4) Dépassement de l’objet surréaliste

Mais ce deuil eut-il été nécessaire si Breton avait lui-même été capable de l’écoute parfaite attendue de Giacometti, et s’il n’avait pas calqué l’inquiétude présumée chez ce dernier sur la sienne propre ? Car ce que Giacometti lui confiait dans ses lettres de l’été 1933, c’était une douleur affectant la simple vision et non l’urgence d’une quête de voyance, comme le traduit son impuissance à répliquer à l’efflorescence de L’Air de l’eau, calant sur un épouvantail. Qu’il se souvienne seulement de cette lettre où Giacometti se disait « irrité d’être obligé de regarder ou de voir au moins, ciel, nuages, herbes, pierres, etc. », préférant « sortir la nuit, on est juste entouré d’un profil noir sur le ciel »997. Qu’y a-t-il dès lors d’étonnant à le voir s’arrêter devant ce que Breton décrit lui-même comme des « œillères »998. Giacometti éprouve du plaisir à « essay[er] » ce que tous deux considèrent d’emblée comme un « descendant très évolué du heaume »999 ou un « masque […] d’escrime au sabre »1000. Les « lamelles horizontales » dont ces « œillères » sont striées permettent une « visibilité parfaite »1001 tout en protégeant efficacement les yeux. Que le sculpteur de Pointe à l’œil ait tenu à s’équiper d’un tel attirail au moment où la statue qu’il peine à terminer l’appelle à reprendre le combat, le réflexe est révélateur. Ne lui souvient-il pas alors de cet autre chevalier, non plus de paille, qu’il passa tant de jours, enfant, à copier de Dürer1002 ? Que le graveur dont il imita à l’époque la signature soit présent à son esprit en cette année 1934, le Cube nous l’a prouvé. N’est-ce pas Le Chevalier, la Mort et le Diable qui lui revient au marché aux puces ? Son regard est fixé sur un « objet gardé invisible »1003 malgré les plaisirs tentateurs agités par le démon, malgré la mort qui, un sablier à la main, chevauche à ses côtés. Lorsqu’à son tour il s’empare d’un heaume, dans un geste de précaution tourné bien plus vers la « pensée de la mort » désignée par Yves Bonnefoy que vers la « pulsion de mort » pointée par Breton, peut-être a-t-il cette figure en tête.

Si Giacometti n’a jamais commenté directement le texte de Breton, il a tout de même fourni cette indication qui lui est un pied-de-nez, déclarant que c’est son insatisfaction devant certaines parties de cette sculpture qui a réactivé son besoin de quelques jalons extérieurs :

‘Cette statue que Breton préférait a tout bouleversé à nouveau dans ma vie. J’étais satisfait des mains et de la tête de cette sculpture parce qu’elles correspondaient exactement à mon idée. Mais les jambes, le torse et les seins, je n’en étais pas content du tout. Ils me paraissaient trop académiques, conventionnels. Et cela m’a donné envie de travailler à nouveau d’après nature1004.’

En quoi le caractère « académique » ou « conventionnel » de ces parties de la sculpture pouvait-il nuire, davantage que les « scrupules affectifs » soupçonnés par Breton, à l’expression d’une « idée » ? Il y a là une contradiction soulignée par Yves Bonnefoy, qui y voit la confirmation de l’intuition, alors que la sculpture peinait à « s’éveiller du cristal de ses plans »1005, des « formes neuves » que sa recherche devait prendre. Pour répondre à l’injonction de ces mains qui disent « à la fois la mort et le fait de l’Autre », il lui fallait essayer d’établir, « au plan de l’art aussi bien, ce rapport plein qui déjoue la solitude » :

‘Voir, littéralement ; et totalement, c’est-à-dire au-delà des simplifications que permettent les conventions, qui produisent l’académisme. L’injonction même de la statue demande à Giacometti de renoncer aux stéréotypes qui lui avaient été nécessaires pour achever de lui donner forme, au moment où la signification avait à se faire figure. Cette apparition qui n’était qu’idée va « maintenant » disparaître, va se faire le vide au sein duquel les mains de l’artiste auront à travailler à la saisie impossible mais nécessaire d’un plein, celui de l’aspect d’un être, celui d’un corps – jambes, torses, les seins – au sommet duquel, retardé mais enfin perçu, paraîtra un authentique visage, une « tête humaine ». « L’idée » mettait fin au temps des « idées », refermait la parenthèse surréaliste1006.’

Dans les Mains tenant le vide de Giacometti, Bonnefoy lit donc la promesse d’un affrontement, d’un avenir : « Maintenant, le vide » ! Nous aurons à revenir sur la troisième voix de cette relation triangulaire, si riche du point de vue de la « relation de la poésie et des arts »1007, pour comprendre d’où parle l’auteur de la monographie que nous venons de citer. Il y a ici une lecture de Giacometti par Breton lu lui-même par Yves Bonnefoy dont il nous faudra débrouiller les fils.

Soulignons simplement pour l’instant cet axe majeur de notre sujet auquel nous touchons. Souvenons-nous de cette lettre de l’été 1933 où Giacometti confiait à son ami être « au milieu d’un inconnu complet où le premier mot [était] à trouver »1008. L’Objet invisible n’est pas ce premier mot, mais nul doute que ses mains s’ouvrent sur le silence d’où il surgira, et qui l’appelle. Mais surtout il y a là conscience prise peu à peu que le langage surréaliste ne convient pas pour exprimer cet inconnu dont il a l’intuition, et qui s’avère rétif à leurs cristaux aux longs cortèges de conventions. Les « idées » n’épuisent pas le réel, elles le figent et l’asphyxient, il y a toujours un « reste » qu’il faut prendre en charge, comme le disait à sa manière le résultat surabondant de sa dernière addition surréaliste : 1+1=3. C’est lorsque l’épuisement du langage surréaliste paraît le vouer à la stérilité et à l’enfermement en soi que Giacometti se tourne à nouveau vers l’extérieur. Il ne s’agit alors que d’un secours temporaire cherché pour sortir de l’impasse. Ces recherches n’avaient pour lui au départ aucun caractère durable, et n’étaient pas un reniement du surréalisme, puisqu’il ne s’agissait que de faire des « compositions » peut-être encore à partir de plans cristallins :

‘Et puis le désir de faire des compositions avec des figures. Pour cela il me fallait faire (vite, je croyais ; en passant) une ou deux études d’après nature, juste assez pour comprendre la construction d’une tête, de toute une figure, et, en 1935, je pris un modèle. Cette étude devait me prendre (je pensais) une quinzaine de jours, et puis je voulais réaliser mes compositions1009.’

Giacometti n’a donc été attiré hors du surréalisme que peu à peu, par la réaction de Breton d’abord, et puis surtout parce que cette nouvelle manière de travailler a bouleversé son rapport à l’œuvre d’art, et l’a entraîné beaucoup plus loin qu’il n’avait prévu, vers la table rase de laquelle seule pouvait jaillir un nouveau langage. C’est à mesure qu’il s’abîmait dans ces nouvelles recherches – « rien n’était tel que je l’imaginais »1010 – que Giacometti a atteint le point de non-retour qui lui a fait tourner définitivement le dos au surréalisme et alimenter par ses déclarations parfois très dures à l’égard de son œuvre passée le mythe d’une rupture plus brutale qu’elle ne fut.

Le texte le plus explicite concernant l’importance de l’« idée » dans le mode de création de Giacometti surréaliste reste le texte écrit pour accompagner la reproduction dans Minotaure du Palais à 4 heures du matin :

‘Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures et espérer dire que partiellement ce qui les a motivées.
Depuis des années je n’ai réalisé que les sculptures qui se sont offertes tout achevées à mon esprit, je me suis borné à les reproduire dans l’espace sans y rien changer, sans me demander ce qu’elles pouvaient signifier (il suffit que j’entreprenne d’en modifier une partie ou que j’aie à chercher une dimension pour que je sois complètement perdu et que l’objet se détruise). Rien ne m’est jamais apparu sous la forme de tableau, je vois rarement sous la forme de dessin. Les tentatives, auxquelles je me suis livré quelquefois, de réalisation consciente d’un tableau ou même d’une sculpture ont toujours échoué1011.’

Il y a dans ce texte séparation radicale entre l’œil interne – « je vois » – et l’œil externe, conscient mais aveugle, impuissant. Les « idées » surréalistes sont donc des idées irrationnelles, surgies de l’inconscient, que Giacometti désigne plus volontiers comme des visions, ou des apparitions – « apparu ». Il s’agit de les reproduire dans une mimésis qui ne questionne pas la transparence du langage chargé de les porter au jour. Sur cette confiance s’est construit le surréalisme. La désignation par Giacometti d’un inconnu « où le premier mot est à trouver » et l’insatisfaction du caractère conventionnel de certaines parties de L’Objet invisible montre la débâcle progressive, chez Giacometti, de cette confiance.

Elle est déjà sensible dans la première version du texte donné à Minotaure, que l’on trouve dans le cahier Aube où elle prenait la forme d’une lettre à André Breton, à replacer dans la série de l’été 1933, puisque la revue paraît en décembre de cette même année. Ce texte introduit un lien de cause à effet problématique entre l’échec des réalisations conscientes et le repli vers une neutralité d’artisan répondant aux commandes de l’inconscient. Il dit l’oscillation entre deux formes de langage, l’un conscient, l’autre inconscient, et fait apparaître celui auquel il se trouve cantonné comme une nécessité qui malgré tout n’apaise pas des déceptions récurrentes, ce qui peut-être le dissuade d’envoyer finalement la lettre à Breton :

‘Mon très cher André
Très souvent je pense a toi [barré : « et je me sens ici très seul »], tu me manque beaucoup et [barré : « je commence a penser »] et souvent je voudrais être a Paris. Je t’ai ecri les deux dernières lettres dans un desarroi complêt et dans de très mauvaises conditions. Ces tableaux que je voulais faire me rendait tout petit, ficelé, sentimental et absent. Après deux jours ils m’étaient complètement étrangé, ils m’ennuyai et je ne m’en suis plus occupé : je ne peus reelement faire que les choses qui se sont formé sans que moi consciemment fasse le moindre effort pour les developper et en faire quelque choses, c’est aussi les seules que je fais a un certain moment sans ennui et comme une necessité, et ça aussi seulement quand je les vois aussi clairement que si elles existerait reellement1012.’

Cette frustration d’un langage direct, récusant les mystères de l’inspiration pour chercher un semblant de prise sur son objet, Giacometti a beau lui tourner le dos, feindre de l’ignorer, de ne plus « s’en occuper », elle fait régulièrement retour durant sa période surréaliste, et si Giacometti a pu dire qu’il « savait, quoi qu’[il] fasse, quoi qu’[il] veuille, qu’[il serait] obligé, un jour, de [s]’asseoir devant le modèle, sur un tabouret, et d’essayer de copier ce qu’[il] voit »1013, la réalité est plus mêlée, et cette lettre nous montre que sa période surréaliste fut également émaillée de telles tentatives infructueuses. L’« ennui » qu’il décrit et qui épargne l’autre part de son activité désigne une torture, un tourment plutôt qu’un manque d’intérêt, il y entre de cette haine des choses et de soi que l’étymologie désigne. Les ennuis rencontrés également dans la réalisation de L’Objet invisible et d’1+1=3 montrent combien dans la réalisation de ces deux « femmes » se mêlent déjà les deux soucis. Or les « difficultés » du premier mode de création tiennent à une impossible altérité. Ce qui rend Giacometti « tout petit, ficelé, sentimental et absent », c’est l’impossibilité de sortir de soi qui renvoie l’artiste à sa gangue de solitude, et l’ébauche à une étrangeté qui ne cesse, malgré l’aveuglement volontaire, d’inquiéter, jusqu’à ce que la « nécessité » s’inverse. Mais s’inversant elle bouleverse le rapport au temps qui avait été celui de l’œuvre d’art pour Giacometti dans sa période surréaliste. Car c’est précisément dans le figement de ses œuvres surréalistes au moment où commence le travail qui doit les faire apparaître que Giacometti verra la principale faiblesse de son œuvre de cette époque, retrouvant la question de l’objet.

La différence très nette que Giacometti établira entre les deux mimésis – celle du « fantôme intérieur », seule possible aux yeux de Breton, et celle du modèle extérieur à laquelle il retourne désormais – concerne le travail même de la sculpture. Dans le premier cas, ce travail ferme le processus de création, alors qu’il l’ouvre dans l’autre. Inversant les polarités qui se dégagent de ce brouillon de lettre, Giacometti pourra alors opposer rétrospectivement ces deux mimésis en considérant la première comme ennuyeuse, et l’autre comme passionnante. Dans la période surréaliste, tout reposait sur la force de percussion, de déstabilisation du réel, d’une image brute surgie des profondeurs de l’inconscient. Attenter à la pureté cristalline de cette image est inadmissible pour Breton. Il l’a rappelé avec force dans sa définition de la « beauté convulsive », où il s’oppose « de la manière la plus catégorique, la plus constante, à tout ce qui tente, esthétiquement comme moralement, de fonder la beauté formelle sur un travail de perfectionnement volontaire auquel il appartiendrait à l’homme de se livrer »1014. Travailler les images inspirées par l’inconscient ne peut aboutir qu’à les corrompre et à les dévaluer, tout en témoignant d’une coupable ambition artistique.

Prenant au pied de la lettre ce refus, Giacometti en viendra plus tard à considérer ses productions surréalistes comme des objets, à peine différents des autres objets : « Pendant dix ans, je n’ai plus fait que reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je la faisais, je la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. Ce n’était plus tellement des sculptures que des objets »1015. L’ancrage surréaliste dans les profondeurs du sujet n’aboutit paradoxalement qu’à produire des objets, mais dès lors qu’on vise des sujets, c’est-à-dire des œuvres d’art réellement vivantes, comme Giacometti a confié à Breton qu’il le voulait désormais1016, il faut s’enfoncer à nouveau dans le monde objectif. Dans la période surréaliste, la création était à sens unique, il s’agissait d’une projection de l’intérieur vers l’extérieur. Maintenant se pose la question d’un éventuel retour rétroactif de l’extérieur vers l’intérieur. En fait ce retour existe également dans l’affectivité d’un sujet immergé dans le monde, il n’est pas absent du processus de maturation de l’œuvre, il n’est absent que de sa réalisation, ce qui rend cette partie du travail à la fois facile et ennuyeuse, au sens cette fois très commun du terme, pour Giacometti.

La question essentielle est donc la dissociation dans la période surréaliste entre le travail concret de réalisation d’une œuvre et l’« idée », c’est-à-dire le travail intérieur de maturation d’une image. L’« objet », dans son acception péjorative pour Giacometti, c’est l’œuvre d’art pensée à l’avance, et qui ne ménage aucune marge d’ouverture dans le processus de réalisation : elle est déjà « achevée », c’est-à-dire morte, au moment de sa venue au monde. Ces œuvres ont leur vie propre, n’oublions pas l’effet violent, agaçant, attirant, le magnétisme véritable de ses aimants surréalistes. Giacometti ne rend compte ici que d’une perception subjective de l’intérêt de son travail de sculpteur. Or, ce qui a été bouleversé dans le retour au travail d’après modèle, c’est cette dissociation entre la clarification d’une image mentale et le travail concret sur la matière chargée de reproduire cette image dont l’instant de figement s’est déplacé. Il est à noter que Giacometti partagera par la suite son travail entre des œuvres réalisées de mémoire et d’autres réalisées d’après modèle sur des sujets restreints, mais qu’il n’abandonnera pas définitivement les images venues « tout achevées à son esprit », puisque Le Chien, le Nez, ou encore L’homme qui chavire furent réalisées en peu de temps, et une fois pour toutes comme le Palais à quatre heures du matin, c’est pourquoi la ligne de partage essentielle de son œuvre est celle que souligne David Sylvester :

‘La distinction entre son travail de mémoire et son travail d’après nature a moins d’importance que la distinction entre le travail dans lequel la cristallisation d’une image précède son exécution et le travail dans lequel l’image se cristallise au cours de son exécution1017. ’

Le coup d’arrêt porté à la mobilité de l’image mentale par le monde extérieur peut donc devenir à partir de 1934 horizon de départ. C’est l’affolement des significations dans ce contact que rend sensible, par son ébahissement, l’Objet invisible. Dans un coup de frein brutal, la projection mentale se voit dépasser et violemment tirer vers l’avant par la charge d’inconnu qu’elle devait porter au jour. Par ce tête à queue, l’œuvre d’art qui était ce processus au cours duquel l’inconnu émergeait à la connaissance devient cet autre processus où le connu s’ouvre à l’inconnaissance.

L’acte de réalisation surréaliste est tourné vers un inconnu arrière, le retour au travail d’après modèle le replonge vers l’avant. Ce que Giacometti nomme désormais « objet », c’est le règne d’un inconnu arrière, ou passé, qui fige une image intérieure dès lors qu’elle passe outre le crâne. Il y oppose désormais, dans l’aspiration de l’inconnu avant, la mise en mouvement d’une image extérieure. « Objet » signifiera alors pour lui art régressif, tourné vers le souvenir d’une abstraction, d’une idée, c’est-à-dire d’une image qui peut être considérée comme « achevée » avant toute intervention des mains de l’artiste. Par la hantise du corps disloqué durant toute la période qui s’achève, Giacometti aura peut-être aussi cherché à exprimer la frustration née de la conscience d’une main prise, comme le dit l’un de ces pièges, mais d’une main prise à l’idée, prise au plâtre de l’idée.

Giacometti confie donc à Breton beaucoup plus qu’il ne semble quand il lui annonce que sa nouvelle figure a « presque des mains », et il n’est pas anodin qu’il bute et renonce sur ce presque. Il n’est pas non plus surprenant qu’il ait dû refuser à Breton, malgré toute son admiration, d’être ses mains, car c’est de l’impossibilité de dissocier le processus de création d’une image et le travail concret de ces mains que précisément repartent ses nouvelles recherches. Peut-être même Breton n’a-t-il fait qu’accélérer les choses en lui révélant involontairement le peu de poids de ces mains qui pouvaient aussi bien travailler sur commande et « modeler » sans les altérer les images cristallisées chez un autre, Giacometti déclarera en effet plus tard, éclairant peut-être son peu de zèle pour le « cendrier-Cendrillon » :

‘C’est presque un ennui de faire [le travail matériel de réalisation d’une sculpture]. On voudrait voir [la sculpture]. On l’a dans l’imagination. On a besoin de la voir réalisée ; mais la réalisation même est agaçante. Si on pouvait la faire faire par un autre, on serait très satisfait1018.’

Giacometti s’ennuie donc assez à réaliser ses propres sculptures sans chercher à devenir le menuisier de Breton. Les productions surréalistes emboutissaient donc le réel à reculons, et Marcel Jean fut bien inspiré d’appeler « volte-face » ce qui correspond pour Giacometti à l’acte de se retourner, passer de la régression recherchée, de la plongée dans la connaissance de soi qui aura été un moment nécessaire de son évolution, vers l’espoir d’une progression.

Et c’est en dernier recours ce qui distinguera pour lui les œuvres passées, ces « objets », des œuvres nouvelles qu’il entrevoit : l’espoir d’un progrès 1019 possible, d’une ouverture. Ce critère restera déterminant jusqu’à la fin de sa vie pour distinguer une œuvre d’art d’un objet : dans l’objet il n’est pas de progrès possible. Giacometti n’ayant jamais créé d’« objet surréaliste » proprement dit, il refusait d’abandonner les « moyens propres de la sculpture »1020, il est assez paradoxal de l’entendre plus tard refuser le nom de « sculptures » à ses œuvres de cette époque précisément pour les qualifier d’« objets ». Il est manifeste qu’il radicalise ainsi malicieusement son propos dans un pied de nez aux surréalistes. Il n’en relance pas moins la question de l’objet par cette nouvelle définition qui pointe le déplacement décisif, déclarant à André Parinaud à propos de ses « essais de construction » poussés jusqu’à l’abstraction : « Ce fut la dernière démarche avant d’atteindre ‘le mur’ ! la fabrication de volumes qui n’étaient que des objets. Or l’objet n’est pas une sculpture ! Il n’y avait aucun progrès possible ». Et il détaille ainsi sa prise de conscience :

‘J’avais accepté pour vivre de faire des objets utilitaires anonymes pour un décorateur de l’époque, Jean-Michel Franck. C’était de loin le meilleur décorateur de l’époque et je l’aimais beaucoup. J’avais donc accepté de faire des objets anonymes. À l’époque, c’était plutôt mal vu. C’était considéré comme une espèce de déchéance. J’ai cependant essayé de faire le mieux possible des vases par exemple, et je me suis rendu compte que je travaillais un vase exactement comme les sculptures et qu’il n’y avait aucune différence entre ce que j’appelais une sculpture et ce qui était un objet, un vase ! Or, dans mes intentions, la sculpture était autre chose que l’objet. C’était donc un échec. J’étais passé à côté du mystère, mon travail n’était pas une création, il n’était pas différent de celui du menuisier qui construit une table1021 !’

Là encore, Giacometti prend un plaisir à peine dissimulé à renvoyer les objets d’art de Jean-Michel Franck et les œuvres surréalistes dos à dos alors que précisément sa compromission avec le monde bourgeois de la décoration fut un des motifs invoqués pour l’exclure du groupe. Il suffit de relire le texte qui accompagne le Palais à 4 heures du matin pour comprendre que le mystère est loin d’être absent de son œuvre surréaliste, mais que ce qui lui importe désormais, c’est le mystère contemporain du processus de création, et non celui des images suscitées par son inconscient. Dans la période surréaliste, l’espace d’ignorance était en arrière de soi, la volte-face effectuée à partir de 1934 le précipite à l’avant, mais vers un avant qui renvoie à son tour au plus loin de la profondeur arrière, vers ce « qui n’est pas tourné vers nous »1022, permettant l’approche d’un inconnu total. La nouvelle technique n’éteint pas le mystère de l’œuvre surréaliste, elle l’augmente d’une dimension.

Mais surtout dans ce déplacement se produit une mutation essentielle : l’inconnu est porté au cœur du langage. Dans la période surréaliste, les sculptures étaient traduites en espace depuis l’inconscient sans raison de douter du rapport entre ce qui était à dire et des moyens pour le dire. Le langage de l’inconscient n’était pas questionnable, il imposait une transparence parfaite entre l’image mentale et l’image en espace. Tout change dès lors qu’une image « achevée », bricolée dans les profondeurs du corps et de l’esprit à partir de « restes visuels »1023 devient une image en train de se constituer, une image que l’on peut interroger. Les images de l’inconscient sont comme taboues : on n’y touche pas, on les expulse. La question du comment n’intervient qu’assez grossièrement. La coïncidence nouvelle entre le travail des mains et l’élaboration de l’image replace au centre la question du comment. C’est dans l’abîme ouvert par ce bouleversement qu’est à chercher la fascination exercée par Alberto Giacometti sur les écrivains et particulièrement, ce n’est pas un hasard, les poètes auxquels il a été donné par la suite de le voir à l’œuvre.

L’œuvre-objet circonscrit en effet l’espace d’un savoir, l’inconnu n’y figure plus que sous forme de trace, moribond pour Giacometti dès lors que venu à terme il s’apparente au connu. Il est là encore extrêmement paradoxal d’assimiler le déferlement de l’irrationnel dans la vie quotidienne au triomphe d’une forme de savoir. Il s’agit pourtant encore du point de vue du créateur, car pour le spectateur, l’exhibition du fonctionnement de l’imaginaire garde sa part d’inconnu. Mais il y a tout de même là une critique d’envergure adressée au surréalisme, qui est de souligner que l’imagination « para-onirique » peut loger confortablement dans le moule d’un langage académique ou conventionnel1024. Il y a une énorme part de savoir que nous avons digérée et qui ressort intacte dans les renvois de l’inconscient. L’image interne n’accepte pas la question : « qu’est-ce que voir » ? Elle refuse qu’on interroge la gangue de savoir dans laquelle apparaît prise la vision qu’elle impose :

‘Il n’y a peut-être pas une taille, mais deux. Si je fais une sculpture. Si je vois ma sculpture d’avance – toute faite – ce qui se produit dans la sculpture moderne chez presque tout le monde, ce qui s’est produit pour moi pendant une année – l’objet se forme dans l’imagination et peu à peu on le voit dans sa matière, dans ses dimensions. La taille dépend alors de la nécessité affective de l’objet. La réalisation n’est plus qu’un travail matériel qui ne présente, pour moi en tout cas, aucune difficulté.
[…] L’essentiel, pour cela, c’est de faire des objets en faisant une esquisse en plâtre, de les faire exécuter par un menuisier, en les retouchant, et de les voir, tout faits, comme une projection…
La seule satisfaction, c’est alors de pouvoir réaliser matériellement une chose telle qu’on l’imaginait.
Par contre, si au lieu de vouloir réaliser une chose purement intérieure, une vision intérieure et affective qui est déjà en réalité, malgré soi, absorbée, et transformée en sculpture, si je veux essayer de réaliser une chose qui m’est extérieure, disons une femme, disons une femme, d’après nature, alors là la question de la taille se présente tout à fait autrement, parce que je ne sais pas ce que je vais faire. La chose que je vois, je la vois, je la ressens, mais j’ignore complètement par quels moyens je pourrai la réaliser1025.’

« Réaliser », durant la période surréaliste, c’est pondre l’œuf de l’imaginaire sans le casser, et lui faire rejoindre le monde extérieur pour une meilleure connaissance de soi. La prise de conscience est différée, n’intervient qu’au terme du processus. En revanche, à partir de 1934, le travail technique de « réalisation » va devenir concomitant de l’opération psychique par laquelle on prend conscience de ce qu’on voit, et par laquelle aussi on prend conscience que l’on voit.

L’accroissement du domaine de la conscience reste malgré tout l’enjeu principal, aussi Giacometti pouvait-il déclarer dans les années cinquante à David Sylvester que « la conception qui sous-tendait son travail d’alors et son œuvre surréaliste était la même, seuls les moyens d’expression avaient changé »1026. Mais les conséquences de ce changement sont décisives. De plus, cette prise de conscience devient encore plus problématique lorsqu’il s’agit du vivant. La distance posée par Giacometti entre l’œuvre d’art et l’objet se retrouve entre la tête vivante et la tête morte, et il pourra dire à propos de la mort de T. : « je regardais cette tête devenue objet, petite boîte, mesurable, insignifiante »1027. La direction prise par son œuvre fera Giacometti s’en tenir à une totale redéfinition de l’objet : l’objet est ce qui reste quand la vie s’est retirée. « En quelques heures, confie-t-il à Jean Clay, Van M. était devenu un objet, rien »1028. L’objet, c’est donc pour finir le lieu d’un savoir constitué, objectif. L’objet imaginaire, c’est alors, après lui avoir permis d’accéder au visible, ce qu’il faut désormais faire éclater, ce qu’il faut perdre à nouveau, rafraîchir d’invisible, pour qu’enfin il fraîchisse.

Dans L’Air de l’eau, le corps de la femme n’apparaissait qu’entouré d’une « nuée d’interprétations » dans une « chasse à la miellée »1029 où l’objet du discours risquait de s’enfouir toujours plus, tout comme ses propres œuvres étaient menacées de ne devenir qu’un prétexte à l’exercice d’un pouvoir interprétatif et classificatoire dont nous avons vu les différentes étapes. Giacometti construit sa nouvelle recherche sur le refus d’un discours qui entoure, emmaillote et étouffe son objet au profit d’un langage qui puisse l’exprimer. C’est donc vers une définition nouvelle que va évoluer la question de l’objet : l’objet part de l’inconnu pour le figer en savoir ; l’œuvre d’art telle qu’il la veut désormais part d’un savoir pour le restituer à l’inconnu. L’objet se referme sur la connaissance, l’œuvre d’art ouvre un espace d’ignorance : « un inconnu complet où le premier mot est à trouver »1030. Pourtant Giacometti ne laisse pas derrière soi cette menace que l’œuvre d’art ne se fige en objet : un examen plus attentif de l’œuvre ultérieure nous montrera qu’elle se construit toute entière à partir du dialogue entre l’objet qu’elle hante et la réalité qui l’attire. C’est alors de l’approfondissement critique de la « double nature de l’œuvre d’art » que naît une grande partie de l’intérêt de cette œuvre, comme le souligne David Sylvester :

‘Notre expérience de l’œuvre reconstitue la relation entre le sculpteur, la sculpture et le modèle. En tant qu’objet, la sculpture est à notre portée tout comme elle était à la portée du sculpteur […] mais la sculpture en tant que figure humaine est séparée de la sculpture en tant qu’objet, elle n’est pas à notre portée. Elle est détachable de l’objet. On dirait que la figure s’éloigne quand nous nous rapprochons de l’objet jusqu’à ce qu’elle se dissolve finalement dans le bronze ou le plâtre et qu’il ne reste plus que l’objet. L’œuvre de Giacometti rend patente la double nature de l’œuvre d’art : objet et image – un objet dur et solide, plat, froid, une image douce, pleine, chaude1031.’
Notes
997.

Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton du 8 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.832.

998.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 699.

999.

Idem.

1000.

Ibid., p. 700.

1001.

Ibid., p. 699.

1002.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 108.

1003.

Ibid., p. 109.

1004.

 Cité par Yves Bonnefoy, ibid., p. 238.

1005.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 699.

1006.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 241.

1007.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 226.

1008.

Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 11 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.833.

1009.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 43.

1010.

Idem.

1011.

« Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures », Écrits, op. cit., p. 17.

1012.

Photocopies du carnet « Aube » conservé au Cabinet d’art graphique sous le numéro d’inventaire AM. 1975-95, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, LRS Ms 220.

1013.

« Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 264.

1014.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 17.

1015.

« Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 263.

1016.

Voir « si elle vit jusque là » : Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 10 septembre 1934, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.839.

1017.

David Sylvester, ibid., p. 121.

1018.

« Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 242.

1019.

Ce « progrès » est interne au processus créateur, il doit être distingué de l’idée d’un progrès dans l’histoire de l’art, que rejette Giacometti. Voir chapitre XV.

1020.

Voir Salvador Dalí, « Objets surréalistes », op. cit., p. 16.

1021.

« Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 272.

1022.

Titre du recueil d’André du Bouchet consacré à Alberto Giacometti.

1023.

Sur la reprise de la théorie freudienne des « restes visuels » par Breton, voir Marguerite Bonnet, notice de Positions politiques du surréalisme, op. cit., p. 1572.

1024.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., pp. 239-240.

1025.

« Entretien avec Georges Charbonnier, ibid., p. 242.

1026.

David Sylvester, ibid., p. 152.

1027.

« Le rêve, le Sphinx et la mort de T. », op. cit., p. 29.

1028.

Jean Clay, ibid., p. 152.

1029.

André Breton, L’Air de l’eau, op. cit., p. 408.

1030.

Alberto Giacometti, lettre d’Alberto Giacometti à André Breton du 11 août 1933, BRT.c.833.

1031.

David Sylvester, ibid., p. 31. Réflexion à rapprocher du récit à Jean Clay – ibid., p. 167 – du moment où il a commencé à percevoir les têtes dans l’espace qui les entoure : « Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non, autrement, non pas comme n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément ».