Le grand texte consacré à la sculpture de Giacometti « que Breton préférait »751 paraît en juin 1934 dans le numéro spécial Intervention surréaliste de la revue bruxelloise Documents 34 lors des circonstances que nous avons décrites. Il sera repris en 1937 dans L’Amour fou, publié par la N.R.F. dans la collection « Métamorphoses ». L’article de Michel Leiris n’ayant pas été repris en volume, il s’agit donc – avec, pour être exact, la note de Cocteau – du seul livre d’écrivain partiellement consacré à Giacometti publié avant-guerre, ce que souligne André Lamarre pour lequel « Giacometti naît comme texte avec L’Amour fou »752.
La composition de ce texte est inhabituelle, puisque des sept chapitres, écrits entre l’hiver 1933 et l’été 1936, seuls les deux derniers le furent dans la perspective du livre. Une sorte de « cristallisation » semble donc s’être opérée dans la pensée de Breton au cours de l’année 1936, qui lui fait selon Marguerite Bonnet « prendre conscience de la cohérence interne unissant ces divers éléments et permettant de les réunir en livre »753. S’il supprime les titres pour ne pas « rompre l’unité organique du texte »754, Breton conserve malgré tout l’ordre chronologique, sauf pour le deuxième chapitre, qui est en réalité le premier, où il approfondit la définition de la « beauté convulsive » et à partir des résultats de l’enquête sur la rencontre publiée comme ce texte dans le numéro double de Minotaure de décembre 1933, prépare la thématique de la « trouvaille » des chapitres suivants. « Pouvez-vous nous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? – Jusqu’à quel point vous donne-t-elle l’impression du fortuit ? du nécessaire ? »755 demandaient Éluard et Breton dans un questionnaire dont Minotaure publia les résultats. D’une certaine manière, l’ensemble du livre de Breton constitue la réponse passionnée, longuement méditée, à cette question. Cette rencontre est pour lui celle de l’Ondine, Jacqueline Lamba, qui après une longue période d’incertitude sentimentale marque pour Breton le triomphe de l’éros et la confiance retrouvée dans l’amour. La « Nuit du Tournesol », le 29 mai 1934, en est la célébration, à travers cette longue nuit d’errance dans Paris de Montmartre au quartier Latin dont Breton décèle la prémonition dans un poème de Clair de terre écrit onze ans plus tôt : « Tournesol ».
Quant à Giacometti, il s’inscrit au cœur de ce texte comme l’une des figures du nécessaire pour Breton, celle du témoin de cet amour, fonction qu’il sera appelé à remplir officiellement en compagnie d’Éluard lors du mariage de Breton le 14 août suivant. Ce témoignage prend effet sur trois niveaux : la « trouvaille » d’objets en commun, une sculpture, et une signature à la mairie, concrétisée symboliquement nous le verrons par une manière d’épithalame, l’illustration des poèmes de L’Air de l’eau. Il peut être révélateur de placer en miroir de cette structure la fonction inverse de Breton comme témoin de la solitude de Giacometti. Il part de ces mêmes trouvailles en commun, répond à la sculpture par l’offrande d’un texte où Breton redoute dans la vie de son ami « toute intervention féminine » qui puisse porter préjudice à son œuvre, et s’achève en février 1935 par l’inversion de la cérémonie du mariage en un rituel d’exclusion dont Breton est presque le seul officiant, un divorce qui rend Giacometti à une longue période de solitude artistique. Essayons d’éclairer ces trajectoires divergentes. Le point de départ de L’Amour fou est un rappel des principes du surréalisme, dont Breton continue de gommer, dans la droite ligne du mouvement amorcé avec le Second Manifeste, l’idéalisme. Breton dégage le surréel de ses ambiguïtés mieux qu’il ne l’a jamais fait, il n’est ni extérieur ni supérieur au réel, mais apparaît, d’après les mots d’Yves Bonnefoy qui lui accorde cette clarté, et un « bonheur d’expression » qu’il n’a pas dépassé ailleurs, comme « l’ardeur de l’esprit à vouloir mieux, celle qui s’éploie brusquement quand un rivage inconnu apparaît à ras d’horizon »756.
L’axe central de tout l’ouvrage, au sein duquel s’entrefécondent la quête esthétique et la quête amoureuse, sera donc la notion de « beauté convulsive », c’est-à-dire de la beauté « envisagée exclusivement à des fins passionnelles »757. Breton réclame qu’on aille chercher ce type de beauté
‘tout au fond du creuset humain, en cette région paradoxale où la fusion de deux êtres qui se sont réellement choisis restitue à toutes choses les couleurs perdues du temps des anciens soleils, où pourtant aussi la solitude fait rage par une de ces fantaisie de la nature qui, autour des cratères de l’Alaska, veut que la neige demeure sous la cendre 758.’Trois couples d’adjectifs viennent préciser dans le premier chapitre la notion de « beauté convulsive ». Malgré les démentis qu’apporte la vie à l’élection d’un objet d’amour unique, la substitution d’un être à un autre qui chaque fois nous porte « un peu plus près de la figure opaque appelée par le désir »759 la désigne comme « érotique-voilée »760. Mais la vie qui, « dans la constance de son processus de formation et de destruction »761 fait osciller la « figure » – « au sens hégélien de mécanisme matériel de l’individualité » – entre le lieu où elle atteint « sa réalité […] par excellence » et le lieu où elle la « perd idéalement »762 la définit encore comme « explosante-fixe ».
Si l’explosion est portée dans le texte par l’image des coraux, c’est vers l’image du cristal que s’aimante toute fixité, et il est particulièrement révélateur pour nous de voir Breton y arrimer un art poétique. L’œuvre d’art se voit en effet refuser toute valeur par Breton si elle ne présente pas toutes les qualités du cristal, ce qui induit une vision sans compromis de toute poïesis :
‘Qu’on entende bien que cette affirmation s’oppose pour moi, de la manière la plus catégorique, la plus constante, à tout ce qui tente, esthétiquement comme moralement, de fonder la beauté formelle sur un travail de perfectionnement volontaire auquel il appartiendrait à l’homme de se livrer. Je ne cesse pas, au contraire, d’être porté à l’apologie de la création, de l’action spontanée et cela dans la mesure même où le cristal, par définition non améliorable, en est l’expression parfaite763.’Le seul travail poétique admissible pour Breton apparaît donc comme un travail sur soi, celui de se rendre disponible à l’accueil de la fortune, de ne pas « laisser s’embroussailler les chemins du désir »764 de ne pas réfréner la soif en soi d’errer « à la rencontre de tout »765que consacre la « trouvaille ». C’est approcher alors le dernier couple d’adjectifs attaché à la beauté convulsive : elle sera enfin « magique-circonstancielle ou ne sera pas »766. Il s’agit pour Breton de relier les causes naturelles aux causes humaines, mais il sait prévenir toute explication par une causalité transcendante en plaçant la clef de cette convergence qu’ailleurs il nomme « hasard objectif »767 dans un « commun dénominateur situé dans l’esprit de l’homme et qui n’est autre que son désir »768.
C’est donc à nouveau dans les mailles intriquées du réel, du surréel et du désir que se jouent les derniers développements de la relation entre Breton et Giacometti. L’attente qui occupe leurs échanges du mois de mai 1934 les pousse alors vers ce lieu propice entre tous qu’est pour Breton le « marché aux puces », déjà important dans Nadja. Équation de l’objet trouvé se présente comme la relation de cet épisode d’errance à deux que Breton s’attache à resituer dans la vie et les recherches de Giacometti. Ce cadre duquel se détache l’équipée nous intéresse particulièrement puisqu’il s’agit de la première évocation d’une visite d’atelier dans notre corpus. Les visites régulières de Breton rue Hyppolite Maindron sont suggérées par le texte : « Je n’avais pas cessé de m’intéresser au progrès de cette statue […] »769. Rattacher ce texte à l’atelier comme catégorie générique de l’écrit d’art apparaît cependant hardi dans la mesure où pas une ligne n’en évoque le cadre, mais c’est bien ici pour la première fois au sujet de Giacometti, comme le remarque André Lamarre, un work in progress qui nous est donné à lire770, encore que d’un genre éminemment paradoxal. La description des avancées de la « construction » par Giacometti de son personnage féminin dans ce texte relève en effet du tour de force pour Breton, puisqu’il s’agit de faire sentir au lecteur quels doutes rendirent la trouvaille effectuée en commun nécessaire à l’achèvement de la sculpture sans ôter à celle-ci les qualités cristallines par lesquelles seules une œuvre d’art vient d’être déclarée valable aux yeux de Breton :
‘[…] Giacometti travaillait à cette époque à la construction du personnage féminin qu’on trouvera reproduit [dans]ce livre, et ce personnage, bien qu’il lui fût apparu très distinctement plusieurs semaines auparavant et eût pris forme dans le plâtre en quelques heures, était sujet en se réalisant à certaines variations. Alors que le geste des mains et l’appui des jambes sur la planchette visiblement n’avaient jamais donné lieu à la moindre hésitation ; que les yeux, le droit figuré par une roue intacte, le gauche par une roue brisée, subsistaient sans modification à travers les états successifs de la figure, la longueur des bras, d’où dépendait le rapport des mains avec les seins, la coupe du visage n’étaient nullement arrêtées. Je n’avais pas cessé de m’intéresser au progrès de cette statue que, d’emblée, j’avais tenu pour l’émanation même du désir d’aimer et d’être aimé en quête de son véritable objet humain et dans sa douloureuse ignorance. Tant qu’il n’était pas parfaitement venu au jour la fragilité même, l’élan contenu, le côté tout à la fois pris au piège et rendant grâce par quoi m’avait si vivement ému l’aspect de ce gracieux être me donnaient à redouter dans la vie de Giacometti toute intervention féminine comme pouvant lui porter préjudice. Rien de plus fondé que cette crainte si l’on songe qu’une telle intervention, passagère, entraîna un jour un regrettable abaissement des mains, justifié consciemment par le désir de découvrir les seins et ayant, à ma grande surprise, pour conséquence la disparition de l’objet invisible mais présent sur quoi se centre l’intérêt de la figure et que ces mains tiennent ou soutiennent. À quelques légers correctifs près, elles furent rétablies le lendemain à leur vraie place. La tête cependant, bien que cernée dans ses grandes lignes, définie dans son caractère général, participait presque seule de l’indétermination sentimentale dont je continue à penser que l’œuvre avait jailli. Toute soumise qu’elle était à certaines données imprescriptibles – vipérine, étonnée et tendre – elle résistait manifestement à l’individualisation, cette résistance, comme aussi celle des seins à la particularisation finale, se donnant pour raison avouée divers prétextes plastiques. Toujours est-il que le visage, si net, si flagrant aujourd’hui, était assez lent à s’éveiller du cristal de ses plans pour qu’on pût se demander s’il livrerait jamais son expression, cette expression par quoi seule pourrait se parachever l’unité du naturel et du surnaturel qui permettrait à l’artiste de passer à autre chose. Il manquait ici une assurance sur la réalité, un point d’appui sur le monde des objets tangibles. Il manquait ce terme de comparaison même lointain qui confère brusquement la certitude771. ’Ces écueils sont affrontés au moyen d’une succession d’antithèses opposant l’apparition très distincte du personnage, sa forme prise dans le plâtre « en quelques heures »772 et les « variations » qu’il connut, l’absence d’hésitation pour le geste des mains, l’appui des jambes sur la planchette, les yeux restés « sans modification », mais le fait que la longueur des bras et la coupe du visage n’étaient « nullement arrêtées ». Tous ces paradoxes sont surmontés dans la judicieuse évocation d’un visage « lent à s’éveiller du cristal de ses plans »773. Qu’importent les « correctifs »774, si subsiste le cristal ! L’intégrité du jaillissement participe donc du domaine de l’idée, du domaine théorique des « plans » demeurés immaculés à travers les aléas de leur traduction plastique. Pourtant l’effectivité de cet éveil reste essentielle : l’impression, c’est-à-dire l’image, ou encore l’objet mental doit en effet trouver son expression pour que se parachève « l’unité du naturel et du surnaturel qui [permettra] à l’artiste de passer à autre chose »775. Ce « surnaturel », il faut donc pour rester cohérent avec la profession de foi matérialiste de Breton le considérer comme un en-avant, une pointe extrême de la « nature », celle qui par la médiation de l’artiste attentif à sa « chance » se révèle. Giacometti est alors sur le point de créer l’œuvre surréaliste par excellence, celle qui dédaigne la proie et l’ombre « pour ce qui n’est déjà plus l’ombre et pas encore la proie : l’ombre et la proie fondues dans un éclair unique »776.
Si ce « gracieux être »777 séduit tant Breton, c’est qu’il est la figure même de cet entrebâillement, il donne à voir l’instant de la prédation, par ces serres sur le point de saisir, mais la nature paradoxale de la proie se révèle lorsque, voulant découvrir les seins, Giacometti provoque la « disparition de l’objet invisible mais présent sur quoi se centre l’intérêt de la figure et que ces mains tiennent ou soutiennent »778. Voici donc la transposition surréaliste de cet instant qui dans le rituel de la messe se nomme « élévation » : l’invisible se donne à voir dans son scintillement précaire, d’une manière qui se rapproche également de la présentation d’un enfant. Breton s’était-il vu confier par son ami, s’il est exact qu’il en a subi l’influence, l’importance pour Giacometti de La Madone entourée d’anges de Cimabue, dont Yves Bonnefoy a si justement rapproché la position inconfortable de celle de L’Objet invisible ? Toujours est-il que Breton a perçu dans cette sculpture la manifestation d’une présence invisible si fragile qu’il tint à la porter lui-même sur les fonts baptismaux, et que cette « épiphanie »779 lui est apparue comme le plus précieux de ce que pouvait désirer le surréalisme. Comme pour concrétiser son rôle de parrain dans ce baptême surréaliste, c’est de lui, du passage précédemment cité, que l’œuvre d’abord intitulée Mains tenant le vide recevra le nom sous lequel elle est connue désormais : L’Objet invisible. Remarquons que dans ce déplacement le point de vue interne à l’œuvre, son mouvement de saisie, qui figure comme en abyme celui du sculpteur dont les « mains » lui ont donné naissance, laisse la place à un point de vue externe, celui du spectateur, dans un passage du sujet à l’objet.
Il est assez évident à la lecture du texte que pour Breton, Giacometti est traversé par des forces qui le dépassent, un être qui porte le sens même de la quête surréaliste l’a choisi pour lui livrer passage. Le surréel cogne à sa porte et Breton le sent, le vocabulaire qu’il emploie est celui de la vision : le personnage est « apparu »780 à Giacometti. Les tournures employées par Breton sont également révélatrices : ce « personnage » est le sujet de la phrase de Breton comme il l’est d’une vision dont Giacometti est l’objet. Cette première phrase où Breton évoque la genèse de la sculpture est révélatrice :
‘Giacometti travaillait à cette époque à la construction du personnage féminin qu’on trouvera reproduit [dans] ce livre et ce personnage, bien qu’il lui fût apparu très distinctement plusieurs semaines auparavant et eût pris forme dans le plâtre en quelques heures, était sujet en se réalisant à certaines variations781.’La première proposition est la seule de ce passage dont Giacometti soit le sujet, mais Breton procède vite à une substitution que la suite de ce passage ne fera que confirmer. Le lecteur se voit suggérer par une possible syllepse de sens que si ce « personnage » est sujet « à » des variations, il est surtout « sujet de » son émergence. L’abondance des tournures impersonnelles – « cette résistance […] se donnant pour raison avouée divers prétextes plastiques »782 – et surtout des tournures passives avec élision du complément d’agent – « […] la longueur des bras, […] la coupe du visage n’étaient nullement arrêtées » ; « elles furent rétablies le lendemain […] »783 – contribuent à déloger Giacometti de son statut naturel de sujet actif pour en faire l’agent passif, l’accoucheur incertain du surréel en travail.
Tout se passe comme si peu à peu le parrain retirait à cet élu maladroit, vulnérable – une intervention féminine n’a-t-elle pas déjà failli tout gâcher ? – la paternité d’un enfant qui semble moins être le sien que celui du surréalisme, et que Breton a donc toute légitimité de protéger contre son créateur apparent lui-même. Ce rôle lui revient du fait de sa position au sein du mouvement, c’est toujours lui qui a dû donner de nouvelles impulsions aux recherches surréalistes au moment où il sentait que celles-ci fléchissaient, et c’est, pressent-il, sur tout le groupe que vont rejaillir les bienfaits de ce qui arrive à Giacometti. Mais cette responsabilité est aussi celle de l’ami, de celui qui a traversé à ses côtés, nous l’avons vu, cette période difficile pour tous deux, et qui était le mieux placé pour pressentir qu’il se passait quelque chose d’important en Giacometti, sur quoi l’on pouvait nourrir les plus grands espoirs. Et il suffit de considérer la fièvre destructrice qui animera jusqu’à sa mort Giacometti à l’égard de son œuvre pour juger combien Breton a raison d’être inquiet pour le fragile être qui « [vient] au jour ». Il joue ainsi le rôle d’un frère, celui que Diego jouera si souvent après lui, plaçant à l’abri ce qui lui paraissait mériter de l’être.
L’effacement de Giacometti dans le récit de la « construction » de son « personnage » a pour corollaire un « je » fortement affirmé de la part de Breton. Le pronom apparaît dès le début du passage – « j’en avais devisé […] avec Alberto Giacometti » – car il suggère peut-être mieux qu’un « nous » la réalité des échanges. Ce « je » autobiographique est présent dans toute l’épaisseur de sa sensibilité. La litote par laquelle s’exprime son attachement à cette sculpture, son choc émotif à sa vue, mais aussi les marques de sa fébrilité devant les dangers qui la guettent, ou encore une certaine jalousie disent assez combien la contemplation esthétique prend ici le visage de l’amour. Le golem semble s’être animé pour lui comme pour le Cornelius d’Arnim et ces lignes qui moins que jamais distinguent la vie de l’œuvre laissent percer sa passion, et la « sensation d’aigrette de vent aux tempes »784 qui le fait frissonner :
‘Tant qu’il n’était pas parfaitement venu au jour la fragilité même, l’élan contenu, le côté à la fois pris au piège et rendant grâce par quoi m’avait si vivement ému l’aspect de ce gracieux être me donnaient à redouter dans la vie d’alors de Giacometti toute intervention féminine comme pouvant lui porter préjudice785.’Breton s’empresse de justifier cette sollicitude dont il sent bien qu’elle pourrait légitimement intriguer – « Rien de plus fondé […] »786 – mais c’est pour commander de relever le voile pudique des mains devant ces seins qu’une concurrence féminine néfaste donna à Giacometti la malencontreuse idée de découvrir, menaçant son caractère « érotique-voilé » et détruisant l’invisible objet. Breton laisse transparaître la rivalité qui s’établit autour de cette sculpture dont il brûle de s’emparer, et que par ce texte il arrache fantasmatiquement des mains de son créateur. Si Giacometti se laisse happer par de nouvelles amours, il délaissera sa fonction essentielle d’intercesseur dans celles de son ami, et c’est ce que Breton redoute. Nous apprenons un peu plus loin qu’il lui a déjà demandé de « modeler pour [lui] » un objet onirique intitulé d’après un fragment de phrase de réveil « le cendrier Cendrillon »787, mais Giacometti « oublia de [lui] donner satisfaction », preuve de son peu d’attrait pour la fonction d’exécutant des désirs des autres et d’un possible agacement de voir Breton tourner autour de sa sculpture qui pourrait aussi justifier par une certaine malice l’abaissement des mains788.
En effet, Breton ne se contente pas de décrire la sculpture, il lui assigne un sens, ce qui est une autre manière de déposséder Giacometti de son œuvre. Le « je » de l’herméneute est aussi fortement affirmé que celui du « modeleur » est éludé :
‘Je n’avais cessé de m’intéresser au progrès de cette statue que, d’emblée, j’avais tenue pour l’émanation même du désir d’aimer et d’être aimé en quête de son véritable objet humain et dans sa douloureuse ignorance.’Au « cristal » des plans de la sculpture pour Giacometti répond le « cristal » de l’interprétation pour Breton, et le sens cette figure se révèle à lui de manière aussi immédiate – « d’emblée » – que sa forme était « apparue » à Giacometti, ayant surgi du plâtre « en quelques heures ». Tout ceci dit assez le « tourment de sculpture » qui est celui de Breton, sa frustration de ne pouvoir donner corps lui-même à ses visions, et la fascination sur lui qu’exercent les mains de Giacometti. Dans l’incomplétude de l’écrivain qui se laisse ici entrevoir se dessine un axe essentiel pour nous :
‘En dépit des rappels fréquents que je lui fis de sa promesse, Giacometti oublia de me donner satisfaction. Le manque éprouvé réellement, de cette pantoufle, m’inclina à plusieurs reprises à une assez longue rêverie, dont je crois dans mon enfance retrouver trace à son propos. Je m’impatientais de ne pouvoir imaginer concrètement cet objet […]789.’À l’écrivain fait donc défaut l’imagination concrète. La force de l’amitié qui le liait à Giacometti, son admiration pour lui en tant qu’artiste et les circonstances mêmes qui les ont depuis 1932 rapprochés au travers de communes difficultés avaient pu faire espérer à Breton que ce double lui prêterait ses mains, et voici qu’il devance ses désirs par une figure qui les comble sans qu’ils aient eu à s’exprimer.
Breton se prend à rêver d’une chimère réunissant son esprit et les mains de Giacometti à la faveur de ces fusions que permet l’amitié. De ce rêve d’hybridité, ce texte où Breton insère une reproduction photographique de la sculpture par Dora Maar est une tentative de réalisation. Il semble possible d’en déceler le signe dans l’emploi de « j’avais tenue pour » par quoi Breton agrippe interprétativement la statue. Le double sens, à la fois concret et abstrait, du verbe « tenir » ici – le sens concret est remotivé un peu plus bas par l’évocation de l’objet invisible « que ces mains tiennent ou soutiennent »790 – montre bien la transition d’une saisie manuelle vers une saisie intellectuelle et le désir de se tenir à la frontière entre ces deux modes de saisie. Par un effet de miroir le poète se montre tenant le sens invisible de la statue comme elle-même tient son objet. Mais pour Giacometti ces mains tiennent le seul « vide »…
Rappelons que dans le numéro de Documents 34 où paraît le texte de Breton, Dalí définit d’après la méthode paranoïaque-critique la peinture comme la « ‘photographie’ à la main et en couleurs de l’‘irrationalité concrète’ et du monde imaginatif en général » dont la sculpture doit être le « moulage à la main »791. C’est d’après cette conception que peu ou prou il partage que Breton dans la conférence prononcée à Bruxelles le 1er juin 1934 au cours de laquelle il cite ces lignes peut parler peu après de la « sculpture inspirée d’Alberto Giacometti »792. Faute de pouvoir réaliser lui-même ces moulages, Breton compte sur Alberto Giacometti, étant donnée la grande compréhension mutuelle qui les lie, pour dépasser son incompétence technique, mais le refus opposé par celui-ci à ses commandes le pousse à devenir coucou d’un nid qui entre tous le ravit. La sculpture devient la matérialisation, et même la « clef » d’une situation qu’il partage avec Giacometti, celle de l’« indétermination sentimentale »793 qu’ils ont vécue ensemble. Elle rassemble en elle deux états de disponibilité totale et d’attente. Pourtant l’interprétation de Breton est rétrospective, et si la rencontre de Jacqueline Lamba est venue l’arracher à sa propre indétermination sentimentale, ce n’est nullement le cas pour Giacometti au moment où il écrit. Il est un temps où cette boîterie dans leurs rapports révèlera sa source épineuse.
« Cette statue que Breton préférait a tout bouleversé dans ma vie […] ». Cité par Yves Bonnefoy, ibid., p. 238.
André Lamarre, ibid., p. 171.
Marguerite Bonnet, notice de L’Amour fou, in André Breton, OC II, pp. 1962-1963.
Ibid., p. 1963.
L’Amour fou, op. cit., p. 688.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 235.
André Breton, Nadja, OC I, p. 752.
André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 678.
Marguerite Bonnet, ibid., pp. 1694-1695.
André Breton, ibid., p. 687.
Ibid., pp. 681-682.
Ibid. p. 681.
Idem.
Ibid., p. 697.
Idem.
Ibid., p. 687.
Ibid., p. 754.
Ibid., p. 696.
Ibid., p. 698.
Voir André Lamarre, ibid., p. 132.
André Breton, op. cit., p. 698.
Idem.
Ibid., p. 699.
Ibid., p. 698.
Ibid., p. 699.
Ibid., p. 697.
Ibid., p. 698.
Idem.
Yves Bonnefoy, op. cit., p. 232.
André Breton, op. cit., p. 698.
Idem.
Ibid., pp. 698-699.
Ibid., p. 698.
Ibid., p. 678.
Ibid., p. 698.
Idem.
Ibid., pp. 701-702.
Voir aussi Yves Bonnefoy, ibid., p. 237.
Ibid., p. 702.
Ibid., p. 698.
Cité par André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p. 256.
Ibid., p. 258.
L’Amour fou, op. cit., p. 698.