Chapitre VIII
Objet d’une attente

1) L’Air de l’eau, poèmes de Breton illustrés par Giacometti : un poème-objet surréaliste (1934) ?

Mais laissons pour l’instant le texte comme peut le lire Giacometti à l’été 1934, lorsque Breton lui demande d’accompagner par son témoignage l’amour dont il annonçait la venue dans sa sculpture. Le 14 août, à la mairie du IXème arrondissement, Breton s’unit donc à la « toute-puissante ordonnatrice de la Nuit du Tournesol »831 devant le poète et l’artiste qui sont alors les plus proches de lui : Éluard et Giacometti. La mariée mise à nu devant quelques amis reconstitue ensuite pour l’objectif de Man Ray le Déjeuner sur l’herbe de Manet832. Quatorze, c’est aussi le nombre des poèmes qu’entre la fin de juin et les mois de septembre-octobre833 Breton compose pour célébrer ce nouvel amour, « quatorze séquences » qui sont pour Marguerite Bonnet « comme les éphémérides voilées d’un épithalame »834. À ce point d’orgue de la partition amoureuse, Giacometti se trouve de nouveau associé, indispensable tiers de cet amour depuis son alpha jusqu’à son oméga. Troisième roue du carrosse de Cendrillon, il travaillera bientôt, est-ce par hasard, à une nouvelle sculpture intitulée 1+1=3. Breton avait publié sa lecture de L’Objet invisible, l’ordre est désormais inversé, c’est à Giacometti cette fois de répondre aux poèmes de Breton, et de réaliser avec lui, à quatre mains, ce rêve d’une œuvre où les ressources de la poésie et celles de la plastique sauraient se féconder l’une l’autre835. La proposition n’est pas mince, et Yves Peyré soulignera qu’elle est l’une des « brûlante[s] exception[s] » concédées au « livre de dialogue » par un poète qui s’en défiait quelque peu. Seuls Miró et Lam bénéficièrent d’une telle confiance836.

Giacometti est rentré en Suisse peu après le mariage de Breton avec Jacqueline, et c’est désormais au couple qu’il adresse ses lettres en cette fin d’été 1934. Toujours aussi chaleureuses, elles n’en évoquent pas moins en creux l’ennui qui trop souvent l’accable à Paris :

‘Maloja le 10 septembre 1934
Mon très cher André,
J’ésperai toujours recevoir de vos nouvelles, de Jacqueline et toi ; mais rien. Je pense souvent a vous, je me demande ce que vous faites, où vous êtes et je me sens loin, au deça d’un vide, d’une éspèce d’abime qui ne laisse passer aucun signe, aucune voix. Mais je ne peux pas rester plus longtemps sans essayer de t’écrire bien que j’ai très peu de chose a dire. J’ai passé trois semaines presque toujours dans le froid, la neige, la pluie (on pouvait à peine sortir) j’ai lu pendant la plus grande partie du temps, passant d’un livre a l’autre et j’allai, je vais encore, vers le soir prendre l’aperitif au village ; (cette phrase se perd, elle n’a plus ni commencement ni fin) au petit café ou la jeune fille de l’année passée, bien que peut’être plus belle, a perdue tout charme pour moi. Je ne m’ennuie jamais (et je pense à certains jours, a beaucoup de soirées a Paris) c’est peut’être préférable d’être, au moins pour un peu de temps, dans cet autre état. […]Je ne vois personne, oui, j’étais chez Crevel la semaine passée. Il va assez bien et il a commencé un nouveau roman. Il en était au premières pages mais il doit devenir assez volumineux, beaucoup de personnages, ecc.
J’espère que cette lettre ne vous trouve pas a Paris, je préfère si elle attend chez la consierge le plus longtemps possible, ou encore mieux, si elle vient vous trouver quelque part, dans un pays qui vous plait. Si tu m’écris, même une carte, je suis très très content, ce sont tes nouvelles que j’aimerai le mieux
Très affectueusement a Jacqueline et a toi ton ami
Alberto G837.’

La « sympathie » est toujours lisible dans ces lignes, et le partage sincère du bonheur du couple. Mais son ami ne l’oublie pas pour autant, puisqu’une semaine plus tard il écrit à nouveau à Breton pour le remercier de son présent et accepter avec enthousiasme la « collaboration » que celui-ci lui propose :

‘Très cher André,
Je remercie infiniment Jacqueline et toi pour tout le contenu merveilleux de l’enveloppe bleu et de tout mon cœur pour la collaboration que tu me propose. Tu peux penser comme je suis content si je peux réaliser les illustrations. Je lis les poèmes qui sont pour moi tout un pays nouveau plein d’images et ta proposition me passionne trop pour ne pas essayer de faire les gravures.
Pardonne moi si je t’écris aujourd’hui très vite mais je suis impatient de te repondre.
Je n’ai rien ici pour graver, mais je vais dessiner pour voir ce que je peux faire et dès mon retour, je pense rentrer au commencement d’octobre, il ne sera pas trop tard ? , j’espère que non, je ferai des gravures, je suis impatient de lire les poèmes qui manquent encore.
Je suis tout a fait de ton idée qu’il faut suivre le plus possible le texte dans les illustrations. Comment les vois tu disposées dans le livre ? Je voudrai beaucoup le savoir, ça sera très utile pour moi si tu me le dis. et les autres idées aussi que tu dois avoir sur leurs relations avec le texte.
Je suis très content de recevoir les autres poêmes et aussi le format et je t’écrirai bientôt de nouveau.
Pardonne moi si je m’arrête déjà mais je vais porter tout de suite la lettre a la poste pour qu’elle parte encore aujourd’hui et je dois faire vite.
A bientôt et très affectueusement
a Jacqueline et toi
votre Alberto’

C’est donc « de tout [son] cœur » que Giacometti se réjouit de la perspective d’un livre en commun, d’un cadeau de mariage pour ce couple qui semble l’avoir adopté. « Leur » Alberto prouve déjà par ces lignes, et c’est un point essentiel pour nous, quel lecteur « passionné » il est, quelle est sa réceptivité à l’image poétique. Les marques multiples de son zèle et de son impatience nous le révèlent extrêmement sensible au témoignage d’estime et d’amitié de Breton qui lui confie la réalisation de ces gravures. Ses nombreuses questions techniques montrent à quel point il est concerné par le projet et quelle est sa volonté de ne pas décevoir Breton. La lettre la plus intéressante est la suivante, celle que Giacometti écrit juste après la réception des derniers poèmes, car il y formule sa conception de l’illustration et confirme rétrospectivement ce que nous avions cru pouvoir remarquer à propos du frontispice des Pieds dans le plat :

‘Je suis très content d’avoir maintenant tous les poèmes
Je les aime beaucoup et ils deviennent plus clairs, plus […] transparents chaque fois que je les lis et chaque fois il y a des nouvelles images.
Merci pour toutes les indications que tu me donne. Je suis tout à fait d’accord avec la disposition des gravures (le format naturellement !)
Après avoir reçu les premiers poèmes j’avais commencé a faire des dessins sur les immages qui m’avaient le plus frappé d’une manière visuelle et qui correspondaient a des passages précis de certains poèmes. Mais je ne crois pas qu’il faut s’en tenir là.
Je pense plutôt qu’il faudrait trouver des immages qui, même si elles correspondent plus particulièrement à un poème défini, puissent aussi être valable autant que possible pour l’ensemble et qui n’illustrent pas un passage trop [ barré : « particulier »] singulier. Dans le premier cas on n’arrive qu’a limiter l’immage du poème en l’arrétant et en la sortant de l’ensemble, seulement parsque plus immédiatement visuelle
Maintenant en lisant dans ta lettre « … que l’une d’elles soit aussi évocatrice que possible de la personne de Jacqueline… » je vois immédiatement Jacqueline et certaines images qui l’evoquent indépendamment des poèmes ou plus probablement des immages qui sont crées par la vision de Jacqueline et par l’impression des poèmes et hier soir j’ai essayé de les dessiner.
Voilà où je suis arrivé mais j’espère avoir bientôt quelque chose de plus précis et je suis très impatient d’être à Paris pour travailler sur le cuivre, je vais l’acheter dès mon arrivée.
Je ne sais pas encore quand je peux partir, si cette exposition de Zurich s’ouvre au commencement d’octobre (mais il me semble le 9 !) je devrai m’y arrêter et je pourrais être à Paris 2 jours plus tard, mais quand pense-tu sortir le livre ? Après mon arrivée les gravures devraient être faite très vite, dans très peux de jours. En tout cas je reviens le plus vite possible. Je t’écrirai bientôt de nouveau ce soir je ne peux plus rien dire, il est très tard et je suis fatigué […]838.
Très affectueusement a Jacqueline et à toi
votre Alberto.’

La sollicitation de Breton et sa demande de suivre le plus possible le texte amènent donc Giacometti à formuler sa conception de ce que doit être l’illustration d’un recueil poétique. Il apparaît déjà capable de défendre ce point de vue face aux indications de Breton. Il récuse donc l’illustration directe, et, s’il loue la puissance de suggestion visuelle des poèmes de Breton, refuse que ses gravures viennent simplement les redoubler. Procéder de la sorte serait pour lui s’opposer au mouvement propre de l’expression poétique, « arrétant » les images et limitant leur portée. La technique de l’extraction, « sortir » une image, lui déplait. Elle revient à morceler l’énoncé poétique là où il lui semble plus intéressant d’élaborer des images suffisamment ambiguës pour qu’elles puissent se fondre dans un ensemble qui par elles rayonnerait dans de multiples directions. Breton se souvient-il de ces discussions lorsqu’à Prague en 1935 il défend le « grand intérêt » de l’expérience qui consiste à « composer un poème dans lequel des éléments visuels trouvent place entre les mots sans jamais faire double emploi avec eux »839, ouvrant la voie aux « poèmes-objets » ?

L’Air de l’eau en tant que « livre de dialogue »840 n’a pas suscité l’intérêt des commentateurs. Seul Yves Peyré salue ces « quatre burins qui sont des présences passantes, traçantes (non sans affinité – la face étonnée, la main ébahie, les traits grêles – avec L’Objet invisible) », ce livre « de rigueur, de retenue et de simplicité » où « quelque chose de grave » se donne « (le ton des poèmes, les figures, le point d’ancrage des poèmes et de l’alliance des deux artistes dans un fait de vie à saluer) qui touche à l’expression d’un prestige talismanique »841. Yves Bonnefoy en revanche voit dans ces figures « pauvres et schématiques » une preuve que Giacometti serait l’un des artistes les moins enclins à se griser d’univers de substitutions. Pourtant la collision qui se produit ici, entre ces deux trajectoires extrêmement divergentes quant à la confiance à placer dans les images, semble désigner L’Air de l’eau comme un moment remarquable de l’histoire du livre de dialogue. Il donne à voir comment l’amitié comme un cuivre alchimique retient un moment ensemble une eau langagière par l’amour revivifiée et le feu dévorateur du doute. Ce baiser à la faveur duquel s’unit pour Breton le monde visible au monde invisible, anneau d’Ondine, favorise une puissance o(ra)culaire retouvée de sa parole, et place au cœur du poème les questions de voyance et de vision. Entendre Giacometti sur ce départ du jour et de la nuit de l’œil pour son crépuscule surréaliste n’est pas d’un mince intérêt.

Relisons la présentation du recueil par Marguerite Bonnet :

L’Air de l’eau apparaît […] comme un grand poème où réflexion et automatisme s’unissent dans la glorification amoureuse, où le je, tout entier absorbé par son regard sur l’autre, la femme aimée, la retrouve partout à travers temps et espace, liée aux éléments, présente dans la légende, offerte enfin de toute sa splendeur à la fête amoureuse, sans qu’il cesse pourtant de s’interroger sur le miracle vertigineux de la rencontre et sur le moyen de la recréer indéfiniment, par-delà l’éclat poétique de l’instant, dans le quotidien de la vie vécue, afin d’assurer à la transmutation de l’existence qui est son œuvre une totale pérennité842.’

L’œil est donc bien le point de réfraction de tout le poème. C’est le regard du poète où son « je » tout entier apparaît comme « absorbé », mais aussi celui de la femme que le poème blasonne843. Il est la partie de son corps à laquelle « l’érotisme intense et discret »844 du poème contient le plus grand nombre d’évocations. Dans le poème fusionnent les images mythiques d’Ondine, des Sirènes et de la Lorelei845et le vers « des charbons mal éteints au prunellier des haies »846 jette dans le souvenir des « dangers rétrospectifs » le pouvoir mortifère de ces yeux – « prunellier » est appelé par « prunelles » – incandescents. Le « là-bas » promis par la femme et qui « tremble bien réel à la pointe de [ses] cils »847 est un paradis retrouvé dans la puissance d’aimer « toujours pour la première fois »848. Voici conjurée cette « obsession poétique », cette « fausse intuition tyrannique » à laquelle « un ami » reproche au poète d’avoir trop cédé.

Certainement cet ami n’est pas Alberto Giacometti, que nous avons vu partager ce rêve saturnien de Breton849. Sans doute reçoit-il d’une oreille attentive ces mots qui renouent les liens entre la création et un acte d’amour vécu dans la précarité de l’instant. Il connaît lui aussi ces « yeux zinzolins de la petite babylonienne trop blanche »850, que peut-être ils ont eu l’occasion de contempler ensemble au Louvre, et dans lesquels Breton voit briller la « lumière unique de la coïncidence »851 entre passé, présent et avenir. Ce regard, il le saisit de face mais blanc dans la figure de profil de la première gravure. Quant à la forme circulaire au centre de la deuxième gravure, elle évoque entre autres une pupille dilatée, devenue astre et peuplée de ses rêveries. Est-ce la pupille dilatée du poète à qui la femme réapprend à voir ?

‘Tout devient opaque je vois passer le carrosse de la nuit
Traîné par les axolotls à souliers bleus
Entrée scintillante de la voie de fait qui mène au tombeau
Pavé de paupières avec leurs cils852

Le tombeau n’est donc pas pavé de bonnes intentions, mais de « paupières » et de « cils », comme s’il s’agissait de piétiner ces œillères pour ouvrir véritablement les yeux sur le monde de l’amour réinventé. Nous revoyons ici le « carrosse » de Cendrillon dont les « souliers » retrouvés, symboles de l’apaisement de ce « désir d’aimer et d’être aimé » lu par Breton entre les mains ouvertes de la statue de Giacometti, chaussent désormais les « axolotls »853 en quoi se sont mués les chevaux. Tout le poème dit la transition aveuglante, œuvre au noir et mort à soi, au terme de laquelle le poète renaît véritablement voyant, grâce à la femme médiatrice.

L’astre-pupille de la deuxième gravure est aussi le cœur du tournesol de la fameuse nuit, celui qui tournant sur son axe éveille une lumière nouvelle, « second soleil de serins sauvages »854 :

‘J’en suis quitte brusquement avec ces représentations antérieures qui menaçaient tout à l’heure de me réduire, je me sens libéré de ces liens qui me faisaient croire à l’impossibilité de me dépouiller, sur le plan affectif, de mon personnage de la veille. Que ce rideau d’ombres s’écarte et que je me laisse conduire sans crainte vers la lumière ! Tourne, sol, et toi, grande nuit, chasse de mon cœur tout ce qui n’est pas la foi en mon étoile nouvelle !855

Le mythe de la sirène fondu par syncrétisme dans celui de l’Ondine-Lorelei retrouve alors la dimension de rite initiatique qui est la sienne dans l’Odyssée, puisque c’est une « voie de fait » / « voix de fée » qui mène, la première orthographe suggère avec quelle violence, à ce « tombeau » des renaissances. Cette imagerie orphique est passée par le philtre de la nuit nervalienne et son tombeau peuplé de « cris de fées »856.

Le premier poème du recueil apparaît alors comme un prologue où, après avoir vu descendre le carrosse de la nuit, le poète décrit la désinhibition, l’éclatement des barrières anciennes dans cette « sensation d’une aigrette de vent aux tempes »857 qui marque la rencontre avec la « beauté convulsive » :

‘Et tu te diapres pour moi d’une rosée noire
Tandis que les effrayantes bornes mentales
À cheveux de vigne
Se fendent dans le sens de la longueur
Livrant passage à des aigrettes
Qui regagnent le lac voisin
Les barreaux du spectacle sont merveilleusement tordus858

Voici donc forcés par la médiation amoureuse les barreaux qui retenaient l’accès au surréel. Voici le poète accédant au déferlement d’aigrettes d’un spectacle ininterrompu, source jaillissante d’images éveillée par ces noces entre le visible et l’invisible, de l’homme et de l’Ondine.

Difficile de répondre avec plus de mesure et de sobriété que Giacometti à cet éveil. Rien de moins halluciné, de moins « voyant » que les gravures qu’il propose. Seule la deuxième se livre à une exubérance toute relative, mais difficile de moins s’abandonner à la tentation d’un illusionnisme d’artificier. Rien ne vient répondre aux chatoiements du signifiant chez Breton, à l’abondance des mots rares, à la ductilité des images. Une certaine rigidité au contraire chez Giacometti, une tension qui ne sait pas dire la réconciliation dans l’amour, une pauvreté qui ne se survit qu’à peine. Face à l’aisance retrouvée de Breton, Giacometti semble comme à l’arrêt devant son problème constant, celui du mouvement. Il préfère alors au mimétisme la contradiction, et au don, à la dilapidation, oppose la recherche d’une certaine économie de moyens.

Au vertige traduit chez Breton par une « sorte de vibration générale venue des métaphores » et qui « se propage à travers tout le texte, sous la poussée secrète de l’érotisme »859, Giacometti répond par une forme d’ascèse qui rend rien moins que sensible la poussée sensuelle et trahit – en dépit de ses efforts, il faut en croire ces lettres – la persistance de « scrupules affectifs paralysants »860 dont ne délivre pas, malgré qu’elle en ait, la sympathie. Faute de pouvoir rendre le mouvement par son dessin, mais refusant l’arrêt plus définitif encore de l’imitation par l’illustration directe que lui demande Breton, Giacometti choisit donc la suggestion et la concentration. Il opte pour la technique si prisée par les surréalistes du collage et tente de fondre ensemble des éléments épars dans le recueil en privilégiant les formes polysémiques.

La première figure évoque la salamandre des blasons, esprit mythique du feu dont elle peut constituer le double aquatique, encore qu’il soit difficile de trouver trace de l’humidité ambiante des poèmes au bout de la pointe sèche de Giacometti. Mais les ondulations de ce corps serpentin rappellent la légende de Mélusine et sa queue de serpent, souvent associée à celle d’Ondine, ou encore à celle des sirènes à qui la tradition populaire attribue une queue de poisson, autant d’associations qui répondent au syncrétisme légendaire du texte. Il s’agit pourtant ici d’un corps entièrement animal, Giacometti contourne l’écueil de la représentation du corps féminin dans cette réponse à la demande de Breton que l’une des gravures « soit aussi évocatrice que possible de la personne de Jacqueline »861. La figuration chimérique devient l’instrument d’une synthèse entre les images créées « par la vision de Jacqueline » et « l’impression des poèmes »862. Inutile donc de chercher des rapports trop précis avec le texte, il s’agit de la fusion entre des souvenirs personnels et des souvenirs de lecture : un animal souple, élégant, au regard franc mais dont le seul contour est souligné, et l’œil laissé blanc. Y a-t-il un lien entre ce masque et le « loup blanc à perte de vue »863 de la page précédente qui évoque tout autant qu’une « descente de lit » un cousin du « loup de velours »864 trouvé au marché aux puces ? Constatons simplement que Giacometti, choisissant le masque pour le visage et l’animal pour le corps élude le problème de la forme humaine.

Une patte, face à nous, repose sur le trépied de ses serres dont on ne sait si elles émergent d’une réminiscence du vers jubilatoire d’un épanouissement retrouvé des corps – « L’aigle sexuel exulte et va dorer la terre encore une fois » – ou constituent un avatar formel supplémentaire de l’obsession de l’araignée chez Giacometti. L’autre patte avant évoque à la fois la feuille et la flamme. L’impression qui lui donne naissance provient-elle du « scolopendre », ou langue-de-cerf du premier poème865 ou de la fin du dixième : « Quand tu marches le cuivre de Vénus866 / Innerve la feuille glissante et sans bords / Ta grande aile liquide / Bat dans le chant des vitriers »867 ? Qu’on y voie une aile liquide ou une flamme, cette seconde patte avant semble s’opposer aux serres comme ce qui agrippe à ce qui échappe et rappelle par ce trait, comme par la frontalité de la figure, d’autres femmes de Giacometti. Mais ce rappel reste ici de l’ordre de la transposition symbolique. Quant à l’ensemble du corps de ce « serpent qui danse », d’autres passages du texte peuvent en laisser l’« impression », en particulier la fin du troisième poème :

‘J’écoute siffler mélodieusement
Tes bras innombrables
Serpent unique dans tous les arbres868

Tout le poème chante la multitude et la fécondité des membres de la femme aimée, serpent aux pattes retrouvées, ayant conjuré la condamnation biblique à ramper sur son ventre. Peut-être vaut-il mieux garder en mémoire ce serpent-là, ailleurs « vers luisant »869, que de rappeler les « dangers » perçus rétrospectivement par Breton, ceux qui guettaient son amour et tentèrent de le faire échouer, pour devenir dans le recueil les « charbons mal éteints au prunellier des haies par le serpent corail870 qui peut passer pour un très mince filet de sang coagulé »871.

Les autres gravures, quoique riches d’échos à l’ensemble du texte elles aussi, répondent plus directement au poème auquel elles font face. Ainsi, sur la page de droite du sixième poème, la plaque dont nous avons déjà commenté l’astre-pupille central donne assez clairement à voir les vers initiaux :

‘J’ai devant moi la fée du sel
Dont la robe brodée d’agneaux
Descend jusqu’à la mer
Et dont le voile de chute en chute irise toute la montagne
Elle brille au soleil comme un lustre d’eau vive872

Ce « lustre d’eau vive » transpercé de soleil fait naître l’arc-en-ciel esquissé en haut à droite de la gravure. Ce paysage onirique, le seul paysage gravé par Giacometti pour L’Air de l’eau, apparaît nous l’avons souligné comme l’eau-forte la plus animée de la série. Le mouvement est suggéré en particulier par les traits qui partent des « souliers d’étoiles de neige » de la « fée du sel » et indiquent la trajectoire des deux hermines propulsées vers le ciel, en échos à deux autres vers du poème :

‘Le temps se brouille miraculeusement derrière ses souliers d’étoiles de neige
Tout le long d’une trace qui se perd dans les caresses de deux hermines873

Le mouvement dans le texte est aussi celui de la crêpe que peut également évoquer la forme circulaire centrale874. Cette crêpe qui sans fin se retourne représente pour les amants « le sceau aérien / De [leur] amour ». Riche d’évocations sensuelles875, elle désigne surtout l’épiphanie du surréel qui féconde chacun des sauts où elle montre ses deux faces, la face visible et la face invisible scellées à la faveur de l’amour.

La figure à longue robe nichée au creux de la montagne reste malgré tout assez ambiguë pour pouvoir évoquer le « marquis de Sade » dont le poème précédent indique qu’il a « regagné l’intérieur du volcan en éruption / D’où il était venu »876, faisant craquer la « vieille écorce minée ». Pour Breton, c’est le signe que les inhibitions et les frustrations nées d’une éducation religieuse si violemment attaquée par le divin marquis ont été vaincues grâce à lui, pour nous permettre d’aimer comme il incitait Giacometti à le faire dans les dernières lignes d’Équation de l’objet trouvé, c’est-à-dire « [c]omme le premier homme aima la première femme »877. Alors naissent les « Icebergs rayonnants des coutumes de tous les mondes à venir / Nés d’une parcelle de toi d’une parcelle inconnue et glacée qui s’envole »878, ceux qui forment la corolle de l’astre central.

Une « tour de Babel adamantine »879 – élément essentiel du blason de la « petite Babylonienne trop blanche » – pousse dans le creux de la main sur socle extrêmement simplifiée de la troisième gravure. Est-elle le symbole de ce monde rédimé, elle dont la spirale ascendante évoque « l’escalier invisible »880 du poème ? Cette figure de l’infini semble en effet répondre à l’abolition du temps dans l’absolu de l’instant que promet le poème placé en regard :

‘La main de Jacqueline X
Que vous êtes pernicieux au fond de cette main
Yeux d’outre-temps à jamais humides […]
C’en est fait du présent du passé de l’avenir
Je chante la lumière unique de la coïncidence881

Breton joue du double sens de « coïncidence » pour faire résonner au sein de ce point de convergence temporel toutes les réflexions sur le hasard objectif que nous avons rencontrées dans Équation de l’objet trouvé.

Pour le partage de ce sens tissé au moyen des haillons du réel, il faut au poète réinventer l’alphabet, commençant par la fin, et les « yeux zinzolins » inaugurent le dictionnaire de « l’alphabet secret de la toute-nécessité »882. Les traits qui se croisent au centre de la gravure représentant la main sont une tentative d’inscription, en lieu et place des yeux désignés par le poème, de cet alphabet d’« outre-temps » auquel ils donnent naissance. Les trois lettres – XYZ – imbriquées au carrefour de ces traits traduisent la « coïncidence » chantée dans le poème par un chaos littéral que le spectateur a charge de démêler, alors que l’extrême simplification de la forme des doigts permet de tracer d’autres « Z ». Le nouvel alphabet niché au creux de cette main préside à l’invention de ce « langage unique de caresses » inspiré à Breton par lecture des voyages de Cook883.

Il est dommage de ne pas connaître la réaction de Breton face à ce qui s’avère avoir été, autant que le couronnement d’une amitié prise à l’amour, une forme d’adieu, ni quel effet lui fit cette grimace, cette figure hideuse et hirsute venue s’inviter à la dernière minute à son mariage : la dernière gravure. Breton découvre les illustrations en octobre, Giacometti quitte le groupe en février, un peu plus de quatre mois plus tard. Certainement il dut accueillir ces eaux-fortes assez favorablement pour qu’elles soient publiées en décembre. Et certes cette gravure prend au mot un passage très précis du texte :

‘À ta place je me méfierais du chevalier de paille
Cette espèce de Roger délivrant Angélique
Leitmotiv ici des bouches de métro
Disposées en enfilade dans tes cheveux
C’est une charmante hallucination lilliputienne
Mais le chevalier de paille le chevalier de paille
Te prend en croupe et vous vous jetez dans la haute vallée de peupliers884

On peut voir encore dans cette figure d’épieu équestre un cousin du « sagittaire en fer de lance »885 du neuvième poème. Il s’agit, dans le texte, d’une plante, mais l’autre sens de « sagittaire » y est remotivé.

Malgré tout, Breton a-t-il réellement souhaité refermer son recueil sur le point d’orgue de cette brutale dissonance ? Il ne semble pas s’agir pourtant d’une provocation volontaire de la part de Giacometti. Le passé a montré qu’il savait dire à Breton son fait lorsque se présentaient des désaccords et rien ne permet de soupçonner la sincérité des lettres qu’il lui envoie en septembre ni celle de son amitié. Cette décharge soudaine d’une violence qui n’est pas absente du texte mais que l’amour conjure dans le recueil, cette surinterprétation par Giacometti d’une figure fugitive et traitée par Breton sur le mode de la dérision886 traduit surtout le reflux de hantises qui sont loin d’avoir pu se résoudre avec l’équation de l’objet trouvé. La figure sardonique montée sur un cheval effrayé, hérissé devant un spectacle écarté de la vue du spectateur, dit que le saut vital n’a pas été effectué par Giacometti. La violence sexuelle exprimée par cette pointe phallique rappelle celle des Objets désagréables, de Pointe à l’œil et les fantasmes de viol d’Hier, sables mouvants. Elle dit l’angoisse de la perte bien plus que la trouvaille, et par sa place dans la série des gravures récuse le baume dialectique.

Notes
831.

Ibid., p. 735.

832.

Voir Mark Polizzotti, op. cit., p. 463 et André Breton, la beauté convulsive [catalogue de l’exposition présentée au Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou du 25 avril au 26 août 1991], Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1991, p. 215.

833.

Voir Marguerite Bonnet, notice de L’Air de l’eau, in André Breton, OC II, p. 1545.

834.

Ibid., p. 1546.

835.

Voir André Breton, Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 284

836.

Yves Peyré, ibid., p. 70.

837.

Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton du 10 septembre 1934, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.839.

838.

Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton (septembre 1934), Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.841.

839.

André Breton, Position politique du surréalisme, op. cit., p. 480.

840.

Nous reprenons l’expression d’Yves Peyré, op. cit.

841.

Yves Peyré, ibid., p. 124.

842.

Marguerite Bonnet, notice de L’Air de l’eau, in André Breton, OC II, p. 1553.

843.

Voir Marguerite Bonnet, ibid., p. 1550.

844.

Idem.

845.

« Deux doigts sur l’aile d’eau du peigne ». Voir L’Air de l’eau, OC II, p. 397. Cette image du peigne est commune à Ondine et à la Lorelei.

846.

 L’Air de l’eau, op. cit., p. 400.

847.

Ibid., p. 407.

848.

 Ibid., p. 408.

849.

Voir ci-avant.

850.

 Ibid., p. 402. La « petite Babylonienne » est, d’après Jacqueline Lamba, une statuette d’albâtre provenant des environs de Babylone, rapportée en France au siècle dernier, qui se trouve au musée du Louvre. Voir OC II, p. 1557.

851.

Ibid., p. 402.

852.

Ibid., p. 395.

853.

Salamandre des lacs mexicains.

854.

L’Air de l’eau, op. cit., p. 407.

855.

L’Amour fou, op. cit., p. 720.

856.

Voir Gérard de Nerval, « El desdichado », Les Chimères, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p.3.

857.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 678.

858.

L’Air de l’eau, ibid., p. 395.

859.

Marguerite Bonnet, idem, p. 1551.

860.

André Breton, L’Amour fou, ibid., p. 700.

861.

Voir lettre d’Alberto Giacometti à André Breton (septembre 1934), Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.841.

862.

Ibid.

863.

André Breton, L’Air de l’eau, op. cit., p. 396.

864.

L’Amour fou, op. cit., p. 699.

865.

L’Air de l’eau, op. cit., p. 396.

866.

Vénus est le surnom donné par les alchimistes au cuivre « à cause de sa tendance à s’unir aux autres métaux ». Voir Marguerite Bonnet, ibid., p. 1559 (n. 3, p. 404).

867.

André Breton, ibid., p. 404.

868.

L’Air de l’eau, op. cit., p. 397.

869.

Ibid., p. 403.

870.

Sur le sens de cette image du corail, voir L’Amour fou, op. cit., p. 681.

871.

L’air de l’eau, op. cit., p. 400.

872.

Idem.

873.

Idem.

874.

N’est-elle pas encore le « grand soleil de feu d’artifice » où l’Ondine tourne nue, ibid., p. 401 ?

875.

Le poète en retrouve « le goût perdu » dans les « cheveux » de sa destinataire, ibid., p. 400.

876.

Ibid., p. 399.

877.

Idem.

878.

Ibid., p. 398.

879.

Voir Marguerite Bonnet, notice de L’Air de l’eau, op. cit

880.

André Breton, L’Air de l’eau, op. cit., p. 397.

881.

Ibid., p. 402.

882.

Ibid., p. 402.

883.

Ibid., p. 405 et pp. 1559-1560 (n. 1, p. 405).

884.

Ibid., p. 406.

885.

Ibid., p. 403.

886.

« Cette espèce de Roger […] ».