, 1981 (catalogue de l’exposition).

655.

René Crevel, « Paul Klee », L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes, op. cit., p. 69.

656.

Voir Jean-Michel Devésa, « Voix des profondeurs, écriture de l’image », Europe n°679-680, novembre-décembre 1985, pp. 46-47.

657.

René Crevel, « Paul Klee », ibid., pp. 70-71.

658.

Le texte de Crevel est imprégné de l’Introduction au discours sur le peu de réalité – André Breton, OC II, p. 280 – que vient clore cette invocation : « Orient, Orient vainqueur, toi qui n’a qu’une valeur de symbole, dispose de moi, Orient de colère et de perles ».

659.

René Crevel, ibid., p. 71.

660.

Ibid., p. ­­76.

661.

Ibid., p. 75.

662.

Idem.

663.

Ibid., p. 69.

664.

Ibid., p. 69-70.

665.

Ibid., p. 72.

666.

Voir Véronique Wiesinger, ibid., p. 17.

667.

Dieter Koepplin, idem.

668.

Voir Yves Bonnefoy, RR.

669.

René Crevel, Les Pieds dans le plat, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1974, p. 93.

670.

Ibid., p. 81.

671.

Ibid., p. 79.

672.

Ibid., p. 81.

673.

Ibid., p. 82.

674.

Ibid., p. 93.

675.

« Bottons-nous Tchécoslovaquie ».

676.

Ibid., p. 95.

677.

Ibid., p. 98.

678.

Ibid., p. 131.

679.

Ibid., p. 138.

680.

C’est nous qui soulignons.

681.

Ibid. pp. 142-143.

682.

Ibid., p. 144.

683.

Voir ibid., p. 286.

684.

René Crevel, « Discours aux peintres », Commune, n°22, juin 1935.

685.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

686.

Idem.

687.

René Crevel, Feuilles éparses, Paris, Louis Broder, 1965.

688.

Véronique Wiesinger, ibid., p. 30.