3) Exclusion du groupe surréaliste : pulsion de mort et pensée de la mort

Le conflit dont plusieurs signes indiquaient qu’il couvait s’envenime de manière si rapide à partir du retour de Giacometti à Paris en octobre – dans cette période à nouveau mouvementée où son ami Tzara reproche à Breton sa participation peu défendable d’un point de vue révolutionnaire à la luxueuse revue Minotaure et essaie d’entraîner Char et Crevel dans la dissidence – que tout est joué début février. L’épisode de 1932 remonte aux esprits, Paul Éluard écrit à Gala : « Giacometti, lui, recommence, paraît-il, à déconner »933. L’obstination de Giacometti à chercher secours vers l’extérieur exaspère rapidement Breton qui s’exclame, Giacometti le confiera plus tard avec indignation à Simone de Beauvoir : « Une tête, tout le monde sait ce que c’est qu’une tête ! »934. Ce qui fait problème n’est en réalité pas tant la tête que le basculement de la mimésis de l’intérieur vers l’extérieur déjà au centre des débats de 1932. La tête est en effet présente dans leurs échanges depuis longtemps – Georges Didi-Huberman a pu montrer dans Le Cube et le visage que Giacometti n’avait en fait jamais cessé durant ces années de questionner « le rapport ‘unheimlich’ de la tête et de l’objet »935 – mais elle ne peut déplaire à Breton tant qu’elle n’est qu’une « ombre », comme c’était encore le cas en septembre936. C’était également le cas de la tête reproduite dans le numéro 5 de Minotaure, et qu’on pouvait croire ruisselante encore des profondeurs du psychisme humain. Breton en avait demandé un moulage à Giacometti937. Et si dans « Le Dialogue en 1934 », série de questions suivies de réponses données dans l’ignorance de celles-ci, Breton peut demander à Giacometti « qu’est-ce que l’art ? », « qu’est-ce que ton atelier ? », et même « qu’est-ce que ta tête ? », c’est avec l’espoir que ses réponses inconscientes des questions posées permettront l’émergence par leur rencontre aléatoire d’un fragment de réel insoupçonné. Mais faire de cet appel nocturne un questionnement diurne et conscient, voilà qui sera jugé « esthétiquement frivole et historiquement redondant » :

‘Un jour, ayant oublié l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature, j’ai décidé de prendre un modèle […], travailler huit jours, voir clair et… avoir des documents suffisants pour en disposer, c’est-à-dire pour faire des compositions et créer des œuvres938.
Quand j’ai fait cela, les surréalistes l’ont considéré comme une activité totalement réactionnaire, traître et tout ce qu’on veut939.’

La suite est connue, mais il en existe plusieurs versions. René Passeron raconte l’épisode de façon assez romanesque : « Giacometti est amené un soir traîtreusement par Benjamin Péret, le fidèle séide de Breton, devant le groupe réuni au complet et doit, sans délai, s’expliquer sur sa défection »940. On trouve une version plus mesurée de cette soirée sous la plume d’un témoin direct, Marcel Jean : « Le conflit avec les surréalistes, qui suivit cette volte-face, se borna à des discussions aigres-douces et à la rédaction en tout petit comité d’une ‘motion de défiance’, qui ne fut pas rendue publique »941. Yves Bonnefoy confirme néanmoins la réalité du guet-apens :

‘Giacometti racontait volontiers comment il avait été exclu du groupe. Par l’intermédiaire de Tanguy, Breton, qu’il n’avait pas vu depuis un moment, et précisément parce que ce nouveau souci de la tête humaine ne plaisait pas aux surréalistes, l’avait invité à dîner, en compagnie de Péret. Repas dans un bistrot, au cours duquel Breton s’enquiert courtoisement du travail de Giacometti et lui fait exposer ses idées nouvelles. Puis proposition d’aller finir la soirée chez Georges Hugnet, qui habite à proximité. En arrivant chez celui-ci, Péret laisse passer Alberto, qui se retrouve en présence de tout le groupe et comprend le piège. D’ailleurs, Péret change immédiatement d’attitude à son égard, et l’accuse, commençant à rapporter la conversation du dîner. « Je ne me laisserai pas juger par vous », s’écrie Alberto qui s’en va942.’

Seuls cinq signataires943 figurent malgré tout au bas du document qui donne congé à Alberto Giacometti dans un épisode qui ressemble fort à un règlement de compte entre les deux protagonistes du marché aux puces. Giacometti pourra dire après-coup qu’il est parti de son plein gré : « J’ai dit : pas la peine. Je m’en vais. Et comme ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un motif, il n’y a pas eu d’excommunication publique. Mais j’ai perdu tous mes amis, ainsi que l’attention des marchands »944. Les échanges épistolaires de cette époque conservés par Breton et déposés à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet sont à nouveau précieux pour avoir une idée plus juste de l’ambiguïté de la situation. Il semble manifeste que Giacometti ait alors épuisé les charmes de la recherche en groupe945 pour laquelle Breton s’efforçait de le retenir et qu’une période de repli et de travail solitaire ait été ressentie par lui comme une nécessité. Il paraît donc avoir tout fait pour provoquer une réaction qu’il redoutait néanmoins car elle le privait de ses amis et notamment de Breton. Il semble que la réaction de ce dernier ait été à la mesure des espoirs que nous l’avons vu fonder dans sa relation avec Giacometti. Il sait qu’il lui sera difficile de retrouver une sensibilité si proche de la sienne et qu’en excluant Giacometti il s’opère de ces mains qu’il avait cru pouvoir investir du modelage de ses visions et qui déjà peut-être avaient commencé à le dérouter au moment de L’Air de l’eau. C’est donc Breton, dans l’emportement de sa déception, qui transforme en rupture cette prise de distance alors que Giacometti, bien que capable de défendre avec obstination ses orientations nouvelles, se refuse à s’y résigner :

‘Mon cher André
je suis très triste si les discussions de l’autre soir entrènent une rupture entre nous. C’est la dernière chose à laquelle je m’attendais ; [Je trouve ? ] l’absence d’un plan humain entre toi et moi, dans laquelle les discussions se sont passées, atroce, c’était je pense à cause de moi. (Des questions soulevées chez Hugnet qui pourraient [avoir (barré)] trouver, je le sais, très vite, une solution, prenaient des proportions absurdes. Je m’exprimais très mal et tout était faussé).
Il y a beaucoup de questions qui se posent en ce moment pour moi, aucune contre toi et je n’ai rien a te cacher.
Ma position d’aujourd’hui envers toi est absolument autre qu’au moment de Misère de la Poésie. Je garde pour toi toute ma très grande amitié et admiration et je serai toujours prêt a te voir quand tu voudra.
Très affectueusement,
Alberto Giacometti946

Une grande distance, donc, entre cette amertume devant une incompréhension mutuelle et la caricature qu’on en lit généralement. Il est vrai que Giacometti a contribué pour une grande part dans ses déclarations d’après-guerre à la surévaluation de cette rupture, alors que ses réflexions, la fécondité de ses nouvelles recherches et l’épreuve de la guerre auront rendu irrémédiable le divorce entre le surréalisme et lui. Ce n’en est pas moins lui qui insiste en 1935 pour maintenir un contact entre lui et le groupe :

‘Mon cher André,
Je demande a faire le dessin sur le bulletin, j’espère que tu l’acceptera encore.
La seule solution que je ne veux pas c’est la rupture.
Pardonne moi d’être resté si longtemps chez toi hier soir.
Très affectueusement a Jacqueline et a toi.
Alberto G947.’

Le bulletin dont il est question dans ce pneumatique est un prospectus pour des conférences projetées en juin 1935, et qui furent annulées, il en contenait le programme948. Dans un autre pneumatique du 21 février949 Giacometti remercie Jacqueline de lui avoir écrit et dit son projet de passer les voir. Les discussions continuent donc un moment sans trouver la solution espérée. L’abjuration attendue sûrement par les surréalistes devant la menace d’une rupture n’est pas venue. C’est sous la plume d’Aragon que l’on trouvera bientôt le prochain commentaire sur l’une de ses œuvres, écrivant, nous l’avons vu, à propos des « deux opprimés » que l’on peut voir en mai 1935 à l’exposition « La Peinture au tournant » qu’ils « ne représentent qu’insuffisamment ce chercheur, qui déclare aujourd’hui que toute son œuvre ancienne était une fuite de la réalité [et] qui parle avec dédain du mysticisme qui s’était glissé dans son œuvre […]950».

Pourtant, même l’espoir de cette solution passé, Giacometti et les surréalistes ont continué à se voir de loin en loin. Il existe un Portrait d’André Breton, un dessin de 1936951, et deux autres de Paul Éluard952, au crayon, l’un vers 1935 et l’autre en 1937. Yves Bonnefoy souligne même la parenté étrange entre l’Autoportrait de 1937 et le visage d’André Breton953. André Breton ne sait donc pas tant ce qu’est une tête qu’il ne laisse interroger une nouvelle fois la sienne après la fameuse sentence. Giacometti, quant à lui, n’oublie pas tant son « très cher André » que son souvenir ne puisse happer ses traits jusqu’à confondre leurs deux figures lorsqu’un retour sur soi et sur son œuvre lui fait abandonner un instant l’altérité du modèle. Quant à Paul Éluard, si aucun commentaire enthousiaste ne lui a jamais échappé sur les productions surréalistes de Giacometti – il jugeait même, en septembre 1933, pour le n°3 de Minotaure, la reproduction de sculptures involontaires « indispensable pour combattre l’emmerdement des autres sculptures »954 – et s’il n’a jamais proposé à Giacometti d’illustrer ses poèmes avant-guerre, le catalogue de la vente du 27 juin 1938 à Roland Penrose n’en montre pas moins qu’il a conservé jusque là son portrait de 1933955 et surtout une « Tête (sculpture) »956 qui a de fortes chances d’être postérieure à l’éloignement de Giacometti957. L’évolution d’Éluard a pu, il est vrai, dans les années suivantes, le rapprocher de Giacometti, mais sans que leur relation atteigne le degré d’intimité qui lie celui-ci à Aragon. Le lien n’en est pas moins durable et lorsqu’en 1956 Paul Éluard conçoit avec l’imprimeur Louis broder l’anthologie intitulée Un poème dans chaque livre, Giacometti réalise pour lui une gravure face au premier poème du recueil Facile de 1935, soit précisément l’année où il a quitté le groupe. Est-ce là une manière de lui indiquer que leurs préoccupations ne différaient pas tant, puisque le choix de ce poème pour Giacometti est dû sans aucun doute au dernier mot du dernier vers : « Tu es la ressemblance ». Offrir ce poème pour que Giacometti puisse y répondre par une vue de son atelier avec un ensemble de bouteilles en 1956 semble alors une manière de rediriger vers cet atelier d’Alberto Giacometti le dernier vers du poème pour une forme de reconnaissance à l’heure où la « ressemblance » est devenue le mot d’ordre récurrent de l’artiste958.

Breton garde surtout un œil, nous allons le voir, sur ces recherches de la vanité desquelles il n’a préjugé de façon si tranchée qu’en apparence. Giacometti continue à avoir sa place dans les expositions surréalistes, comme celle de Teneriffe en 1935. En mai 1936, Giacometti participe à l’exposition surréaliste d’objets chez Charles Ratton ainsi qu’à l’exposition « Peintres et sculpteurs ‘abstraits’ » chez Pierre Loeb, aux côtés de Hartung, Arp, Hélion, Kandinsky et Sophie Taeuber-Arp. Ses œuvres se trouvent également la même année au musée d’Art moderne de New York pour une exposition sur l’art fantastique et surréaliste et une autre sur l’art abstrait et cubiste. Paradoxalement, pendant la période 1935-1940, c’est à partir du retrait de Giacometti de la scène artistique que son œuvre connaît une carrière internationale : «  il participera aux principales expositions consacrées au surréalisme et au mouvementde l’abstraction construite en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, et son œuvre surréaliste est connue jusqu’au Japon »959. Lors de l’Exposition internationale du surréalisme en 1938 à Paris, la présence de L’Objet invisible est souhaitée par Breton, et accordée par Giacometti. Mais il y participe au titre d’« ancien sculpteur surréaliste », puisque c’est ainsi que sobrement il est présenté dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme rédigé par Breton et Éluard pour le catalogue de l’exposition960. La violence de certains règlements de compte surréalistes lui est épargnée, on lui reproche seulement, comme l’indique Yves Bonnefoy, le fait d’avoir « cessé d’être »961.

Il faudra même à Breton se replonger un moment dans la partition pour quatre mains en vue de sa publication au sein de L’Amour fou en 1937. André Lamarre a pu souligner en effet ce que le chapitre III de ce livre devait à l’esthétique du collage, étant celui qui comporte le plus grand nombre de « pièces d’origines diverses » : « références aux proses antérieures de Breton, aux jeux surréalistes, publications en revues, citations, etc. »962. Aux deux illustrations s’ajoutent quatre notes et un « curieux système de mise en abyme chronologique »963. Le premier post-scriptum de 1934964 rejetait en effet déjà le texte dans le passé, dans du « déjà-écrit », le deuxième post-scriptum de 1936965 redouble la cristallisation du texte, le repoussant dans du « déjà-publié », et André Lamarre peut à bon droit parler d’un texte « hanté » par ses fantômes où se perfectionne la « technique de l’ente » déjà employée dans Nadja 966. Sa structure fait alors de ce « livre-collage » un « calque de l’activité plastique » dans un « anch’io sono pittore » où se dévoile, par la négation de la différence entre Giacometti et lui, le rêve de Breton d’une « occupation de la totalité du champ artistique »967. Nous avons déjà évoqué cette part de sculpturophagie du texte de Breton tout en donnant des éléments susceptibles de venir nuancer cet aspect. Ce qui nous intéresse davantage ici, ce sont les retouches de Breton à l’heure où son invocation propitiatoire d’un « pont de la sympathie et de la compréhension totales »968 s’est vue substituer l’amer commentaire gravé quelques années plus tôt par Giacometti sur l’un de ses paysages-passages sculptés : « Mais les ponts sont pourris »969.

Il faudrait pour être exact ajouter que Breton élague peut-être autant qu’il ente. Son geste est en effet ambigu puisqu’il choisit de confirmer par la publication, malgré le démenti des faits, le texte d’« Équation de l’objet trouvé ». Loin d’enterrer son amitié avec Alberto Giacometti, il lui offre d’exister en volume et nous avons souligné qu’il est le premier à le faire. Mais de ce volume il retranche les lignes les plus chaleureuses, celles qui évoquaient la « sensibilité sans égale » du sculpteur, ainsi que la fraternelle envolée finale : l’espoir d’un « saut vital » pour Giacometti a fait long feu. Dans le deuxième post-scriptum rédigé pour cette publication, Breton s’emploie alors à rééquilibrer cette équation dont le départ de Giacometti compromet gravement la valeur de vérité. Il le fait en ajoutant un X qui la complexifie mais lui paraît rendre compte de l’inversion du « saut vital » en ce qu’il estime être un saut de la mort. Ce texte peut alors être considéré comme son seul véritable commentaire, un commentaire en creux, du départ de Giacometti.

Breton se garde en effet d’en expliciter les raisons, mais si son interprétation de la cuiller lui paraît avoir résisté au temps, sa relecture du texte « deux ans après » lui montre l’insuffisance de son interprétation du masque. Il va donc lui substituer une autre interprétation, effectuant le glissement au cours d’une première remarque : « 1° il est à remarquer qu’en dépit de sa singularité je n’en convoite pas la possession mais que j’éprouve un certain plaisir à ce que Giacometti se l’approprie et que je me hâte de justifier de sa part cette acquisition »970. Voilà donc la symétrie apparente rompue : Breton écarte d’un geste furtif le rêve d’une trouvaille également féconde pour deux êtres que lie l’amitié et recentre nettement sur lui l’ensemble de son système interprétatif. L’évocation du rôle du masque dans la construction de la tête de la sculpture comme d’une explication bricolée à la hâte dit assez le lest lâché sur ce sujet en deux ans. Elle n’est plus qu’un mensonge par lequel on se masque à soi-même les réalités plus profondes que viennent éclairer les deux autres ajouts.

Il s’agit d’abord d’une lettre « très troublante » de Joë Bousquet reçue après la publication en revue d’« Équation de l’objet trouvé », où celui-ci

‘reconnaît formellement le masque pour un de ceux qu’il eut à distribuer à sa compagnie en Argonne, un soir de boue de la guerre, à la veille de l’attaque où un grand nombre de ses hommes devaient trouver la mort et lui-même être atteint à la colonne vertébrale de la balle qui l’immobiliserait971.’

L’objet « symptomatiquement »972 perdu, qu’est cette lettre révèle à Breton avec une insistance « tragique » le « rôle maléfique » du masque d’abord occulté par lui : un objet « lourd, égarant, d’un autre temps et qui dut être abandonné à la suite de cette expérience »973. Est-ce d’un tel objet que Breton attendait qu’il libère son ami des « scrupules affectifs » qui le « paraly[saient] »974 ? Devenu objet « sans valeur, à jeter »975 comme ceux où s’exaspéraient les « difficultés »976 de Giacometti en 1931, il devient prémonitoire a posteriori de ce que Breton sait qu’il advint un an plus tôt. Son aspect suranné – « d’un autre temps » – mis en valeur par l’italique paraît même un coup de griffe assez évident aux préoccupations réactionnaires de son propriétaire actuel, brebis « égar[ée] » par ce masque néfaste et devenue taboue à son contact. Par là se justifie alors la décision d’écarter Giacometti du groupe pour prémunir celui-ci de toute contamination, comme s’il devait à la manière du masque être « abandonné » à la suite de sa participation à l’« expérience » surréaliste.

À travers le masque semble donc se dessiner comme un rituel du bouc émissaire où symboliquement Giacometti se voit charger de cette part de négativité qui menace Breton dans sa vie intime et le groupe dans sa survie. Ruisselant encore de la négativité bataillienne lorsqu’il rejoint le groupe en 1930, alors que la figure du secrétaire général de Documents devenait elle-même ce repoussoir contre lequel ressouder le groupe après le Second cadavre, Giacometti semble en 1935 se voir rendu à cette part maudite originelle. Mais Bataille, s’il pouvait sembler fédérer autour de lui une troupe de renégats, n’avait jamais appartenu au groupe ni constitué avec Breton « une seule machine à influence amorcée »977 dans la ferveur d’une amitié qui donne toute son amertume à ce rituel du pharmakos où le masque remplace son possesseur.

La troisième remarque ajoutée par Breton aborde la question intime au hasard d’une dernière « rencontre » qui vient fournir la solution nouvelle à l’équation ébranlée par le départ de Giacometti. Deux personnes s’étaient en effet penchées sur le masque peu avant les deux protagonistes de cette fameuse journée du marché aux puces, et les avaient vus sans qu’elles fussent vues : « l’une de ces personnes, disparue pour [Breton] depuis des années, n’est autre que celle à qui s’adressent les dernières pages de Nadja et qui est désignée par la lettre X dans Les Vases communicants, l’autre était son ami »978. Tout un pan oublié de l’équation primordiale, celle qui avait semblé se résoudre dans « main de Jacqueline X »979 au creux de laquelle était inscrit « l’alphabet secret de la toute-nécessité »980, se révèle désormais dans un retour du refoulé dont le chevalier de paille pourrait alors apparaître rétrospectivement à Breton comme le strident avertisseur. La partie immergée de l’X découvre « l’instinct de mort » – le masque qui le figure est l’axe de cette rencontre ignorée – sur lequel Breton avait refusé d’ouvrir les yeux, l’écartant de son équation :

‘Ma gêne, peut-être antérieurement la sienne devant le masque […] l’étrange figure (en forme d’X mi-sombre mi-clair) que forme cette rencontre ignorée de moi mais non d’elle, rencontre axée si précisément sur un tel objet, me donnent à penser qu’à cet instant il précipite en lui l’« instinct de mort » longtemps dominant pour moi par suite de la perte d’un être aimé, par opposition à l’instinct sexuel qui, quelques pas plus loin, allait trouver à se satisfaire dans la découverte de la cuiller981.’

L’X de l’inconnu devient alors X des regards croisés dans ce texte où l’on retrouve à nouveau la dissémination de cette lettre qui dans L’Air de l’eau se propageait à tout le recueil depuis le creuset initial des « yeux zinzolins » : « exclamation », « deux », « ceux », « expérience », « examinions », « axée », « sexuel », « exaltés »982.

Mais dans ce post-scriptum on croise désormais les regards comme on croise le fer, puisque l’ensemble du passage est placé sous l’égide de cette « exclamation […] énigmatique » de Freud dans les Essais de psychanalyse, aussi obsédante que certains vers pour Breton : « D’Éros et de la lutte contre Éros »983 ! Exit donc la trouvaille réalisée en commun, Breton seul est désormais à la croisée de ces chemins, puisque les deux objets ne sont plus qu’une ruse des deux instincts, l’instinct de mort et l’instinct sexuel, le « déguisement ultra-matériel » qu’ils prirent afin de « [l]’éprouver, de mesurer sur [lui] leur force coup sur coup »984. Voilà Giacometti abandonné aux séductions du masque tentateur alors que seul Breton franchit le « saut vital » qui lui permet de « recommencer à aimer »985. La restitution de cette « lettre volée », si évidente a posteriori, dessine donc désormais deux pôles : à l’X blanc au cœur de la main de Jacqueline s’oppose désormais un X noir centré sur le masque. Si l’aspect « mi-sombre mi-clair » de l’X lui vient dans un premier temps de ce que les observateurs de la scène du marché aux puces étaient cachés, il apparaît nettement que Breton entreprend par ce post-scriptum de donner à l’ensemble du chapitre la forme globale d’un vaste X « mi-sombre mi-clair » où l’amour croise la mort, où la pulsion érotique croise la pulsion inverse.

Du texte de 1934 à son épilogue de 1936 la trouvaille du masque perd donc le rôle de « catalyseur » vital qu’elle partageait avec celle de la cuiller pour n’hériter que d’un phénomène résiduel : le précipité de mort où s’amalgament les impuretés de l’alchimie amoureuse. « Précipitant en lui » les pulsions néfastes, le masque fixe ces forces négatives qui empêchaient Breton d’aimer à nouveau et permet la trouvaille de la cuiller. Le texte tourne sur son axe, puisqu’en 1934, Breton notait que le désir « n’entraîne la trouvaille à deux […] qu’autant qu’il est axé sur des préoccupations communes typiques »986, alors qu’en 1936 la rencontre cachée, « axée si précisément » sur le masque porte à lui conférer ce rôle dans la précipitation de l’« instinct de mort »987. D’un versant à l’autre de la volte-face de Giacometti, le dénominateur commun est passé à la trappe et c’est le sens même de l’X qui a changé. L’inconnu multiplicateur des possibles de l’existence à la faveur de la sympathie est devenu la croix tirée sur le passif d’une amitié passée par pertes et profits. Plus question de Giacometti, le texte se recentre sur le moi, sorti vainqueur des épreuves préparées « coup sur coup » par les deux instincts.

Mais alors que penser désormais dans la perspective initiale d’un texte d’amitié, du « plaisir »988 éprouvé à l’idée que Giacometti fasse l’acquisition d’un tel masque ? Ce texte où Breton cherche à se remettre de la blessure narcissique infligée par la défection de Giacometti se construit en effet sur un arrière-fond peu charitable. L’ami que l’on prétendait aider à bondir au-dessus du « peu profond ruisseau » devient lui-même le pont que l’on incendie derrière soi. Le frère en surréalisme se mue en mouton noir chargé de délester Breton du poids du négatif. Le voici encombré d’un masque « lourd, égarant », et lui-même « abandonné après cette expérience ». Bien peu d’empressement donc, à relever le compagnon d’armes tombé pour avoir intercepté la balle qui lui était destinée, et plus de rancœur, semble-t-il, que de compassion. Breton abandonne aux séductions du négatif Giacometti envoûté par ce masque et empêtré dans sa peinture « d’un autre temps ».

Mais vouant son ancien ami à l’affrontement de la mort et au travail du négatif, Breton lui délègue peut-être surtout ce qui se manifeste clairement par ce texte comme un impensé du surréalisme. Il nous faut alors revenir au sens de L’Objet invisible, cette sculpture où Yves Bonnefoy voit une Madonne aux deux mains ouvertes sur l’absence d’un enfant, mais une Madonne dont le socle sera réutilisé par Giacometti dans un projet de tombeau : une « Vierge du fond des nuits » qui « se dresse sur une tombe »989. C’est alors peut-être un crâne, par exemple la Tête cubiste parue dans Minotaure qu’il convient de lui placer entre les mains. L’enfant tenu par la Vierge est en effet « en puissance le Christ mort » de certaines de ses évocations de la Vierge comme la Pietà Rondanini de Michel-Ange990 : « Vide et plein, existence et néant, ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, il les faut même parfois ensemble pour signifier le mystère de telle vie et la contradiction de telle autre »991. La vérité de l’œuvre semble donc à chercher selon lui dans ce « fils absent et présent qui donnerait sens au fantasme »992. Ce sens, Bonnefoy le relie aux contradictions de la figure maternelle pour Giacometti, à l’action délétère des interdits moraux qui viennent grever cette vie que pourtant elle transmet :

‘De son inconscient la figure qui spontanément et fatalement ne cesse pas de surgir, c’est celle de cette mère qui aurait pu assurer à l’enfant qu’il fut sa présence au monde, pour le partage, dans l’unité, après lui avoir donné tout d’abord la vie simplement biologique ; mais qui ne fut qu’abstraction, pensée du bien et du mal, institution et enseignement d’un monde qui n’est qu’image ; et qui, de ce fait, l’a gardé au-dehors de la communion possible, l’a anéanti, l’a mis vivant au tombeau […]993.’

La remarque de Breton sur la disparition de l’objet avec l’abaissement des bras montre donc que cet objet, la « présence-absence au cœur de cette œuvre » n’apparaît « que pour autant qu’il a été élevé », la statue manifeste donc « la prise de conscience de ce mystère : qu’une mère puisse à la fois élever un enfant et l’anéantir »994.

Mais ce que disent aussi ces mains dans leur geste que Bonnefoy rapproche très justement de celui de Giacometti tel qu’il a pu le voir dans son atelier, c’est une soif de modeler où se lit le besoin d’un art qui dise non au néant et atteste « la plénitude manquante »995. Ce n’est pas alors la « pulsion de mort » que disent ensemble pour Giacometti ce masque et le geste de la statue, mais la « pensée de la mort », ce qui, souligne Bonnefoy, est tout autre chose :

‘Giacometti sait la mort, il sait depuis Madonna di Campiglio que la menace de celle-ci se nomme non-sens, solitude, il sait donc que ce qui importe, c’est de rétablir avec l’Autre ce lien de sens, de partage que son enfance a senti se rompre – et il a demandé au masque d’inscrire cette dimension de la mort dans sa grande évocation de l’être féminin, avec lequel pour lui la partie se joue. Alors, que changer maintenant à ce memento mori ? Que lui demander d’autre que ces yeux vides, ces mains où un enfant manque ? Cette tête et ces mains peuvent bien présider à son destin qui se cherche996.’

Le post-scriptum de 1936 montre que Breton s’est employé à dénier une telle profondeur aux préoccupations nouvelles de Giacometti. Il récuse toute réinterprétation de la sculpture. Attribuant leurs divergences ultérieures à une influence maléfique du masque, il semble se contenter de cette explication magique et ne porte pas le débat sur le plan théorique. C’est d’une certaine manière la Conférence de Prague, nous allons le voir, qui aura assumé indirectement cette fonction dans ces règlements de comptes inhabituels. Breton semble ainsi dans cette version définitive d’« Équation de l’objet trouvé » moins soucieux de la cohérence globale de son texte que d’accomplir le rituel par lequel liquider le rêve d’une création à quatre mains, reportant son échec sur une forme de suicide artistique perpétré par Giacometti sous l’influence du masque.

Notes
933.

 Paul Éluard, Lettres à Gala, op. cit., « lettre 205 » (Paris, mars 1935), p. 252.

934.

 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p. 501.

935.

Georges Didi-Huberman, op. cit.

936.

Voir Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 10 septembre 1934, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.839.

937.

Voir L’Amour fou, op. cit., p. 700.

938.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 264.

939.

Voir Jean-Marie Drot, Alberto Giacometti, film télévisé, 35mm., 45 min., Paris, ORTF, 19 novembre 1963. Série Les Heures chaudes de Montparnasse IX. Montage modifié : Paris, ORTF, 1966.

940.

René Passeron, Histoire de la peinture surréaliste, Paris, Librairie générale, 1968, p. 85.

941.

Marcel Jean, ibid., p. 229.

942.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 555.

943.

Texte rédigé par Péret et signé par Breton, Hugnet, Marcel Jean et Tanguy. Voir André Breton, La Beauté convulsive, op. cit., p. 220.

944.

Jean Clay, ibid., p. 159.

945.

Voir James Lord, Un Portrait par Giacometti (1965), trad. P. Leyris, Paris, Gallimard, 1991, p. 101 : « Je détestais le sentiment de compétition, l’impression qu’un artiste travaillait contre un autre et même exploitait des idées qui ne lui appartenaient pas originellement. J’ai été heureux quand j’ai commencé à travailler dans un isolement complet ».

946.

Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton, non datée (probablement le 15 février 1935, puisque la soirée chez Hugnet eut lieu le 14), Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.C.842.

947.

Carte pneumatique d’Alberto Giacometti à André Breton, 19 février 1935, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.843.

948.

Voir Marcel Jean, ibid., p. 229, et André Breton, la beauté convulsive, op. cit., p. 222 pour la reproduction.

949.

Carte pneumatique d’Alberto Giacometti à André Breton, 19 février 1935, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.843.

950.

Louis Aragon, Chroniques.Cité par Thierry Dufrêne, ibid., p. 90.

951.

Voir Alberto Giacometti, (Réunion des Musées Nationaux, 1969), Paris, Orangerie des Tuileries, 24 octobre 1969-12 janvier 1970, n° 220.

952.

Ibid., n° 230, et James Lord, Dessins de Giacometti, Paris, 1971, n° 25, p. 73 ou encore Alberto Giacometti, retour à la figuration, 1933-1947, op. cit., p. 8.

953.

Voir James Lord, ibid., n° 26, p. 75 et Yves Bonnefoy, ibid., ch. VI, n. 29, p. 542.

954.

Paul Éluard, « Lettre 180 (Paris, début septembre 1933) », Lettres à Gala, op. cit., p. 222.

955.

Voir Album Éluard, Iconographie réunie et commentée par Roger-Jean Ségalat, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1968, p. 276.

956.

Voir Jean-Claude Gateau, Paul Éluard et la peinture surréaliste (1910-1939), Genève, Librairie Droz, 1982, pp. 359-360.

957.

Une lettre envoyée par Crevel, Éluard et Nusch depuis un hôtel de Haute-Savoie contient un dessin de Crevel qui les représente tous trois avec cette légende : « Les 3 n’ont qu’un seul cœur pour y mettre Pac ». Voir René Crevel, Mais si la mort n’était qu’un mot, op. cit., pp. 22-23.

958.

Voir Paul Éluard, poème liminaire de Facile [1935], Œuvres complètes, t. 1, textes établis et annotés par Marcelle Dumas et Lucien Scheler, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 459. Voir également Un poème dans chaque livre, Paris, Louis Broder, 1956 [le poème est numéroté XII et accompagné d’une eau-forte d’Alberto Giacometti].

959.

Véronique Wiesinger, Giacometti, la figure au défi, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 2007, p. 48.

960.

André Breton, Paul Éluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, in André Breton, OC II, p. 813.

961.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 542.

962.

Voir André Lamarre, ibid., p. 126.

963.

Idem.

964.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 706.

965.

Ibid., p. 708.

966.

Voir André Lamarre, ibid., p. 127.

967.

Voir André Lamarre, ibid., pp. 131-132.

968.

André Breton, « Équation de l’objet trouvé », voir L’Amour fou, op. cit., p. 1715.

969.

Cette sculpture est La Vie continue, de 1932, dans laquelle Giacometti voit une « espèce de paysage-tête couchée », voir « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 42. Voir pour la reproduction Yves Bonnefoy, ibid., p. 538, ill. 554.

970.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 708.

971.

Idem.

972.

Idem.

973.

Idem.

974.

Voir L’Amour fou, op. cit., p. 700.

975.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 41.

976.

Ibid., p. 38.

977.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 701.

978.

L’Amour fou, op. cit., p. 708. La personne désignée par la lettre X est Suzanne Muzard, sur cette passion de Breton, voir notice de Nadja, OC I, pp. 1507-1508.

979.

L’Air de l’eau, op. cit., p. 402.

980.

Idem.

981.

L’Amour fou, op. cit., pp. 708-709.

982.

Idem.

983.

Ibid., p. 708.

984.

Ibid., p. 709.

985.

Idem.

986.

Ibid., p. 701.

987.

Ibid., p. 709.

988.

Ibid., p. 708.

989.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 230.

990.

Ibid., p. 231.

991.

Idem.

992.

Idem.

993.

Ibid., p. 232.

994.

Idem.

995.

Idem.

996.

Ibid., p. 240. Dans cette même perspective Bonnefoy – ibid., p. 238 – critique fortement l’analyse de la trouvaille du « cendrier Cendrillon » par Breton, derrière laquelle lui semble se dissimuler « un fond de misogynie » : « Dans un cendrier, ce n’est pas le feu que l’on dépose – on l’aura consommé avant, et seul ou dans la conversation d’autres hommes – mais la cendre : ce qui renvoie Cendrillon, dont on conserve l’image, à ses marmites noircies. Dialectique d’ailleurs connue, dont Mallarmé fit la théorie, qui fut plus conséquent ou lucide que son disciple attardé. « Toute l’âme résumée » dans l’écriture, le « clair baiser de feu » ne sera que pour celle-ci, quant au « vil » réel, c’est la cendre qui va l’ensevelir entre l’ardente braise et les beaux ronds lumineux de la fumée blonde. Aimer autrement, aimer ici en ce monde ne ferait que jeter dans la procréation et la mort. Et la vraie naissance pour Mallarmé mais aussi bien pour Breton est « iduméenne », c’est l’œuvre, laquelle naît de l’homme seul, et dans l’amitié d’autres hommes également des rêveurs. La cuilllère de bois n’a pas signifié l’Autre retrouvé, mais que continue et même se développe le rêve qui le refuse. Elle n’est pas la preuve que le groupe surréaliste est ce qui permet d’en finir avec le « peu de réalité », elle révèle plutôt qu’on n’y veut que la sorte de relations chimériques, avec de supposés proches, qui permet d’en différer le problème ».