2) « Une femme qui s’appelait 1+1=3 dont je ne me sortais pas » : corps attirants dans la réalité et vérité des formes abstraites en sculpture

Peut-être verrons-nous plus clair dans ce qu’il nous semble pouvoir lire comme une bouffée de rage et d’angoisse mêlées si nous essayons de situer le lien qu’elle peut entretenir avec l’œuvre en cours de cette fin de la « captivité babylonienne »887 de Giacometti. Regardant à nouveau le chevalier de paille, nous remarquons alors qu’il contient la dernière occurrence d’une forme qui revient obsessionnellement dans cette série. Engoncée dans une longue robe s’amincissant progressivement entre les pieds et la tête, privée de bras, la « fée du sel » apparaissait en effet sous la forme d’un long cône. Le marquis de Sade ayant regagné « l’intérieur du volcan en éruption », il nous semblait même le voir se confondre avec elle dans l’ambiguïté de cette forme volcanique. Dans la gravure suivante, les doigts anormalement élargis à leur base retrouvent cette forme conique dont la tour de Babel, avec ses quatre étages de plus en plus étroits constitue une variante.

Il faut donc replacer le chevalier de paille dans cette série, comme un dernier avatar, plus agressif, plus acéré, de ce motif du cône, avec une double réplique de plus petite dimension dans les pattes arrière de sa monture. On peut alors ouvrir la « Lettre à Pierre Matisse » pour découvrir l’origine de cette obsession dans l’œuvre à laquelle travaille Giacometti au moment où Breton lui envoie « le contenu merveilleux de la boîte bleue ». Un dernier paragraphe, isolé, au terme de ce qu’il évite dans cette lettre d’appeler sa période surréaliste, évoque « [une] dernière figure, une femme qui s’appelait 1+1=3 dont je ne me sortais pas ». Cette figure ne rentrera pas à Paris avec Giacometti, elle reste dans l’atelier de Maloja où Ernst Scheidegger la photographiera plus tard888 avant qu’elle ne disparaisse, probablement détruite.

Cette œuvre pourtant charnière, la dernière de son genre chez Giacometti, du fait peut-être de cette destruction, n’a pas requis l’attention des commentateurs, polarisée par L’Objet invisible et Le Cube. Yves Bonnefoy y voit une œuvre « en retard », une nouvelle Femme cuillère, « souvenir des pierres dressées de l’enfance »889. Georges Didi-Hubermann lui témoigne plus d’intérêt et la compare au Cube, cet « objet d’un nombre impossible » dont elle serait l’« admirable jumeau », suggérant par son titre « l’opération d’un engendrement mystérieux, non arithmétique »890. Jumelle du Cube, cette sculpture l’est effectivement par sa persistance dans la voie d’un « troisième genre d’être, ni seulement sensible, ni seulement intelligible »891. Il s’agit en effet d’une figure abstraite par sa forme comme par la mathématique déroutante de son titre, mais aussi d’une pierre dressée présentant la même cavité maternelle que le monolithe doré d’Hier, sables mouvants 892. Mais il s’agit également d’une « femme », dont le titre est un nom – « s’appelait »893 –, et qui plus est d’une femme grandeur nature (160cm), avec des yeux, des seins… Elle apparaît donc bien prise, comme le souligne Giacometti, entre les « corps qui l’attiraient dans la réalité », et les « formes abstraites qui lui semblaient vraies en sculptures »894. Étant à la fois une figure frontale et un volume, elle est pour Thierry Dufrêne l’« hermaphrodite »895 de Giacometti. Moins abstraite que le Cube, elle marque néanmoins un net reflux vers l’abstraction par rapport à L’Objet invisible. L’abstraction semble être ici le point de départ vers un tiers inclus, comme si le sculpteur s’employait à faire mûrir cette forme sans la perdre.

Si le Cube signifie comme le pense Georges Didi-Huberman l’impossibilité de la tête à s’extraire figurativement de son monolithe, 1+1=3 figure alors sans nul doute l’impossibilité d’une figure entière à s’extraire figurativement du sien. Mais ce monolithe gros d’une femme elle-même enceinte, comme le suggère le titre896, ne se referme pas comme le Cube sur son impossibilité, n’enterre pas son deuil dans un « cristal d’absence et de mélancolie » : il éclate. Et si le Cube, même renié par son créateur, même « défiguré » dans son abstraction par l’incision de l’autoportrait de son créateur, fut tout de même fondu en bronze, puis exposé, ce second moment d’ « anthropomorphisme abstrait » disparaît purement et simplement. Seule la photographie de Scheidegger atteste cette borne ultime, comme l’amer de sa propre impossibilité.

Mais revenons vers la correspondance entre Giacometti et Breton, car dès le 10 septembre, Giacometti avertit Breton qu’une nouvelle femme se prépare à émerger du plâtre, escortée d’une tête :

‘Depuis quelques jours, quand il ne fait pas trop froid, je reste dans mon atelier faire du plâtre. Il en sortira peut’être une nouvelle femme, ou plutôt une qui s’est déjà présentée plusieurs fois depuis des années ; elle prenait forme, mais très vaguement, et disparaissait chaque fois de nouveaux. Aujourd’hui elle est, je crois, plus concrête, elle commence à avoir des yeux, une bouche, un nombril surtout, presque des mains, --- je la prendrai a Paris si elle vit jusqu'à là, et une autre tête aussi ; mais qui pour le moment n’est qu’une ombre897.’

Aussi tranchante que l’on veuille a posteriori, à partir de l’Objet invisible, la rupture avec Breton, force est de constater que la dépossession du créateur, dont nous avions analysé les marques dans Équation de l’objet trouvé, n’a pas tant heurté Giacometti qu’il songe à la remettre en cause. Bien au contraire, Giacometti, est-ce par mimétisme, montre ici une parfaite convergence de vues avec son destinataire dans sa manière parfaitement orthodoxe du point de vue surréaliste d’accueillir une nouvelle visitation. Il fait siennes les tournures impersonnelles de Breton, sa manière d’évoquer la figure à la troisième personne, comme l’actrice véritable de son apparition dont lui-même semble le spectateur attentif. L’œuvre se présente comme un être autonome, doué de vie, une apparition surgie du passé, qui « prend forme », l’expression est commune à Breton et à Giacometti898, et réclame qu’on la relève d’entre les miettes de plâtre.

S’il y a donc une mésentente entre Breton et Giacometti dans la quête d’un objet d’amour dans laquelle Breton pouvait voir le sens de l’œuvre, c’est que pour Breton l’œuvre entoure un amour dont le foyer se situe au-dehors d’elle : elle se fait signe de l’imminence de sa venue et le prolonge dans sa célébration. En revanche, il devient de plus en plus clair que Giacometti n’attend rien d’un événement dans sa vie affective, qu’il a décidé de faire de l’œuvre d’art un acte d’amour, qu’il va porter ce foyer en son centre pour aimer à travers l’œuvre. La femme dont Breton attend la rencontre dans la vie, il a décidé de la créer de ses mains. L’objet de son amour, il va l’enfanter, et ce qui lui importe est que cette nouvelle femme ait « un nombril surtout »899.

Il y a donc une grande pertinence à voir avec Yves Bonnefoy dans les mains tendues de L’Objet invisible des mains qui modèlent, comme celles de Giacometti lui-même dans l’atelier où il allait lui rendre visite, ces mains « levées vers la petite masse de terre mouillée ou de plâtre dont il allait faire une figure »900. Mais rien dans les lignes de Giacometti qui vienne remettre en cause la théorie de l’inspiration héritée du romantisme par le surréalisme. C’est Cornelius-Peau d’Ours901 devant son golem beaucoup plus qu’un élève de Bourdelle qui s’exprime ici. Quant à l’évocation de cette visiteuse du passé, elle incite à relire la réponse de Giacometti à cette enquête surréaliste sur la rencontre qui fait l’objet du chapitre 2 de L’Amour fou : « Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? Jusqu’à quel point vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l’impression du fortuit ? du nécessaire ? ». Voici cette réponse, parue dans Minotaure en décembre 1933, elle se formait déjà dans la tête de Giacometti à peine les questions lues902 :

‘Une ficelle blanche dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil – une petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez, – de la femme, qui depuis cet instant s’est déroulée, comme un trait continu, à travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est présentée au jour, au moment même de sa nécessité.’

De cette ficelle qui au cours de l’été 1933 s’appelait Denise, l’inspiratrice du Palais à quatre heures du matin, de ce cordon suivi de chambre en chambre à l’intérieur de soi approchons-nous de l’ombilic ?

Il y a une nécessité à tout cela, au sujet de laquelle Giacometti a dû considérer avec attention les réflexions de Breton903. L’œuvre est un « fantôme intérieur », c’est à lui que le théoricien du surréalisme incite à prêter l’oreille. Mais il est des fantômes rétifs, et dans les premières lignes de la lettre où Giacometti fait part à Breton de sa réception des derniers poèmes de L’Air de l’eau et développe sa conception de l’illustration, il ne peut cacher l’agacement qui est le sien sur un autre plan :

‘Je te remercie infiniment pour la lettre et les trois poèmes ; je voulai te repondre plus tôt mais j’étais dans un très mauvais état ces derniers jours a cause de la figure a laquelle je travaille du matin au soir et qui m’exaspère. Ce soir ça ne va pas beaucoup mieux, en plus il n’y a plus d’encre et une plume impossible mais je ne veux pas attendre plus longtemps pour écrire et j’espère que tu me pardonneras la lettre904.’

Les gravures pour L’Air de l’eau se font donc dans les interstices d’un nouvel enlisement duquel Giacometti ne fait pas mystère. La figure à laquelle il travaille semble pourtant témoigner d’un aboutissement, car la forme phallique du cône, celle qui hante son œuvre depuis de nombreuses années, comme en témoignent Projet pour une place 905, Objets mobiles et muets 906 ou encore Figure devant un mur, sa gravure pour le portfolio d’Anatole Jakovski, semble y absorber l’obsession, déjà ancienne elle aussi, du trio père-mère-enfant907. Mais la femme enceinte semble difficile à dégager du phallus trinitaire. Englué dans son lingam, Giacometti revient à la « fontaine vivante de Sivas »908 sans la laisser vraiment indemne du dépit qui l’anime. C’est avec le crayon de Picasso qu’il plante Roger sur un cheval peu académique909.

Que vient donc conjurer la figure apotropaï-comique de ce membre viril empaillé ? Il nous faudrait, pour le savoir, connaître ce devant quoi le destrier recule d’horreur, ce qui revient à se tourner vers la référence commune du texte et des gravures, Roger délivrant Angélique, qui est l’illustration par Ingres du chant X de Roland furieux. Roger, monté sur son hyppogriffe, transperce de sa lance l’orque qui menaçait de mort Angélique, enlevée par les Ébudiens pour lui être donnée en pâture alors que Roland la cherche en vain910. C’est donc une femme nue, menacée de mort, qui se dérobe à nos yeux dans la gravure de Giacometti, alors que Roger semble se confondre avec sa lance, et avec la mort menaçante. Or, l’histoire veut que le chevalier tombe amoureux de celle qui lui doit la vie, et qu’elle ne puisse se soustraire aux assiduités de son sauveur qu’en mettant dans sa bouche l’anneau magique capable de la rendre invisible. L’originalité du tableau d’Ingres est de ne pas dissocier la scène de combat contre l’orque de la délivrance de la jeune femme. Placé sur le même plan que la figure féminine vulnérable, Roger qui transperce l’orque de sa lance laisse lire sans ambiguïté les fantasmes de viol qui l’animent.

De cet Éros triomphant, la figure dessinée par Giacometti paraît ne retenir que la déception promise, et son « chevalier de paille », privé d’Angélique autant que d’orque, ne dirige plus vers nous que ce hideux sourire où se crispe la perte. Giacometti a passé une partie de l’été dans un glacier autour de Stampa à rassembler des moraines en compagnie de Max Ernst911, sur l’un de ces blocs de granit il sculpte la pierre qui sera dressée sur la tombe de son père. 1+1=3 avoue sa parenté avec les stèles funéraires qui occupent alors l’esprit de son créateur. Elle maintient l’ambiguïté qui fait confier l’espoir de la plénitude à l’évidence de la perte et regarde encore la mort, en recueille la pensée.

Une telle hantise de la disparition de l’objet aimé est loin d’être absente du texte de Breton, il faut le souligner, et même préciser que cette hantise s’exprime en des termes explicitement visuels qui sont autant d’accroches pour Giacometti, d’ajours offerts à la rencontre de leurs préoccupations respectives. L’Air de l’eau apparaît en effet centré autour d’une révélation que le recueil se propose de rendre partageable :

‘Il y a
Qu’à me pencher sur le précipice
De la fusion sans espoir de ta présence et de ton absence
J’ai trouvé le secret
De t’aimer
Toujours pour la première fois912

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la relation entre André Breton et Alberto Giacometti que de trouver dans ces lignes le programme même des recherches qui occuperont Giacometti de sa rupture avec le surréalisme à sa mort. Dans cet amour « toujours pour la première fois », on peut faire résonner « l’inconnu » que sera pour lui une tête, perpétuellement tendue entre son apparition et sa disparition, ce que Breton dit encore dans ce si beau vers : « La neige de t’avoir trouvée »913. Combien Giacometti allait-il encore prendre au pied de la lettre cet autre vers : « C’est à peine si je te connais de vue »914. C’est que tout le recueil de Breton repose sur les variations de la présence féminine dans le champ de vision du poète, qu’elle le déserte tout-à-fait, ou qu’elle l’envahisse jusqu’à crever les yeux. Breton recherche alors dans ses vers le point tendu, la « déchirure fascinante »915 entre la présence visible et la présence invisible de l’Ondine, le passage de l’une à l’autre que permet le dire poétique où se déchire le voile des apparences sensibles.

Le texte s’emploie à tisser un réseau de correspondances entre ces deux modes de présence qui progressent de manière parallèle :

‘Plus je m’approche de toi
En réalité
Plus la clé chante à la porte de la chambre inconnue
Où tu m’apparais seule’

Dans l’approche physique du connu se dénude peu à peu l’inconnu, la présence charnelle de l’autre semble éclater en un bouquet de révélations et d’images. Les yeux mêmes de l’amante semblent le point où communiquent ces deux aspects du réel, où basculer de l’un dans l’autre, à pouvoir dire : « J’étais où tu me vois »916. Le passage de l’imparfait au présent marque ici la bascule du temps, depuis l’impermanence des apparences sensibles vers une forme d’atemporalité. Nous retrouvons ici la soudure des coraux au cristal contenue dans le double épithète « explosante-fixe », qui préside un peu plus loin au dédoublement du corps de l’amante en un corps surréel – vitreux comme la pantoufle retrouvée de Cendrillon – et un corps terrestre :

‘Avant qu’elles ne revinssent comme chaque jour à la vie changeante
J’eus le temps de poser mes lèvres
Sur tes cuisses de verre917

Cette réconciliation du grand corps du réel à la faveur de l’amour paraît induire pour Breton une victoire sur notre être mortel qui se dit également dans l’image de la cicatrisation des blessures de la naissance :

‘La grande incision de l’émeraude qui donna naissance au feuillage
Est cicatrisée pour toujours les scieries de neige aveuglante
Et les carrières de chair bourdonnent seules au premier rayon
Renversé dans ce rayon
Je prends l’empreinte de la mort et de la vie
À l’air liquide’

L’annonce d’une nouvelle naissance exemptée d’accouchement semble pouvoir se lire dans ce « premier rayon » d’un amour où se suturent la « neige aveuglante » du corps surréel et les « carrières » charnelles.

Autre véhicule d’un passage du visible à l’invisible, le « chevalier de paille » qui impressionne si fort Giacometti en dit surtout la violence et le déchirement. Il est l’objet d’un jeu d’optique singulier puisque de « charmante hallucination lilliputienne », il enfle jusqu’à incendier tout le champ de vision devenu ce « lieu jaune ravagé » des yeux dans les yeux. Par le jeu des proportions, le fétu de paille – celui que l’on cherche dans l’œil du voisin plutôt que de voir la poutre dans le sien – explose en œil du cyclone amoureux :

‘Et je les918 adore quand elles se rassemblent comme un coq blanc
Furieux sur le perron du château de la violence
Dans la lumière devenue déchirante où il ne s’agit plus de vivre
[…] Ces feuilles qui sont la monnaie de Danaé
Lorsqu’il m’est donné de t’approcher à ne plus te voir
D’étreindre en toi ce lieu jaune ravagé
Le plus éclatant de ton œil
Où les arbres volent
Où les bâtiments commencent à être secoués d’une gaieté de mauvais aloi
Où les jeux du cirque se poursuivent avec un luxe effréné dans la rue919

Il faut voir dans ce « lieu jaune » la conjonction d’un poisson et d’un incendie, de ce qu’il y a d’insaisissable dans les profondeurs marines et de la brûlure du désir. Cette image d’un œil plongé dans l’éclat de l’autre, proche à se presser contre lui, a pu sans nul doute arrêter Giacometti. La vision est ici convulsivement sexualisée par l’image de ces feuilles rassemblées en « coq blanc » puis devenues « monnaie de Danaé », c’est-à-dire la séminale pluie d’or par laquelle Jupiter féconde la nymphe. Du blanc des yeux à sa transmutation en or : l’épouvantail de Giacometti vient donc ponctuer le moment du poème où les images les plus directement évocatrices d’une violente étreinte amoureuse se lient le plus étroitement à la problématique du regard. Mais la perspective cavalière qu’il choisit pour l’éclairer ne livre passage qu’à cette figure spectrale d’angoisse et de solitude.

Il y a là un autre déchirement où se fait jour le scepticisme de Giacometti, où refluent ses doutes. Peut-être faut-il alors se souvenir de ce qu’il opposera rétrospectivement à la haute conception de l’amour défendue par Breton : « La première femme que j’ai connue était une prostituée. Ça m’arrangeait. La notion d’‘amour’, ce mélange équivoque et gluant de sentiments et de gestes physiques m’avait toujours gêné. Avec elles, au moins, il était clair qu’il existait, en dehors de toute affectivité, une mécanique de l’amour. Très jeune déjà, je pensais qu’entre homme et femme il ne pouvait y avoir qu’incompatibilité, guerre, violence »920. Au bas d’une page de carnet de la même époque, Giacometti a dessiné une table circulaire. Du rond central au-dessous duquel est écrit « je nie le temps » partent deux lignes avec ces légendes : « je suis une ligne » ; « moi un cheval ». De part et d’autre de ces lignes nous retrouvons deux fois la forme conique du chevalier de paille et d’1+1=3, l’une dit : « Comme je suis loin » ! L’autre : « Je suis seul. Je voudrais te parler ». Une dernière forme s’écrie : « mais regarde mais regarde moi. Tu ne me connais pas »921 ?

Un tel dialogue spatial est à l’œuvre dans la dernière page offerte par Breton au tiers inclus de son amour, sur le point de basculer vers le chemin de l’exclusion. L’échec de la communication se dit à travers un autoportrait de Giacometti en chevalier à la Triste Figure, traversée par un sourire sardonique, sur sa Rossinante effrayée. Une légende se laisse deviner, qui dit l’éloignement, le désir de parler, l’incompréhension. L’été précédent, Giacometti avouait à Breton être devant « un vide où le premier mot [était] à trouver ». Les ressources de ce nouveau langage, il ne semble pas les trouver dans « l’alphabet secret de la toute-nécessité » de Breton. Ses gravures disent plutôt son impuissance à aimer en langage surréaliste, alors même que tout semble lier chez lui à cette époque la nécessité de réinventer le langage à celle de réinventer l’amour. Observons par exemple, sur une autre page de carnet de cette époque, à l’expression d’un sentiment de perte et d’égarement la juxtaposition de ce simple mot d’ « amour » :

‘Le vague, quelle tristesse, maintenant revenu, quel cercle de fer, sortir, sortir, immuable, quoi dire dans cette écriture ? Elle a disparu, le vide, complet, battu par les vents, rien ne les arrête. Je me demande : où ? où aller ?
Amour922.’

Peut-être faut-il alors penser que Giacometti a véritablement pesé ces mots de dépit que rapporte Marcel Jean, prononcés donc lors de son retour à Paris, lorsqu’il remet à Breton la série de gravures qui peut-être signifient la même chose :

‘À la fin de l’année 1934 nous l’entendîmes déclarer que tout ce qu’il avait fait jusque-là était de la masturbation et qu’il n’avait pour le moment d’autre objectif que d’essayer de mettre en place une tête humaine. Il commença, en conséquence, à ébaucher à longueur de journée des bustes de son frère Diego923.’

Ce que Giacometti met en cause, c’est sa capacité à aimer à travers le langage que lui proposent les surréalistes, qui lui apparaît comme refermé sur soi, et non accueillant à l’autre. Cette impossibilité, il ne la vit pour l’instant que comme un enlisement personnel, sans chercher à remettre en cause le surréalisme dans ses principes, ni à attaquer Breton, dont l’amitié lui reste précieuse, sur le plan théorique. S’il lui manque à nouveau cette « assurance sur la réalité »924, ce « point d’appui sur le monde des objets tangibles » que Breton pensait avoir trouvés au marché aux puces, tout vacille dès lors que ce simple « point d’appui » est en passe de devenir une direction.

C’est aussi que tout paraît bloqué dans la direction suivie depuis quelques années, celle de l’imaginaire qu’indique Breton. La consanguinité à laquelle elle voue condamne à une fausse couche, à ce pilier de stérilité que se révèle être malgré l’espoir et l’acharnement 1+1=3, réponse en pure perte à l’équation de l’objet trouvé. Le sculpteur rongé par sa fièvre tierce aura foncé tête baissée dans un cul-de-sac : « Une dernière figure, une femme qui s’appelait 1+1=3 dont je ne me sortais pas »925. Au sens figuré qui est habituellement le sien, cette expression de la « Lettre à Pierre Matisse » semble désigner l’impasse par laquelle se clôt l’expérience surréaliste, mais il nous semble que la vocation même de cette sculpture à l’engendrement laisse entendre aussi un sens plus concret : une femme de laquelle je ne parvenais pas à m’extraire, une femme qui refusait de me donner naissance. Le paragraphe précédent dit l’écartèlement déjà du sculpteur entre cet autre 1+1 que sont « les corps qui m’attiraient dans la réalité » et « les formes abstraites qui me semblaient vraies en sculpture », c’est-à-dire la base du triangle isocèle de l’œuvre qui prétend les concilier : « faire ceci sans perdre cela »926.

Cette œuvre boîteusement hégélienne s’érige donc sur l’intuition d’une synthèse à opérer par l’œuvre d’art entre l’objectif et le subjectif. Cette intuition prend la forme d’un phallus, d’où faire surgir une femme pour s’engendrer soi-même. Giacometti s’attend à bondir tout armé de ce phallus déhiscent, du mystère de ses accouchements-gigogne. Mais le « monolithe conique maternel »927 ne « vit » pas jusqu’à Paris comme Giacometti en avait évoqué la possibilité dans sa lettre à Breton928. Cette borne congédiée en même temps que ses autres œuvres surréalistes par Giacometti, cette dernière tentative de satisfaction solitaire ne quittera pas le Val Bregaglia. Mais la version dessinée qu’en donne Giacometti dans sa « lettre à Pierre Matisse » montre bien l’ambiguïté de sa position entre intérieur et extérieur. Elle y apparaît privée du « nombril » – visible sur la photographie de Scheidegger – sur lequel Giacometti insistait auprès de Breton929, mais avec des embryons de mains, alors que celles-ci ne sont que suggérées par des griffures sur le plâtre resté à Maloja. Elles avaient pourtant été annoncées à Breton : « presque des mains »930. Giacometti semble supprimer après coup le cordon d’une possible « descendance stylistique »931 de cette sculpture et la pousser un peu plus sur le rebord extérieur de la période à l’extrémité de laquelle elle se dresse, c’est-à-dire celle où ce qu’il « sentait affectivement dans sa vie » a primé sur la « forme extérieure des êtres »932.

Notes
887.

Expression rétrospective d’Alberto Giacometti. Voir Hilton Kramer, « Reappraisals. Giacometti », Arts, novembre 1963, p. 55.

888.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 225, ill. 208.

889.

Yves Bonnefoy, op. cit., p. 224.

890.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 237.

891.

Idem.

892.

Yves Bonnefoy y voit la synthèse des deux monolithes. Voir ibid., p. 224.

893.

Voir « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p 43.

894.

Idem.

895.

Thierry Dufrêne, op. cit., p. 78.

896.

Alberto Giacometti : Sculptures, Paintings, Drawings, Londres, Tate Gallery, 17juillet-30 août 1965. Publié par le Arts Council of Great Britain, p. 19.

897.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 10 septembre 1934, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.839.

898.

Voir L’Amour fou, op. cit., p. 698.

899.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 10 septembre 1934, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.839.

900.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 232.

901.

Les créatures d’Achim d’Arnim, voir ci-avant.

902.

Voir Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 23 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.834.

903.

Voir André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 688.

904.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton (septembre 1934), Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.841.

905.

Voir en particulier Alberto Giacometti : retour à la figuration, 1933-1947, op. cit., pp. 30-33.

906.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 2.

907.

Voir par exemple Yves Bonnefoy, ibid., pp. 204-205.

908.

André Breton, L’Air de l’eau, op. cit., p. 397. « Sivas » est le dieu hindou Shiva, dont le lingam phallique est le symbole.

909.

On se souvient de l’article de Bataille sur la représentation agressive du cheval dans les monnaies gauloises.

910.

Voir Valérie Bajou, Monsieur Ingres, Paris, Société Nouvelle Adam Biro, pp. 155-158, et Marguerite Bonnet, ibid., p. 1560.

911.

« Alberto et moi subissons un accès de fièvre pastique. Nous travaillons de gros et petits blocs de granit, qui proviennent du glacier de Forno. Tels quels, merveilleusement polis par le temps, la glace et les intempéries, ils ont déjà un aspect d’une beauté fantastique. À cela, la main humaine ne peut rien ajouter. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas abandonner le gros du travail aux éléments et nous contenter d’y insérer nos secrets sous forme d’égratignures runiques… ? » ; Max Ernst, [Lettre à Carola Giedion-Wielcker, sur le travail en commun avec Giacometti à Maloja, été 1934], in Carola Giedion-Wielcker, Plastik des XX. Jahrhunderts, Stuttgart, Gerd Hatje, 1955, p. 242. Voir Reinhold Hohl, Alberto Giacometti, Lausanne, Clairefontaine, 1971, p. 252 pour la traduction.

912.

André Breton, L’Air de l’eau, op. cit., p. 408.

913.

Ibid., p. 396.

914.

Ibid., p. 407.

915.

Ibid., p. 408.

916.

Ibid., p. 402.

917.

Idem.

918.

Les feuilles des peupliers que traverse l’amante sur la monture du chevalier de paille qui l’a prise en croupe.

919.

Ibid., p. 406.

920.

Voir Jean Clay, « Alberto Giacometti », Visages de l’art moderne, Lausanne, Rencontre, 1970, p. 149.

921.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 181.

922.

Ibid., p. 163.

923.

Marcel Jean, Histoire de la peinture surréaliste, Paris, Éd. du Seuil, 1959, p. 228.

924.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 699.

925.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit, p. 43. Sur cette sculpture voir Michael Brenson, ibid., pp. 187-188.

926.

Idem.

927.

Agnès de la Beaumelle, in Alberto Giacometti, catalogue de l’exposition de la collection du Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne, au musée d’art moderne de Saint-Étienne, Éditions du Centre Pompidou et Réunion des Musées nationaux, 1999, p. 88.

928.

Voir Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 10 septembre 1934, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.839.

929.

Idem.

930.

Idem.

931.

Expression de Georges Didi-Huberman à propos du Cube, voir Le Cube et le visage, op. cit., p. ????.

932.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 41.