2) Mandragore et Golem : lecture partagée des romantiques allemands

Un dernier point pour terminer cette situation des rapports entre Giacometti et Breton dans la dernière période de Giacometti au sein du mouvement : Giacometti n’est pas parti les mains vides. Présent dans son séjour en Suisse par leur étroite relation épistolaire, Breton l’est aussi dans les lectures de Giacometti, puisqu’il ravive une passion très ancienne chez lui, celle pour les romantiques allemands découverts notamment lors de ses études au lycée de Schiers733. Ces électives affinités constituent un aspect important de leur relation durant cette période. Chez eux, souligne Yves Bonnefoy, Giacometti voit réaffirmer la force du lien entre rêve et réflexion, et l’idée essentielle pour sa période surréaliste que « l’un peut être la clef de l’autre, au terme d’une exploration qui fera de l’analyse du rêve une maturation spirituelle »734. Le 19 juin 1933 paraissait aux Éditions des Cahiers libres à Paris un volume des Contes bizarres d’Achim d’Arnim préfacé par Breton et illustré par Valentine Hugo. Ce volume rassemble Isabelle d’Égypte, Marie Melück-Blainville et Les Héritiers du Majorat dans la traduction de Théophile Gauthier fils. Dans la section « Chronique » du premier numéro de Minotaure (1erjuin 1933) un court extrait du texte de Breton avait été reproduit, mais c’est le volume entier sur lequel se penche Giacometti en Suisse, puisqu’il écrit le 8 août : « Le soir au lit j’ai lu les contes d’Arnim, mais trop vite, je vais les relire, elles sont très impressionante et extremement actuelle, le dernier avant tout il me semble relu en partie la préface justement sur la destruction de l’objectivité »735.

Pour rédiger cette préface, Breton s’est en effet abondamment nourri de Fichte dont la théorie de la construction de l’objet par le Moi dans le phénomène de la perception l’a influencé dans sa définition d’une conception surréaliste de l’objet736. Or, comment ne pas relier les très belles pages sur Stella, petite tache mouvante brune et claire aux réflexions inspirées à Breton par le tremblé de la représentation des spectres chez Arnim, entre humour et sérieux :

‘C’est très vainement, à mon sens, que le lecteur persisterait à se demander si, aux yeux d’Arnim, tel ou tel de ses personnages est vraiment vivant ou mort […]. J’estime que, le premier moment d’émotion passé, mieux vaut, à beaucoup près, prendre ces personnages pour ce qu’ils sont et le plus froidement du monde observer pour cela que dans leur différence ils ne font que reproduire, par exemple, certaines propriétés des images optiques qui oscillent entre la virtualité et la réalité.
Là réside en effet, selon moi, le grand secret d’Arnim qui est de douer d’une vie des plus acceptable certaines figures inanimées, aussi aisément qu’il parvient à priver graduellement de vie des créatures dans lesquelles nous avions tout lieu de croire que le sang circulait737.’

Quel est le moment où une figure issue de la réalité se dissout dans les jeux de l’optique ? Quel est le moment où une figure issue du désir humain se cristallise avec une telle force qu’elle prend consistance réelle ? Quel échange vasculaire peut s’établir entre virtualité et réalité ? Voilà des problèmes qui s’agitent de plus en plus fortement dans l’esprit de Giacometti à la lecture d’Arnim par le filtre de Breton. D’autant plus que celui-ci sait relier fortement ces questions à celles de la vie affective qui pour Giacometti s’écartèle alors, nous l’avons vu, entre deux figures également fuyantes. Or, ces pages qui préfigurent certains développements de L’Amour fou, sont aussi celles où Breton décrit, dans une très belle formule, la capacité du monde sexuel à « opposer à notre volonté de pénétration de l’univers, son infracassable noyau de nuit »738. Breton resserre donc peu à peu les liens entre la problématique du désir et celle de l’objet, des « pommiers en fleurs » au « noyau de nuit », qui viennent converger dans celle du Moi.

Les Héritiers du Mojorat, qui intéresse si fort Giacometti, est ce conte où l’on peut lire cette phrase citée par Breton : « Je discerne avec peine ce que je vois avec les yeux de la réalité de ce que voit mon imagination »739. Mais Breton s’empresse de relier cet ébranlement de la notion d’Objet à celle que le « Je suis » a pu subir depuis le début du XIXème siècle :

‘C’est dans un conte comme Les Héritiers du Majorat qu’à ma connaissance pour la première fois tend à s’exprimer un doute radical à l’égard d’une telle affirmation, doute logique qui repose sur la possibilité de soustraire chez l’homme l’intuition de l’activité interne à l’action de la pensée qui confère l’être, doute qui, compte tenu de divers états d’éparpillement du Moi dans l’objet « extérieur » ayant lieu particulièrement dans l’enfance et dans certains délires, entraîne consciemment le trouble général de la notion de personnalité740.’

Et Breton de convoquer Nerval, Rimbaud, Lautréamont, etc. Que Giacometti soit imprégné de toutes ces questions agitées par Breton alors qu’il traverse un état qui l’y rend particulièrement réceptif, il n’est que de se souvenir des termes mêmes qu’il emploie, nous l’avons vu, pour lui décrire cet état dans les deux lettres du 8 août où il est question d’Arnim, pour s’en convaincre. Il rajoute « eparpile » entre guillemets dans la marge de la première lettre, juste avant le passage sur Arnim, citant peut-être explicitement Breton, puis écrit « completement eparpillier » dans la seconde, avant de rejeter ce terme pour lui préférer « sectionné ». Giacometti, que le débat philosophique sur les questions de l’objet, de la conscience, de l’imagination et de la perception ne cesseront de passionner – nous en verrons la confirmation lorsqu’il rencontrera Sartre et la phénoménologie, mais il était important de bien marquer dans notre étude le rôle joué dans son éveil à ces questions par la revue de Bataille d’abord, puis par Breton – apparaît donc vivement concerné par tout le travail théorique effectué par Breton durant cette période. Il y réagit de manière d’abord affective et existentielle, avant d’en pouvoir mesurer les conséquences sur son travail.

Mais ce lien entre les vacillements du « je suis » et les préoccupations du créateur, Breton ne tarde pas à le suggérer lui-même en soulignant cette phrase d’Isabelle d’Égypte dont il était sûrement loin de se douter jusqu’à quel point il était possible que Giacometti la prît au pied de la lettre :

‘Il n’est pas jusqu’au domaine plastique dans lequel Arnim ne se soit fait l’évocateur de l’inquiétude la plus durable et la plus moderne, comme lorsqu’un siècle avant Picasso – et tant de siècles après Apelle – il rêve dans Isabelle d’Égypte de « ce tableau qui représentait des fruits si habilement peints, que les oiseaux, les prenant pour des fruits véritables, venaient se heurter contre la toile »741.’

Combien il est alors tentant de reprendre à son compte la notion de hasard objectif définie un peu plus tard par Breton lorsque, relisant ce conte, on en vient à parcourir l’histoire enchâssée de Peau-d’Ours. Ce lansquenet allemand, après avoir servi un génie sur promesse de retour, se fait transporter « dans le pays des Grisons, parce que c’était de son temps le pays le plus crasseux de la terre »742. Dans l’auberge où il trouve refuge le pape vient à passer et, admiratif des peintures de sa chambre qui sont l’œuvre du génie mais qu’il croit être de Peau d’Ours, lui demande le portrait de ses trois filles naturelles, dont l’aînée s’appelle Passé, la seconde Présent, et la troisième Avenir :

‘– Si tu peux les peindre, lui dit-il, de manière à les représenter telles qu’elles seront dans un certain nombre d’années, je te donnerai pour femme celle qui te plaira le plus.
Le lansquenet accepta tout, comptant sur son génie.
Le pape continua :
– Mais comme tu pourrais me tromper, me dire qu’elles ressembleront à leur portrait, et qu’au contraire cela ne s’accomplisse pas, tandis que tu peux devenir amoureux de mes filles, je veux y ajouter une autre épreuve. Je te montrerai seulement la plus jeune, Avenir, et d’après ses traits, tu devras peindre les deux aînées, Présent et Passé. Si tu réussis, la jeune fille sera à toi ; si tu ne réussis pas, tout ce talent dont m’a parlé l’hôtelier sera à mes ordres.
Peau-d’Ours accepta tout, et s’en vint à Rome dans le carrosse du pape. Dès le soir, le pape lui montra sa fille Avenir qui était très belle, mais qui avait les cheveux de couleurs différentes ; Peau-d’Ours en tomba aussitôt amoureux. Mais la pauvre fille tremblait en le regardant.
Lorsqu’elle fut partie, il appela son génie, qui vint avec une palette et un pinceau, et fit aussitôt le portrait des deux sœurs aînées. Lorsque Peau-d’Ours vit le portrait de Présent, il ne pensa plus à la cadette, et se plaignit amèrement de ne pouvoir la voir. Le génie le consola et lui dit :
– Dans six mois ta fiancée sera entièrement semblable à ce portrait. Ainsi, dans ce portrait, tu as fait ce que demandait le pape, l’image de sa fille telle qu’elle sera dans un certain temps ; dans le portrait de Passé, tu vas voir comment sera Présent d’après ce même espace de temps.
En même temps, le génie peignit Passé, et elle ne plut pas au lansquenet, qui demanda au génie de faire le portrait de Passé, telle qu’elle était maintenant. Le génie essuya les pinceaux sur le mur, et lui répondit :
– Autant saisir les nuages dont personne ne garde le souvenir743.’

Étrange mise en scène dans ce conte d’une fuite des visages, de cette anticipation du mouvement qui les aspire et déforme, de cette saisie des nuées sans mémoire qui sera l’obsession de celui qui se prépare à hiberner jusqu’à la fin de la guerre, replié dans sa caverne-atelier.

Mais ce n’est pas la seule corde sensible de l’arc giacomettien qu’Arnim parvient à toucher par ce conte, lui qui réussit à coudre ensemble dans Isabelle d’Égypte de saisissantes et drolatiques versions des mythes du Golem et de la Mandragore, deux mythes qui mettent en perspective les problèmes de la forme humaine et de la création plastique et réfléchissent la zone chaotique où matière animée et matière inanimée s’interrogent l’une l’autre. Giacometti se replonge par l’intermédiaire de Breton dans ce XIXème siècle fasciné par le mythe artistique puis scientifique de la création d’un être artificiel. Que ces mythes et l’ambiguïté de certaines formes de la nature aient également fasciné Breton, L’Amour fou le confirmera, dans ce chapitre pour lequel il demande à Man Ray de photographier

‘deux petits personnages fort inquiétants que j’ai appelés à résider chez moi : une racine de mandragore vaguement dégrossie à l’image, pour moi, d’Énée portant son père et la statuette, en caoutchouc brut, d’un jeune être bizarre, écoutant, à la moindre éraflure saignant comme j’ai pu le constater d’un sang intarissable de sève sombre, être qui me touche particulièrement dans la mesure où je n’en connais ni l’origine ni les fins et qu’à tort ou à raison j’ai pris le parti de tenir pour un objet d’envoûtement744.’

Quant à Giacometti, nous avons déjà rencontré sa façon familière de considérer les pierres. Voici qu’Arnim fait vivre sous ses yeux par la fiction ces formes qui interrogent l’humain. L’héroïne Bella, pour conquérir le jeune prince appelé à devenir Charles Quint et accomplir la prédiction touchant le peuple des bohémiens, est en effet amenée à créer un être doué de vie à partir de la racine de mandragore. L’opération, baies de genièvre pour chaque œil et fruit de l’églantier pour la bouche, nous est décrite précisément, comme aussi les sentiments de Bella après cette opération :

‘Elle était en même temps joyeuse et triste d’avoir créé un être qui devait lui donner tant de tourments, comme tous les hommes en donnent à leurs créateurs ; d’un autre côté, en regardant son petit monstre informe, elle était contente comme un jeune artiste à qui tout réussit au-delà de ses espérances745. ’

Les « petits monstres », c’est ainsi que Giacometti se plaisait à désigner après-guerre les fantômes drapés attendant sur le sol de son atelier que le travail reprenne746. Mais le grotesque Cornelius qui a pris vie à partir de la racine de mandragore en est moins proche que le golem qui vient redoubler la figure de Bella quelques pages plus loin :

‘Dans une baraque de lanterne magique, [le prince] avait retrouvé un savant juif polonais qui l’avait beaucoup amusé autrefois par son talent à faire les golems. Les golems sont des figures d’argile, pétries à la ressemblance d’un individu. On leur écrit sur le front le mot AEMETH, c’est-à-dire vérité, qui leur donne la vie ; ils pourraient être employés à toute sorte d’occupation s’ils ne grandissaient pas avec une telle rapidité qu’ils deviennent bientôt plus forts et plus grands que leur maître. Mais tant qu’on peut atteindre leur front, il est facile de s’en débarrasser ; il suffit pour cela d’effacer la première syllabe, AE, de ne laisser que MAETH, qui veut dire mort ; aussitôt ils tombent comme un bloc d’argile brisé747

Giacometti n’est-il pas celui qui après-guerre va jouer à effacer puis réécrire sans cesse cette syllabe « AE » au front de ses figures, dansantes sur cette frontière fragile de la mort ?

Quant à Cornelius, l’intrigue veut qu’il en vienne à s’enticher si bien de Bella-golem qu’à sa perte il devient inconsolable, et Giacometti a tout loisir de compatir peut-être aux efforts désespérés de la tragique et ridicule racine pour noyer son deuil dans l’argile et la quête de la ressemblance :

‘[…] Cornélius, […] trop agité pour dormir, se sentait toujours attiré par le morceau d’argile qui était maintenant le seul trésor de son cœur ; l’excitation causée par son bonheur récent lui fit réussir son image ; la terre se pétrissait sous ses doigts pour former une ressemblance tellement frappante, qu’il préféra bientôt la femme qu’il venait de composer à celle qu’il avait perdue748.’

Il est bien sûr trop abrupt de percevoir un lien de cause à effet direct entre ces lignes et l’obsession de la ressemblance qui va peu à peu s’emparer de Giacometti pour devenir l’un des axes majeurs de sa recherche, mais il est permis de penser que ces lignes tombent sous ses yeux à un moment qui leur confère une résonance particulière, alors que le thème de l’enfantement est déjà présent depuis plusieurs années dans son œuvre. Est-ce aller trop loin que de songer à cette petite racine opiniâtre de Cornélius lorsque le 23 août nous lisons sous sa plume « depuis deux jours je fais des tableaux [de Denise], c’est les seuls moments ou je vie »749. Peu importe, il nous suffit de noter pour l’instant que Breton a contribué à nourrir le ver caché dans le fruit qu’il finira par déclarer pourri750. Quant à leur attirance commune pour les mythes artistiques réinventés par le romantisme, nous en examinerons bientôt d’autres développements.

Notes
733.

Voir Donat Rütimann, ibid., pp. 35-45.

734.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 200.

735.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

736.

Voir Étienne-Alain Hubert, « Notes et variantes », in André Breton, OC II, p. 1508.

737.

André Breton, « Introduction aux ‘Contes Bizarres’ d’Achim d’Arnim », Point du jour, OC II, p. 351.

738.

Ibid, p. 359.

739.

Ibid., p. 350.

740.

Ibid., p. 351.

741.

Ibid., pp. 351-352.

742.

Achim d’Arnim, Contes bizarres, Paris, Julliard, 1964, p. 72.

743.

Ibid., p. 73.

744.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 686.

745.

Achim d’Arnim, ibid, pp. 60-61.

746.

Voir André du Bouchet, QPTVN, p. 64.

747.

Achim d’Arnim, ibid., pp. 109-110.

748.

Ibid., p. 158.

749.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 23 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.834.

750.

Y a-t-il un lien lointain avec Arnim dans le surnom donné à ce buste effectué en 1936 d’après son modèle Isabel : « l’Égyptienne » ? Isabel l’Égyptienne, comme écho à Isabelle d’Égypte, pour Giacometti-Cornelius le tenace ?