4) La sculpture « inspirée » et le problème de la mimésis : l’art comme imitation d’un « modèle intérieur »

La dernière marque pour Giacometti, dans cette introduction de l’épisode du marché aux puces, d’une dépossession de son œuvre par Breton est enfin la posture de narrateur omniscient que celui-ci adopte avec assurance. Il ne semble rien avoir à envier à ce privilège du romancier. L’abaissement des mains de la sculpture était en effet « justifié consciemment par le souci de découvrir les seins », mais pour le narrateur l’inconscient de son personnage n’est pas une barrière valable. De même, la résistance des seins « à la particularisation finale […] se donn[ait] pour raison avouée divers prétextes plastiques ». Il va sans dire que le narrateur accède facilement aux raisons inavouées. Les seules traces dans ce passage de la parole du sculpteur ne seront donc ni au discours direct, ni au discours indirect, mais sur ce mode de réfutation distant et abrupt. Le narrateur ne doute pas une seconde de sa position de garant de la vérité et se félicite, par exemple, que les mains aient été rétablies à leur « vraie » place. Que penser de ce type de vérité au moment où Breton déclare vouloir « travailler à ce que la distinction du subjectif et de l’objectif perde de sa nécessité et de sa valeur »794 ? Que Breton ne doute pas de son droit à replacer la genèse de cette sculpture au sein d’un système interprétatif purement paranoïaque dans le sens défini par Dalí. Lui contester ce droit d’un point de vue non surréaliste, c’est-à-dire en se plaçant hors de cette logique irrationnelle paraît aujourd’hui légitime mais n’a peut-être pas grand sens.

Rien dans ces pages, en effet qui ne soit dans la droite ligne d’un discours critique de Breton sur les arts plastiques dont les catégories lui viennent pour une large part de la pensée romantique. Nous avons pu le constater à travers l’« Introduction aux contes bizarres d’Achim d’Arnim » dans sa reprise du primat ontologique accordé à la subjectivité par Fichte. Cette filiation entre le surréalisme et le romantisme anglais et allemand qui le conduit à voir dans Arnim le premier théoricien de la voyance rimbaldienne, Breton la revendique :

‘Il s’agit de la reprise systématique d’une quête que le XIXème a fait passer par delà toutes les autres préoccupations dites poétiques à partir de Novalis et de Hölderlin pour l’Allemagne, de Blake et de Coleridge pour l’Angleterre, de Nerval et de Baudelaire pour la France et qui devait prendre un caractère véritablement sommatoire peut-être avec Mallarmé, à coup sûr avec Lautréamont et Rimbaud795.’

Cette généalogie le conduit, dans la lignée de Baudelaire lecteur de Poe, à valoriser l’imagination comme la faculté créatrice par excellence. C’est alors le concept d’inspiration, comme l’a montré Dominique Combe dans son article « rhétorique de la peinture »796, qui apparaît comme le pilier de cet héritage romantique. Louer la sculpture « inspirée » de Giacometti, c’est alors admettre qu’il ne soit que l’ « instrument » de cette inspiration, ni plus ni moins que Miró, il l’en prévient, ne l’est de sa peinture :

‘J’aimerais, je ne saurais trop y insister, que Miró n’en conçût pas un orgueil délirant et ne se fiât pas à lui seul, si grands que fussent ses dons, si fidèle que lui demeurât jusqu’à ce jour l’inspiration, si originale qu’apparût sa manière, – pour réaliser entre des éléments d’apparence immuable les conditions d’un équilibre bouleversant797.’

Il faut aussi noter que Giacometti, outre qu’il fut sûrement touché par l’offrande lyrique de Breton, partageait parfaitement cette conception lorsqu’en 1933 il écrivait : « Depuis des années je n’ai réalisé que les sculptures qui se sont offertes tout achevées à mon esprit […] »798. Même dans la « Lettre à Pierre Matisse » de 1948 sa manière de présenter l’évolution de son travail fait encore des figures – les tournures diffèrent peu de celles employées par Breton – les sujets de leur apparition ou de leur disparition, le texte semblant leur accorder une volonté autonome : « Mais voulant faire de mémoire ce que j’avais vu, à ma terreur, les sculptures devenaient de plus en plus petites […] »799.

Quant à Breton, l’importance qu’il accorde à l’inspiration le conduit à maintenir, malgré la substitution du « modèle intérieur »800 au « modèle extérieur », une conception mimétique de l’art où la bipartition entre l’œuvre d’art et son « fantôme intérieur » ne peut se résorber. Le lyrisme de Breton apparaît en effet guidé par une conception « expressionniste »801 du langage influencée par la philosophie de Benedetto Croce. Très imprégnée de Hegel, cette pensée dominante en Europe au moment où Breton écrit « proposait une véritable ‘science de l’expression’ sur le postulat que l’‘intuition’ est déjà en soi ‘expression’ ». D’une pensée de l’art « selon la relation, toute platonicienne, de la copie au modèle »802, une telle conception ne se sépare pas :

‘[…] que ce modèle soit purement psychique ne change rien à la démarche. Certes, il se démarque tout de même de la tradition aristotélicienne au sens strict, pour laquelle la mimésis est mimésis d’action, ou de la tradition horatienne qui fait de la « nature » l’objet de l’imitatio. Pourtant, l’Abbé Batteux pouvait, à une époque où, insensiblement, l’esthétique s’imposait au détriment de la rhétorique, affirmer que la poésie lyrique relevait encore de la notion d’imitation : imitation de sentiments – c’est-à-dire d’une réalité intérieure et non plus extérieure – et non d’action, mais encore imitation. De la même manière, le lyrisme pictural, ou poétique, pour Breton, reste placé sous le signe de ce « principe » de l’imitation. Autant dire que l’esthétique de Breton, à ce titre, est encore proche de la poétique classique d’un Boileau […]. Dans tous les cas, un dualisme entre l’objet artistique et l’imagination est maintenu, de sorte que l’ « expression » est toujours seconde – dans le temps mais aussi dans les valeurs – par rapport à l’image. Breton s’acquitte en cela de sa dette à l’égard de la pensée de Benedetto Croce qui ne parvient jamais à combler l’écart entre l’« intuition » et l’« expression ». Même dans l’automatisme, « sans intention préconçue », quelque chose préexiste à la création, qu’il s’agit, en somme, d’« imiter », de retrouver selon une réminiscence toute platonicienne encore : une image onirique, une impression cœnesthésique […]803.’

Cette esthétique dont Dominique Combe montre dans le passage cité les liens avec la tradition rhétorique confirme également ces liens par son pragmatisme. Elle est « centrée sur le spectateur plus que sur l’auteur »804. De ce trait les pages sur l’Objet invisible où s’opère un retournement par Breton du titre même de l’œuvre sont encore caractéristiques. L’ensemble du passage se focalise sur la présence ou non de l’Objet invisible dont il fait la pierre de touche de la réussite de cette sculpture. Ce primat du spectateur témoigne d’une « esthétique de la réception » qui anticipe sur les travaux de l’École de Constance805. Quant à la dualité entre une « intuition » – le « cristal » des « plans » – et les aléas de son « expression », elle guide des pages consacrées par Breton à L’Objet invisible qui ne semblent atypiques dans l’ensemble de ses écrits sur l’art que par deux points : le fait que l’« intuition » puisse être partagée par le poète qui sait où se trouve la « vraie » place des mains, qui paraît avoir accès aux « plans », et le caractère extraordinairement laborieux du passage de cette « intuition » à son « expression », les tâtonnements de l’« imitation ».

Ces difficultés justifient l’intrusion de Breton qui, allant jusqu’au bout de sa logique, s’immisce jusque dans le processus de création de cette sculpture, non pas seulement en la parachevant par la patine de son discours, mais en intervenant dans la dernière phase de sa construction, celle de l’ « individualisation » de sa tête : « Il manquait ici une assurance sur la réalité, un point d’appui sur le monde des objets tangibles. Il manquait ce terme de comparaison même lointain qui brusquement confère la certitude »806.

Notes
794.

Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p. 258.

795.

Entretiens, 1913-1952, OC III, op. cit. pp. 475-476.

796.

Dominique Combe, « Rhétorique de la peinture », Lire le regard : André Breton et la peinture, textes réunis par Jacqueline Chénieux-Gendron, coll. « Pleine Marge », n°2, Lachenal et Ritter, 1993, p. 134.

797.

André Breton, Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 41. Cité par Dominique Combe, idem.

798.

Alberto Giacometti, « Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures », Écrits, op. cit., p. 17.

799.

« Lettre à Pierre Matisse », ibid., p. 44. Voir partie suivante.

800.

André Breton, Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 4.

801.

Dominique Combe, ibid., p. 124.

802.

Idem.

803.

Idem.

804.

Ibid, p. 138.

805.

Idem.

806.

Ibid., p. 699. Cette volonté de participer à la création de la sculpture nous semble plus décisive que l’« opération de sauvetage » évoquée par Yves Bonnefoy, ibid., p. 236. La conclusion de la version de ce texte parue dans Intervention surréaliste – voir André Breton, OC II, p. 1715, variante b – incite à relativiser les doutes de Breton au sujet de Giacometti au moment où il écrit ce texte.