5) L’objet trouvé et le pont de sympathie

C’est alors que s’opère par la promenade, qui occupe la suite du texte devenu récit, un retour au monde des objets visibles, à travers cette foire à la brocante où Breton cherche en compagnie de Giacometti l’objet « pervers », ce « brûlot de l’irrationnel »807 capable de déchirer la trame du quotidien. Après quelques pas perdus, l’un de ces objets délaissés parvient à les « attir[er] », c’est-à-dire à aimanter leurs désirs. Il s’agit, écrit Breton, d’un « demi-masque de métal frappant de rigidité en même temps que de force d’adaptation à une nécessité de nous inconnue », peut-être un « descendant évolué du heaume, qui se [serait] laissé aller à flirter avec le loup de velours »808. L’objet est si particulier qu’après s’être éloigné Giacometti, « pourtant très détaché en général de toute idée de possession matérielle »809, rebrousse chemin pour l’acquérir. Bientôt un choix « presque aussi électif » portera Breton vers « une grande cuiller de bois, d’exécution paysanne, […] dont le manche, lorsqu’elle reposait sur sa partie convexe, s’élevait de la hauteur d’un petit soulier faisant corps avec elle »810. C’est alors pour Breton la densité « concrète » de l’objet trouvé – il impose un « contact sensoriel anormalement prolongé »811 – qui comme par contrepoids délivre son correspondant invisible en provoquant la disparition chez l’auteur de la trouvaille de « scrupules affectifs paralysants »812. La suite du texte nous fournit deux preuves de cette théorie par laquelle se résout « l’équation » de l’objet trouvé. Révélant certains « prolongements […] inattendus » de sa « vie », le masque en vient à trouver sa place « dans les recherches personnelles de Giacometti ». Il s’impose comme la passerelle manquante, le lien nécessaire entre la dernière œuvre achevée de Giacometti, une Tête 813 déjà très appréciée par Breton puisqu’il lui en a demandé un moulage, et ce « visage demeuré à l’état d’ébauche »814. Le masque permet à Giacometti de surmonter la « contradiction morale profonde » que trahit la « contradiction plastique » de sa sculpture, imposant la « fusion de […] deux manières » : celle de la partie supérieure, traitée « très largement par plans » et celle de la partie inférieure, très « dégagée »815. Attribuant le flou où se réfugie la partie supérieure à « certaines précisions toujours accablantes du souvenir », Breton songe peut-être à l’aveu de Giacometti l’été précédent, de ne pouvoir rien faire qui ne soit en relation avec Denise, et il ne fait pas de doute pour lui que cette résolution du conflit plastique aura des retentissements dans sa vie amoureuse. Dans cette résolution, le rôle du masque lui semble indéniable, à considérer la « parfaite unité organique de ce frêle et imaginaire corps de femme que nous admirons aujourd’hui »816.

Breton traduit l’ensemble du processus par la métaphore chimique du « catalyseur », c’est-à-dire d’une « substance qui modifie la vitesse d’une réaction chimique, sans apparaître dans le bilan réactionnel »817. L’objet n’est pas absorbé par la sculpture, mais déclenche la précipitation finale, celle par laquelle s’obtient l’ « unité organique ». Quant à Breton, son rôle est dans la découverte du catalyseur, qui n’aurait pas pu avoir lieu si Giacometti avait été seul, c’est en effet leurs « préoccupations communes typiques », c’est-à-dire la hâte de l’un de voir achevée la statue de l’autre qui a permis dans la marche côte à côte leur fusion en « une seule machine à influence amorcée »818. L’autre métaphore en est le phénomène électrique de l’éclair, comme si la décharge de la trouvaille était venue rééquilibrer la différence de potentiel électrique élevée entre les « deux niveaux de réflexion très différents »819 de Breton et Giacometti. Le texte se présente donc comme une parodie de discours scientifique, un « essai de démonstration » construit à partir de l’hypothèse d’une fécondité de l’attente, et mettant à l’épreuve cette hypothèse par une expérience doublement réussie avant de dresser le bilan où apparaît la solution de l’équation. L’œuvre de Giacometti dans sa singularité n’est donc pas le but visé par le texte. Il est un point d’appui, un exemple interchangeable pris dans le mouvement d’une rhétorique qui cherche à s’assimiler le pouvoir persuasif de la parole scientifique.

L’autre moitié de l’expérience est le « cendrier-cendrillon » que nous avons évoqué, et dont il s’avère que l’objet trouvé par Breton est une réalisation qui dépasse ses espérances. Il figure en effet l’un des enseignements les plus touchants du conte qui veut que « la pantoufle merveilleuse » soit « en puissance dans la pauvre cuiller »820 comme le surréel tapi au cœur du réel le plus anodin, attendant pour éclore des yeux disponibles. L’objet que Breton avait « désiré contempler » s’est donc « construit hors de [lui] » pour atteindre « très au-delà de ce [qu’il eût] imaginé », sa « parfaite unité organique »821. Reste pourtant que sur le rôle du masque dans l’achèvement de sa sculpture, Giacometti ne s’est jamais exprimé, ce qui fausse quelque peu l’harmonie de ce parallélisme que le texte dessine. Le véritable parallélisme, ce sont les mots mêmes de Breton qui appellent à le rétablir. Un autre objet qu’il avait « désiré contempler » s’est « construit » – « Giacometti travaillait à cette époque à la construction du personnage féminin »822 – en dehors de lui pour dépasser ses espérances dans une « parfaite unité organique »823.

C’est bien sûr L’Objet invisible sur lequel Breton a projeté assez tôt – « d’emblée » - sa soif d’une matérialisation du « désir d’aimer et d’être aimé » pour s’imaginer en avoir insufflé l’idée à ces deux mains ouvertes. Le texte réalise à un autre niveau ce rêve de suggestion médiumnique. Car la pantoufle perdue de Cendrillon, n’est-ce pas l’expression déjà de ce double désir ? Retrouvant l’objet perdu en abyme entre les mains de la sculpture, dans cette hésitation entre le visible et l’invisible que traduisait verbalement la concurrence entre le « vair », ou « petit-gris », et son homonyme transparent, le « verre »824. Breton obtient donc doublement satisfaction : de manière directe par la trouvaille du « cendrier-cendrillon », mais aussi par ricochet dans son assomption entre les mains de l’effarée. La statue lui semble ainsi fixer et maintenir à la fois dans sa puissance explosive le moment de latence qui préfigure pour lui la « nuit du tournesol ». Beaucoup de choses qui le regardent davantage qu’il ne regarde vers l’autre.

Breton n’en dresse pas moins un bilan de cette expérience dont la conclusion est un éloge de la « sympathie » entre deux ou plusieurs êtres et une théorisation du hasard objectif. La « sympathie » met en effet les êtres « sur la voie de solutions qu’ils poursuivaient séparément en vain » :

‘Cette sympathie ne serait rien moins que de nature à faire passer dans le domaine du hasard favorable […] des rencontres qui lorsqu’elles n’ont lieu que pour un seul ne sont pas prises en considération, sont rejetées dans l’accidentel. Elle mettrait en jeu à notre profit une véritable finalité seconde, au sens de possibilité d’atteindre un but par la conjugaison avec notre volonté […] d’une autre volonté humaine qui se borne à être favorable à ce que nous l’atteignions. […] Sur le plan individuel l’amitié et l’amour, comme sur le plan social les liens créés par la communauté des souffrances et la convergence des revendications, sont seuls capables de favoriser cette combinaison brusque, éclatante de phénomènes qui appartiennent à des séries causales indépendantes. Notre chance est éparse par le monde, qui sait, en pouvoir de s’épanouir sur tout, mais chiffonnée comme un coquelicot en bouton. Dès que nous sommes seuls à sa recherche, elle joue pour nous duper sur la triste ressemblance des feuilles de tous les arbres, elle vêt le long des routes des robes de cailloux825.’

Difficile de ne pas être ébloui, même un poète revenu du surréalisme le concède826, par de si belles images. Breton met toute son ardeur à réaffirmer ces convictions qui, par-delà les heurts récurrents, maintiennent pour lui la nécessité d’une activité de groupe. Il n’est dupe qu’à demi des disparités entre sa situation et celle de son ami. Il donne alors un premier post-scriptum à ce texte où il revient sur le symbolisme de la cuiller pour lui, celui d’une « femme unique, inconnue, magnifiée et dramatisée par le sentiment de [sa] solitude ». Dans ce texte, Breton redit sa volonté de croire dans le rétablissement nécessaire de l’équilibre entre eux par une rencontre qui viendrait tirer définitivement Giacometti de cette passe difficile dans laquelle il le sait empêtré encore malgré l’achèvement de sa sculpture. Le texte s’affirme alors pour ce qu’il est : une main tendue, un encouragement, une appréhension qui choisit pour se dire les mots de l’optimisme.

Breton retrouve pour la formuler la notion de « saut vital », déjà présente dans Les Vases communicants 827 . C’est chez Lénine citant Plekhanov828 que Breton puise cette expression capable pour lui de rendre compte de la fonction du rêve dans notre rapport au réel. Loin d’être un refuge, il affronte le terrain concret de la vie par le ressort de l’action, comme y insistent les matérialistes reprenant la loi générale du devenir de Hegel829. Breton ne fait ici qu’élargir cette fonction du rêve à la trouvaille de l’objet pour brouiller encore un peu plus les frontières entre objectivité et subjectivité et marquer l’intrusion du rêve dans la réalité quotidienne. Dans cette perspective matérialiste, le rôle du rêve comme de la trouvaille est alors, éliminant les éléments négatifs du passé, de permettre l’action en direction du futur, voilà ce dont il voudrait persuader Giacometti.

‘La trouvaille de la cuiller qui, tout d’abord, ne me paraissait pas s’imposer au moment où elle se produisit, prend ainsi toute sa signification de relation entre deux êtres – rappelons que Giacometti était alors en proie à un tourment très semblable à celui que j’avais enduré quelques mois plus tôt. Elle est le pont indispensable jeté entre nous sur le temps, pont qui relie le moment où je cherchais sans espoir l’être que je devais aimer et celui où il le cherche lui-même sans espoir. Pont de la sympathie et de la compréhension totales. Elle tend à parachever pour lui ce qui, on l’a vu, reste velléitaire dans la découverte du masque, à lui donner toute confiance, à le persuader que le saut vital ne peut manquer d’être en son pouvoir comme il a été en le mien830.’

Ces lignes fraternelles, qui sont peut-être parmi les plus belles pages d’amitié auxquelles le surréalisme ait donné naissance, devront malheureusement disparaître lorsque ce texte deviendra le chapitre III de L’Amour fou en 1937. Il sera alors avéré que la confiance et l’énergie que Breton cherchait à communiquer à Giacometti sur le plan amoureux se cherchaient en réalité sur un autre plan où déjà craque le pont de la « compréhension totale »…

Notes
807.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 236.

808.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 699.

809.

Ibid., pp. 699-700.

810.

Ibid., p. 700.

811.

 Idem.

812.

 Idem.

813.

La Tête cubiste de 1934, « […] reproduite dans le numéro 5 de la revue Minotaure ». Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 216, ill. 197.

814.

Idem.

815.

Ibid., p. 701.

816.

Idem.

817.

Grand Larousse Universel.

818.

L’Amour fou, idem.

819.

Idem.

820.

Ibid., p. 705.

821.

Idem.

822.

Ibid., p. 698, c’est nous qui soulignons.

823.

Ibid., pp. 701 et 705.

824.

Voir ibid., p. 702.

825.

Ibid., p. 705.

826.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 238.

827.

André Breton, Les Vases communicants, OC II, p. 135.

828.

Voir Marguerite Bonnet et Étienne-Alain Hubert, in André Breton, ibid., n. 1, p. 135.

829.

Voir Marguerite Bonnet et Étienne-Alain Hubert, notice des Vases communicants, op. cit., p. 1361.

830.

André Breton, L’Amour fou, variante b., op. cit., p. 1715.