1) La correspondance entre Giacometti et Breton au cours de l’été 1933 : un inconnu face auquel « le premier mot est à trouver »

C’est à partir des lettres que Giacometti écrit à Breton depuis les Grisons au cours de l’été 1933, dans les mois qu’il passe en Suisse après le décès de son père, que nous aimerions venir vers ce texte. Breton vient d’être exclu de l’A.É.A.R, et leurs difficultés respectives, leur solitude aussi, rapprochent les deux hommes. Nous prenons le temps de revenir sur ces lettres car on a trop souvent réduit le rapport entre eux à l’oukase finale de Breton et vu dans Équation de l’objet trouvé le reflet de l’incompréhension par Breton de ce qui se passait réellement dans l’art de Giacometti, de ce tournant dans son œuvre. Or ce tournant, Breton en a été le plus proche témoin, et le confident, ces lettres nous le montrent. Il en a même peut-être été, nous verrons ce qui nous le donne à penser, un acteur involontaire. Ces lettres témoignent surtout de la plus vive amitié, dans ces montagnes à la fois source et pure perte où le retrait de son père laisse Giacometti entièrement démuni. Dans celle du 3 juillet en apparaissent les leitmotive : témoignage d’affection, hâte des retrouvailles et partage des inquiétudes de son ami.

‘Mon très cher ami,
J’espère que tu aura reçu ma lettre de mercredi dernier – Je suis à peu près remi de ma maladie, pas encore de ma fatigue et lundi je vais rentrer à Paris.
Je pense très souvent à toi, je suis impatient de te revoir et j’espère tant que les choses s’arrangent bien pour toi.
C’est tout ce que je peux écrire, il y a eu trop de choses ces dernières semaines et il m’est impossible d’arrêter ma pensée sur quoi que ça soit.
Très affectueusement
Ton ami Alberto Giacometti
Mes salutations à Eluard et Péret699.’

La lettre suivante nous montre l’attachement de Giacometti à sa vie parisienne, aux rituels du groupe, aux instants précieux de ce rapport privilégié entre lui et Breton dont l’épisode du marché aux puces dévoilera une autre facette :

‘[…] J’ai pensé beaucoup beaucoup à toi et jamais il ne m’était plus difficile de quitter Paris. Tous les jours j’aurais voulu passer chez toi, rester un moment Rue Fontaine ou aller diner ensemble quelque part. Comment va tu : il y a peut être beaucoup de choses qui sont arrivé depuis mon départ, je serais très content si tu m’écris bientôt […]700.’

Ces habitudes communes imprègnent jusqu’aux rêves de Giacometti : « Je voudrai tant savoir quelque chose de toi, je suis content si tu m’envois même une carte postale. – Cette nuit j’ai revé d’être au café de la Place Blanche ; nous étions plusieurs, il y avait un nappe blanche sur la table, mais je ne me rappelle plus les détails du rêve »701.

Les traces du conflit de 1932 deviennent imperceptibles, sans pour autant s’effacer complètement, puisqu’au moment de la crise ultime, elles sont encore assez présentes pour que Giacometti tienne à préciser : « Ma position d’aujourd’hui envers toi est absolument autre qu’au moment de Misère de la Poésie »702. Le sculpteur reste durant cette période conscient du caractère ombrageux de son ami et il est assez drôle de le voir renoncer à envoyer une lettre trop mal écrite pour ne pas heurter la susceptibilité de Breton, puis finalement la mettre dans l’enveloppe avec la suivante, de peur que cette lâcheté – mais, se hâte-t-il de préciser, il a raison – ne l’irrite davantage703. La dernière des lettres conservées à la bibliothèque Jacques Doucet, qui concerne l’éventuelle participation de Giacometti à l’exposition surréaliste de 1947, revient a posteriori sur cet aspect de leurs relations. Giacometti, qui s’estime victime de pressions, écrit : « vous avez insistez […], et tu as continuais avec un ton plus autoritaire encore hier au téléphone. Je déteste ces méthodes dont je n’ai plus l’habitude »704. L’emploi de « plus » nous en dit assez. Mais l’essentiel reste la fascination mutuelle des deux hommes à cette époque et leur besoin l’un de l’autre. La présence de Giacometti au sein du groupe a pris une importance nouvelle après le départ d’Aragon, il devient « l’un des plus proches collaborateurs »705 de Breton706. Giacometti n’a pourtant rien d’un chien couchant et n’hésite pas, l’« affaire Aragon » n’en est pas le seul exemple, à tenir tête à Breton707. Mais il est un des artistes que Breton admire sincèrement, celui dont « la sensibilité est à [ses] yeux sans égale »708.

Les lettres écrites de Stampa, reflets sûrement du degré d’intimité de leurs conversations parisiennes, nous montrent que Breton n’ignore rien de l’état de son ami durant cette période, de ses difficultés sur tous les plans, puisque Giacometti lui en fournit une description presque clinique, comme il s’ouvre à lui des replis fantasmatiques de sa vie onirique :

‘À peine arrivé à Zürich samedi soir (on veut faire ici et dans une autre ville une exposition de mon père) j’étais obligé de courir a droite et a gauche, de voir des gents, faire des petits voyages, visiter des salles d’expositions, leurs directeurs et je n’ai pas encore fini. Moi j’étais toujours absent, je me suis quitté quelque part samedi matin quelque part dans l’Aube [barré : « le travail était »] je traversai des champs de blée coupé dans une carrosse trainée par deux énormes chevaux noirs qui galoppaient incroyablement les collines et le blée c’était comme des seins et des ventres, je croyais être au crépuscule et puis je me suis endormi. Je me suis réveillé à moitié arrivant ici, comme une larve et je n’ai plus trouvé l’attache avec le matin et les jours précédent, je vais me retrouver j’espère ce soir en arrivant chez moi709.’

Au réveil était-il midi, après cette fuite vertigineuse dans l’aube d’été ? Il n’est pas anodin que sur ces lignes peuplées de références communes plane l’ombre de celui qui contraria ses dons par un silence obstiné, aux sources d’un « départ dans l’affection et le bruit neuf »710. Ces lignes schizophrènes, où le moi est à la fois sujet et objet, disent une mort : mort à soi, sentiment de coupure avec son propre passé. Mais elles traduisent aussi, par l’image de la « larve », l’impression d’une sourde gestation, désignent un horizon de renaissance où « se retrouver ». Cette lettre écrite au réveil711 par Giacometti, dans ce temps de latence entre le sommeil et la veille est la marque d’une grande confiance et d’une grande impatience712. Elle est écrite « de la manière la plus détestable », et Breton ne doit pas y voir « une lettre mais comme l’intention d’une lettre, la feuille de papier comme un signe matériel de la plus grande amitié »713.

La suivante de ces lettres saturniennes confirme le pressentiment d’une possible ouverture dessinée par cette crise. Giacometti renonce à chercher l’« attache », mais s’abandonne avec curiosité à sa dislocation :

‘Voilà l’état dans lequel je suis pas mieux qu’il y a 8 jours, encore completement eparpillier ou plutôt – car je n’aime pas ce mot – sectionné je ne sais pas ou les différentes parties se trouvent ici il ne reste qu’un viole presque […] mais maintenant que je n’ai plus (beaucoup à faire) je vais partir à leur recherche, mais je vais peut-être pas les ramener, au contraire, je les laisserai s’en aller, seulement de loin je tacherai de les suivre un peu, elles ne sont probablement pas aussi loins que je crois et peut-être simplement dissoutes, c’est encore un joli illusions ! […]714.’

Voilà donc toute l’ambiguïté pour Breton d’une situation qui place l’ami aux premières loges d’un bouleversement qui n’épargnera pas le chef de file des surréalistes, jusqu’à ce que l’opposition entre les deux devienne pour lui intenable. Mais il ne s’en apercevra que peu à peu, et Giacometti reste un membre toujours enthousiaste du groupe qui demande régulièrement des nouvelles de ses activités et désire continuer à y prendre part715.

Cette ambiguïté se ramasse dans L’Objet invisible, sculpture que Breton voit naître une première fois, avant de la voir émerger matériellement, dans ces premiers indices d’une joie destructrice de Giacometti, d’une ivresse du dépouillement appelées à devenir caractéristiques de son mode de création :

‘Tout ça pour me sentir un peu avec toi malgré mon état bien sous 0. mais qui me laisse pour le moment indifférent, presque de bonne humeur, très relativement, comme de grandes vacances mais avec une belle brisure tout de même et un vide ou beaucoup de choses sont tombé, mon amie aussi716.’

Ce désastre où sombrent le père, une relation amoureuse717 – l’été 1933 est aussi celui où se marie à Maloja sa cousine Bianca, dont Giacometti fut extrêmement amoureux et à laquelle il relie ses premières difficultés en sculpture718 – et peut-être une certaine image de soi se consomme de manière symptomatique dans une faillite de tous les moyens d’expression. C’est alors pour nous un moment crucial de voir le poète qui a ouvert les vannes pour un déferlement torrentiel et « salubre » de l’inconscient en vue de nettoyer l’écurie poétique recevoir les confidences d’un rocher. Car la question que pose Giacometti au surréalisme est celle d’une confiance à placer dans le langage et voici l’avènement des brisants. Un écueil obstiné oppose soudain sa résistance muette au vertige transparent.

C’est au niveau du geste le plus matériel que se manifestent d’abord les difficultés. L’acte de tracer des lettres sur un papier prend une importance démesurée : « tout ça mêlé de grandes difficultes d’écrire les lettres (a e w o) et les mots qui se mettent de travers comme des bâtons, j’écris comme si je travaillerais la terre avec une pioche »719. Ce désarroi, accentué par le « sens d’infériorité » que lui procure l’idée d’écrire à un poète qui manie ces mêmes mots avec une si désespérante aisance lui donne l’impression d’un « inconnu complet où le premier mot est a trouver » :

‘Depuis que je n’ai plus des occupations imposées par les circonstances depuis mercredi, je me retrouve, moi, ici, seul, complètement désorienté dans un vide ou toutes les choses m’échappent (mes projets de travail faits a Paris ont perdus toute consistences). J’en suis a la recherche d’une planche720 pour juste me tenir debout. Tant de choses qui a Paris avaient un certain air de realité manquent ici, mais je ne le regrette pas, au moins pour le moment il me semble être au milieu d’un inconnu complet ou le premier mot est a trouver. Et puis l’air ici est très dissolvant, avant tout pendant le jour, un vent léger souffle de tous les côtés et semble traverser la tête ; on se sent un crâne avec des grandes fenêtre aux rideaux très fins par ou passent les courants d’air et la lumière du soleil, alors je fini par rentrer a la maison ou j’essaie de peindre, de dessiner ou de lire
j’ai vite l’impression qu’il ne faut pas insister, [perimé ?], l’espèce de refuge, un tableau, encore un tableau ! je peus avoir l’illusion, je sais que c’est une illusion d’un certain contentement (je manque de mots) on peut mettre un cadre, on est orienté, tout est dans l’ordre ! je ne sais pas ou doit finir cette phrase et puis je pense que c’est uniquement subjectiv ---------------------721

Est-ce un hasard ou est-ce parce qu’il s’adresse à Breton que Giacometti utilise d’abord pour décrire son état des mots de poète ou d’écrivain, avant de revenir vers les arts visuels ? N’est-ce pas là le signe que les problèmes qui se posent à lui touchent en premier lieu le langage, et son adéquation avec le réel, ce réel qui à Stampa semble se dissoudre, rongé par le vide ? Nous y voyons la clef essentielle de cette fascination qu’il exercera sur de nombreux écrivains. Voici cet aujourd’hui vierge et vivace qu’il restitue à l’inconnu, hors de toute prise des mots, et cette image saisissante d’une tête-cage que balaient l’air et la lumière, d’une tête ouverte, offerte à ce grand rituel de purification montagnard. Entre l’abattement, la prostration des premières lettres et l’émergence d’un refus, un glissement imperceptible semble alors se faire jour. C’est alors, qui vient clore cette envolée, une invective contre le confort, la complaisance de l’artiste pour qui le cadre fait le tableau, et qui se rassure au prix d’une violence à faire aux choses et aux êtres, au détriment d’une certaine honnêteté. Giacometti préfère s’interrompre et mettre cette diatribe sur le compte de la subjectivité, mais sa « phrase », comme il le souligne, n’est pas appelée à une prompte fin. Elle revendique le désordre, la désorientation, l’insatisfaction comme une aigreur au cœur du langage en des termes de moins en moins passifs.

Le désordre n’est pas pour effrayer Breton, mais sent-il qu’il se porte là sur un plan nouveau, sent-il la critique latente dans ces pensées intimes dont Giacometti ne s’ouvre qu’en toute amitié et qu’il ne semble pour l’instant formuler qu’à son propre usage, malgré une oscillation entre le « je » et le « on ». Giacometti s’aperçoit de la dangereuse dérive de ses pensées, et reprenant conscience de son destinataire s’impose une forme d’auto-censure. Pourtant il est déjà possible de lire en filigrane dans ces critiques d’abord dirigées contre lui-même les éléments d’une future critique du surréalisme. Refuser d’encadrer son ignorance, c’est s’interroger sur l’abandon à la facilité qu’est devenu pour lui le mouvement de Breton. Le surréalisme commence à lui apparaître comme un abus de langage alors que ce 11 août 1933 se formule la conscience d’un « inconnu où le premier mot est à trouver ». L’Objet invisible ne sera pas ce premier mot mais le silence qui le précède, l’air qui l’appelle.

Cette conscience douloureuse de son impuissance à voir véritablement, Giacometti en décrit les manifestations physiques, et ces lettres nous apparaissent comme doublement aveuglées, c’est-à-dire suppliciées par une lucidité trop grande, un phototraumatisme qui ne semble pouvoir être apaisé que par la nuit :

‘Je suis bien dissipé je regarde un moment une gravure, et puis par la fenêtre, j’allume des sigarettes, j’écoute l’horloge, des gents travailles sur les prés avec deux chevaux et très désagréablement je marche d’avance sur des cayoux pendant une course que je dois faire tout a l’heure, irrité d’être obligé de regarder ou de voir au moins, ciel, nuages, herbes, pierres, etc. c’est bien plus agréable de sortir la nuit, on est juste entouré d’un profil noir sur le ciel722.’

Nous sommes au bord de l’éclipse, de la grande phase d’occultation de l’œuvre de Giacometti dont le tropisme nocturne, révélé dès le Palais à quatre heures du matin, connaît dans cette brûlure de la rétine par le deuil une phase décisive. Instant étrange où le défaut agresse comme un trop-plein, où l’effacement éblouit.

De cet instant surgit la contradiction matérialisée, l’une de ces rencontres dans lesquelles Breton croit pouvoir déceler la manifestation d’un « hasard favorable » :

‘J’ai rencontré une toute jeune fille presque une petite fille […], rencontré sur la route. J’ai juste dit bonjour deux fois en passant sans presque m’arreter il n’y aura jamais rien de plus mais ça me fait sortir jusqu’au village, elle est très agitée, toujours en mouvement, elle court en tournant vite la tête plusieurs fois comme un chevreuil […] et tout avec beaucoup d’hesitations, c’est la fille d’un cafetier ou plutôt d’un marchand de vin et elle va l’hiver dans un couvent à l’école, mais je dois sortir et ce soir, non je prends la lettre et je passe a la poste723.’

Cette rencontre, c’est la brèche du mouvement au sein de l’inertie et de la prostration, la trouée à nouveau du désir dans ce temps de paralysie et d’arrêt. Deux types de messagers ponctuent de leurs retours réguliers les moments décisifs de l’œuvre de Giacometti : les êtres de mouvement et les êtres de figement (Van M., T., etc.)724. Il n’est pas anodin qu’au plus profond de cet effondrement du monde de Giacometti surgisse un être de mouvement, une figure capricante de l’insaisissable. Trois jours plus tard, il ressent le besoin d’offrir à Breton une longue description de leurs jeux où nous retrouvons certains motifs transposés de ses sculptures surréalistes :

‘Hier après midi j’étais assez longtemps assis sur une hauteur pas loin derrière la maison de cette très jeune fille ou enfant ( je voudrai savoir l’age qu’elle a) Tout le village bien que très près avait l’air reduit, comme vu a travers des [dessin de jumelles] (jumelle ?) renversées. Vingt fois elle est sortie, rentrée par trois ou quatre portes differentes, elle allait cercher une corbeille dans un bâtiment a coté, getait des pierres contre les murs en dansant sur soi[ petit point d’interrogation sur chacun de ces mots] même, courrait acheter des fruits, puis paressait [ petit point d’interrogation] en haut d’un escalier pour vite disparaitre a l’autre coté de la maison, en s’assurant chaque foi si j’étais encore là ; a cette distance on voyait tous les gestes et les mouvements de la tête mais pas les traits, la figure n’était qu’une petite tache d’un brun très clair qui changée de dimension selon la direction de son regard invisible, Aujourd’hui je n’ai pas eu la force de retourner, l’approche d’un orage arrivé enfin a 6 heures, annulait toute possibilité de mouvement ------------------------------ Et je n’ose pas te faire lire davantage , et tout d’un coup je me sens fatigué. Est que je verrai un jour ton écriture ?’

Cette « très jeune fille » qui offre l’image d’une danse dionysiaque au-dessus du chaos où sombre le monde de Giacometti n’est pas sans rappeler d’autres êtres de mouvement mais d’une plus grande violence, ces jeunes padouanes qui hantent le texte donné en 1952 à la revue Verve.

Dans « Mai 1920 », Giacometti évoque son premier séjour à Venise et l’« amour exclusif et partisan»725 éprouvé pour le Tintoret, dont les peintures lui semblaient le « reflet même du monde réel qui [l]’entourait ». Mais là aussi ce monde est ébranlé par le « violent coup de poing » donné peu après à Padoue par les figures de Giotto, dont la force écrasante laisse Giacometti « désorienté et perdu », dans l’angoisse d’abandonner avec Tintoret « une lueur ou un souffle infiniment plus précieux que toutes les qualités de Giotto »726. Et c’est de ce désastre qu’émergeait en mai 1920, prenant d’immenses proportions, la simple figure de jeunes filles marchant dans la rue :

‘Le même soir, toutes ces sensations contradictoires furent bouleversées par la vue de deux ou trois jeunes filles qui marchaient devant moi. Elles me semblèrent immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et les rapports des choses étaient changés. Les Tintoret et les Giotto devenaient en même temps tout petits, faibles, mous et sans consistance, c’était comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je tenais dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre727.’

Le rapport est lointain entre ces figures dont l’une paraît être la réplique des autres sur le mode mineur. Le plaisir causé par l’espièglerie de la petite fille suisse est sans commune mesure avec l’effroi provoqué par les filles de Padoue et la différence entre elles recoupe l’opposition entre vision rapprochée et vue de loin qui structure l’œuvre de Giacometti. Pourtant toutes deux font sourdre le mouvement au sein d’une situation d’accablement profond lié à une perte de ce qui dans l’expérience du réel apparaît précieux.

Or ce qui frappe dans la description que propose Giacometti de la fillette suisse est son attachement à en rendre minutieusement la perception dans son exactitude. Il ne gomme pas les effets de la distance sur la vision, mais s’attache au contraire à replacer son destinataire dans cet horizon brouillé où la figure n’est plus qu’une petite tache gracile et mouvante. Par ces lignes il tente de plonger Breton dans le bain des métamorphoses de cette petite « tache de brun clair » au gré des oscillations de son « regard invisible ». Voici donc Alberto Giacometti aux prises avec un insaisissable dans la figure humaine, et qui prend Breton à témoin en l’invitant à voir par ses yeux. Mais y a-t-il lieu de douter que Breton ait accordé toute son attention à ces lignes, que leur fuite ait aiguisé cette attention profonde au quotidien le plus immédiat qui est peut-être la meilleure part du surréalisme, ce que Gracq nomme « le déversement de la poésie dans les faits de la vie courante »728. Car dans cet appel de l’invisible, Breton a vu l’aspect le plus précieux de la contribution de Giacometti au surréalisme, et même l’une de ses définitions possibles : « Qu’est-ce que le surréalisme ? C’est la lutte d’Alberto Giacometti contre l’ange de l’Invisible qui lui a donné rendez-vous dans les pommiers en fleurs »729. Dans l’amitié de ces pommiers d’avant le fruit du péché où Giacometti vient exiger à son tour de « réinventer l’amour », les lignes écrites de Stampa posent déjà la question de l’invisible qui, sera au cœur des rapports entre les deux hommes, autour de la sculpture à laquelle Breton donnera son nom : L’Objet invisible.

L’invisible est ce qui s’offre, il n’est que de savoir comment le cueillir, et là peut-être débutent les problèmes, non sur le fait de la « lutte », mais sur ses termes. Quant à cette dimension de l’offrande, nous la trouvons exprimée quelques années plus tard dans des lignes de Michel Leiris qui reviennent sur l’implication du spectateur qu’exigent, nous l’avons vu, les œuvres de Giacometti. Or nous y retrouvons la même image de fillette qui peuple les lettres à Breton de l’été 1933, ce qui semble confirmer les liens déjà tracés entre cette figure et la naissance de L’Objet invisible :

‘L’art de Giacometti en tant que mise en cause du spectateur lui-même par le moyen de l’œuvre : jeune fille aux genoux mi-fléchis comme pour une offrande à celui qui regarde (attitude inspirée au sculpteur par celle d’une fillette vue une fois dans son pays natal) […]730.’

Deux figures féminines se partagent donc les pensées de Giacometti au cours de cet été 1933, l’une évoque la perte, l’absence, un passé proche mais révolu – elle ne peut lui apparaître qu’au-delà d’une « trappe » – l’autre est l’étoile filante annonciatrice d’un éveil prochain. Ces deux visages d’un réel fragmenté réunissent déjà toute l’ambiguïté de la sculpture à venir :

‘Il m’est impossible de faire la moindre ligne la moindre sculpture qui ne soit pas en relation avec Denise [ barré : « mon amie »] I I au delà d’une Trappe ! depuis deux jours je fais des tableaux d’elle, c’est les seuls moments ou je vie [mot surmonté d’un petit point d’ interrogation], je ne sort pas du tout je passe la journée devant des toiles ou une figure se fait même quand je promène dans la maison, a table, la nuit, et maintenant encore, des jours avant c’était un viole, une (je ne trouve pas le mot) complêt, maintenant encore ; mais je n’y suis plus, je n’ai plus de vie. La petite fille elle s’appelle Stella – Etoile
les dernières fois que je l’ai vu, il y a 5 ou 6 jours je ne sais pas, il me semble très loin, elle s’enfuyait (enfuir ?) a peine elle me voyait venir dans la rue. Je suis entré dans son restaurant [dans la marge : « acheter des cigarettes qui s’appellent Stella »] , vite elle est partie pour une autre porte, je me suis assis dehor a une table devant un caffé au milieu du village pour aller a la poste elle a fait un grand détour par les prés pour ne pas me passer a coté ! un moment ça m’a désolé, mais ----- cette phrase ne veut plus continuer731.’

De ces deux fuites, l’une en avant, l’autre en arrière, il reste pour Giacometti à déterminer le sens pour lui. Les travaux repris à Paris dès l’automne lui permettront de donner forme à ces contradictions et de tenter de passer outre, grâce à la grande sculpture de 1934. Mais dès septembre les effets d’un sursaut vital sont physiquement sensibles pour lui : « Ici rien de neuf, il fait presque toujours gris et je me sens bien ce qui m’étonne, comme un animal »732. Cette réaction instinctive d’un convalescent retrouvant pied par-delà le désastre qui l’aura frappé dans son corps, dans son esprit et jusque dans ses moyens d’expression ne transforme donc pas Breton en cette figure de repoussoir qu’on voudrait trop simplement voir en lui a posteriori, le parcours proposé par ces lettres nous montre que paradoxalement il n’a jamais été aussi proche de Giacometti que dans cette période de doute. Leur relation atteint cette grande intimité, cette grande intensité qui seule a pu favoriser l’écriture des très belles pages d’amitié que déploie Équation de l’objet trouvé. L’attention de Breton est aiguisée par cette conscience privilégiée des bouleversements que connaissent alors la vie et l’œuvre de Giacometti, il sait de quelle fécondité ce moment critique peut être le signe précurseur, aussi va-t-il suivre les travaux de Giacometti avec une attention accrue, fébrile. Tout lui donne à pressentir ce qui seul vaut pour lui dans la création artistique : un instant convulsif.

Notes
699.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 3 juillet 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.830.

700.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton, juillet 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.831.

701.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 11 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.833.

702.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 19 février 1935, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.843.

703.

« Mon cher Andre je viens de t’écrire une lettre de 2 pages [ rajout : « elle est dans l’enveloppe »] ma si misérable que je ne peus pas l’envoyer [rajout : « [illisible] je ne vais pas bien »] pourtant c’est de la lacheté de ne pas le faire mais dans ce cas je le suis et puis celle-ci ne promet pas bien mieux […] mais je pense que le fait d’écrire une lettre et de ne pas l’envoyer par peur de se compromettre va te facher [rajout : « naturellement tu as raison »] et alors je prefere la mettre dans l’enveloppe avec celle-ci […] ». Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

704.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton, 1947, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.844.

705.

Mark Polizzotti, ibid., p. 431.

706.

Breton est alors critique envers les jeunes recrues : « Les jeunes gens apprentis en dadaïsme ou en surréalisme sont très fatigants. Faudra-t-il se mettre à corriger les devoirs de vacances ? » Lettre d’André Breton à Tristan Tzara, 19 juillet 1932, citée par Mark Polizzoti, idem.

707.

Voir James Lord, ibid., p. 121.

708.

André Breton, « Équation de l’objet trouvé », Documents 34. Voir variantes de L’Amour fou, op. cit., p. 1713.

709.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton, juillet 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.831.

710.

Arthur Rimbaud, « Départ », Illuminations, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 129.

711.

« Je viens de me lever je ne vois pas encore ou je suis […] ».

712.

« […] il m’étais impossible d’attendre plus longtemps […] ».

713.

Idem

714.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

715.

« Ce soir j’ai reçu l’inquête pour Minautore, en lisant les questions se formulait la reponse ! » [Lettre à André Breton du 23 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.834] ; « Je suis content que ton article sur l’automatisme commence a se former et que la revue se presente bien. [« Qui » ?] a fait quelque chose sur la poésie ? Sais-tu si Brassai avait fait les photographies chez moi ? [dans la marge : « peux-tu lui demander ? »] Je n’ai plus eu aucune nouvelle, Tériade pourrait peut-être me l’écrire » [Lettre à André Breton du 19 septembre 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.835].

716.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

717.

Vraisemblablement Denise, l’inspiratrice du Palais à quatre heures du matin, dont nous savons peu de choses, mais dont l’ombre plane sur toute cette période. Voir James Lord, ibid., pp. 127, 133, 137.

718.

Voir « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 38 et James Lord, ibid., p. 55 et suivantes.

719.

Idem.

720.

Cette planche qui soutient les genoux de L’Objet invisible.

721.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 11 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.833.

722.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

723.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

724.

Voir Alberto Giacometti, « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », ibid., p. 27.

725.

Alberto Giacometti, ibid., p. 71.

726.

Ibid., p. 72.

727.

Idem.

728.

Michel Murat, « Conversation avec Julien Gracq sur André Breton », L’Herne, « André Breton », Cahier dirigé par Michel Murat, 1998, p. 15.

729.

André Breton, « Qu’est-ce que le surréalisme ? », ibid.,p. 539. Sur le thème du jardin d’Éden dans l’œuvre de Giacometti à cette époque, dans par exemple Projet pour une place, voir Yves Bonnefoy, op. cit., p. 178.

730.

Michel Leiris, PA, p. 14.

731.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 23 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.834.

732.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 19 septembre 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.835.