5) Tête-antitête-synthèse : l’exclusion de l’objet extérieur et la théorie des « restes visuels »

Il va s’agir maintenant de mesurer l’écartement entre ce qui peut finalement apparaître comme deux objets en tension : « la sculpture en tant qu’objet » et « la sculpture en tant que figure humaine », c’est-à-dire l’objet hors de portée qui est objet invisible, titre de la grande sculpture de 1934 qui pour cette raison fascinera les poètes. Objet « invisible », ou objet « d’une attente », pour lequel la notion de mimésis n’est alors plus pertinente, puisqu’on n’imite qu’un savoir arrêté, une apparence, alors que l’effort d’ouverture vers l’inconnu de tout objet implique l’imitation de l’apparaître et donc un bouleversement radical de la mimésis, qui, s’il faut conserver ce terme, devra devenir mimésis de l’apparaître.

Tout prend donc sens dans un nouvel aspect de la question de l’objet, au moment où la décision de Giacometti de reprendre le « cantique idiot des ‘trois pommes’ »1032 le conduit à enfreindre l’interdit jeté par le chef de file des surréalistes sur la représentation du monde extérieur, exprimé de manière décisive dans Situation surréaliste de l’objet : « Exclure (relativement) l’objet extérieur comme tel et ne considérer la nature que dans son rapport avec le monde intérieur de la conscience »1033. Mais il nous faut, avant de conclure ce chapitre, confronter ces dernières avancées sur la question de l’objet avec la théorie que Breton développe au cours des années où Giacometti fréquente le groupe. La conférence prononcée par Breton à Prague le 29 mars 1935, « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », est éclairante : écrite au plus fort de la querelle avec Giacometti, elle constitue une manière de réponse théorique à leurs débats, avant la réponse magique que nous avons évoquée.

Breton commence par y réaffirmer la hiérarchie entre les arts établie par Hegel, laquelle, plaçant la sculpture et l’architecture en dernière position, avait suscité l’indignation de Giacometti en 19321034. L’hégémonie de la poésie, « seul ‘art universel’ susceptible de produire dans son domaine propre tous les modes de représentation qui appartiennent aux autres arts », y est réaffirmée, mais contrebalancée par sa propension contradictoire à rechercher « la précision des formes sensibles »1035. De manière révélatrice, la poésie pour Breton n’a pas de corps. Le langage n’est pas une matière puisque cette poésie apparaît pure, « affranchie […] de tout contact avec la matière pesante »1036, ce qui lui permet de s’étendre sur tous les autres arts. Or, c’est justement ce contact qui manque alors, nous l’avons vu, à Giacometti, et toute son attitude de l’époque peut être considérée comme une remise en cause profonde de la hiérarchie des arts qui innerve la pensée de Breton et du parasitisme de la poésie. Car Breton note que les différents arts ont franchi « une grande partie des degrés qui [les] séparaient, comme mode d’expression, de la poésie »1037, et en sont venus à « partager son objet le plus vaste » qui est de « révéler à la conscience les puissances de la vie spirituelle »1038, citant pour la sculpture l’exemple de Giacometti1039. Quant à la peinture, « libérée du souci de reproduire essentiellement des formes prises dans le monde extérieur », elle « tire à son tour parti du seul élément extérieur dont aucun art ne saurait se passer, à savoir de la représentation intérieure, de l’image présente à l’esprit »1040.

Le geste de Giacometti va donc à l’encontre de toute l’évolution des arts telle qu’elle se dessine pour Breton d’après Hegel. Renonçant, même temporairement, à cette « représentation intérieure » qui primait pour lui jusque dans ses lettres de septembre 19341041, il se coupe du sens même d’un devenir artistique que dans ces circonstances Breton réaffirme avec force. Il rappelle alors le rôle que Giacometti y tint pour laisser entendre que le qualificatif de « réactionnaire » n’est, pour qualifier ses nouvelles recherches, pas usurpé. Mais nous venons de voir, à l’inverse, qu’aucun « progrès » n’apparaîtra plus possible en sculpture à Giacometti si l’image s’est figée dans l’esprit avant son contact avec la matière.

Breton relativise par la suite la suprématie de la poésie en rappelant que si les autres arts s’alignent sur sa démarche, elle fait également son chemin vers eux en s’efforçant « de remédier à ce qui constitue son insuffisance relative par rapport à chacun d’eux ». Elle cherche à trouver les moyens de compenser son désavantage par rapport à la peinture et à la sculpture quant à « l’expression de la réalité sensible » et « la précision des formes extérieures », ce pour quoi il avait tant espéré dans la relation qui l’unissait à Giacometti. Mais Giacometti va désormais à contre-courant de toutes les conditions qui permettent la poésie d’après Breton reprenant Hegel pour lequel il fallait :

‘I° que le sujet ne fût conçu ni sous la forme de la pensée rationnelle ou spéculative, ni sous celle du sentiment paralysant le langage, ni avec la précision des objets sensibles ; 2° qu’il se dépouillât, en entrant dans l’imagination, des particularités et des accidents qui en détruisent l’unité et du caractère de dépendance relative de ses parties ; 3° que l’imagination restât libre et façonnât tout ce qu’elle conçoit comme un monde indépendant1042.’

Giacometti a beau protester devant Breton, répondant sûrement à une attaque, qu’il en est en 1935 tout autrement qu’au moment de Misère de la poésie 1043, Breton rappelle significativement le mois suivant ce qu’il disait alors : le sujet en poésie a depuis un siècle « cessé de pouvoir être posé a priori ». Reprenant un modèle, Giacometti a violé cet interdit et enfreint la première et la troisième des conditions qui permettent la poésie. Il conteste la vanité dont l’invention de la photographie a frappé son geste du point de vue de Breton, obligeant les peintres à « battre en retraite » pour se retrancher « derrière la nécessité d’exprimer visuellement la perception interne »1044. Ce refus de battre en retraite et de renoncer à l’« extravagant souci de divinisation de l’objet extérieur »1045 semble au premier abord une insulte à Breton qui n’entrevoit pas d’autre dialectique que celle tentée par le surréalisme. Breton a répondu à l’objection majeure de l’idéalisme, et du soupçon que la réalité du monde extérieur soit devenue pour les surréalistes « sujette à caution » par le recours à la théorie freudienne des « restes visuels ». Ce dernier, même s’il dévalorise la pensée par images par rapport aux « traces verbales » provenant de « perceptions acoustiques », précise : « Loin de nous l’idée de rabaisser […] l’importance des restes mnémiques d’ordre optique ou de nier que des processus intellectuels ne puissent devenir conscients grâce au retour de restes visuels »1046. Breton rappelle donc que les « créations apparemment les plus libres des peintres surréalistes ne peuvent naturellement venir au jour que moyennant le retour par eux à des ‘restes visuels’ provenant de la perception externe »1047. Breton ne réalise pas alors la charge d’a priori dont il admet l’inconscient grevé par cet aveu, ni le retour favorable possible vers l’inconscient du nettoyage critique du regard entrepris alors par Giacometti car fort de ce point d’appui, il conclut :

‘Nous disons que l’art d’imitation (de lieux, de scènes, d’objets extérieurs) a fait son temps et que le problème artistique consiste aujourd’hui à amener la représentation mentale à une précision de plus en plus objective, par l’exercice volontaire de l’imagination et de la mémoire (étant entendu que seule la perception externe a permis l’acquisition involontaire des matériaux dont la représentation mentale est appelée à se servir). Le plus grand bénéfice qu’à ce jour le surréalisme ait tiré de cette sorte d’opération est d’avoir réussi à concilier dialectiquement ces deux termes violemment contradictoires pour l’homme adulte : perception, représentation ; d’avoir jeté un pont sur l’abîme qui les séparait. La peinture et la construction surréalistes ont dès maintenant permis, autour d’éléments subjectifs, l’organisation de perceptions à tendance objective1048.’

Mais l’objectif d’une conciliation dialectique de ces deux termes, Giacometti l’abandonne-t-il véritablement dans son changement de méthode ? Et la subjectivité n’est-elle pas beaucoup plus sûrement présente dans son œuvre ultérieure que le monde objectif dans les pâles « restes visuels » empruntés à la théorie freudienne ? C’est encore d’une telle synthèse que Giacometti apparaît préoccupé lorsque vers 1944 il note : « Création d’une synthèse entre le monde extérieur et soi, soi et le monde extérieur recréés dans un troisième objet qui [est] la synthèse »1049. Cette synthèse tentée de manière infructueuse avec 1+1=3, il n’y a pas renoncé au moment où il se fourbit de nouvelles armes. Car Giacometti ne retrouve pas l’objet extérieur avec la naïveté que Breton lui a, dans l’emportement de sa déception, prêtée. Il ne le laisse émerger de nouveau que ruisselant encore des tréfonds où il a été plongé. Et une grande partie de la spécificité de son œuvre ultérieure est due à l’importance qu’au sein même de son retour au sujet extérieur il accorde encore au pôle interne, jusqu’à devenir le sculpteur de « l’apparence située »1050.

En outre, Dominique Combe a très bien montré comment Breton avait posé le problème de l’art « en termes pragmatiques » et que l’esthétique développée dans Le Surréalisme et la peinture était à prendre au sens étymologique, car « l’effet de l’œuvre sur le spectateur » y était « privilégié »1051. Soulignant la proximité entre les deux premières pages du Surréalisme et la peinture et les derniers ouvrages de Merleau-Ponty, notamment L’Œil et l’esprit, parti de l’interrogation suscitée par la peinture de Cézanne, il conclut :

‘La recherche de la « vision primitive » où « l’œil existe à l’état sauvage », l’interrogation sur la notion de « réel » et sur la relation sujet-objet correspondant indéniablement à une sorte d’« époché », de suspension du regard quotidien où l’habitude nous prive de la faculté de « voir » en nous imposant de « reconnaître ». De cette « époché » témoignerait en outre la thématique et le style de ce passage1052, qui évoque irrésistiblement la première Méditation de Descartes. Les Méditations cartésiennes de Husserl ne sont pas loin non plus. La réflexion sur la puissance iconique de la peinture, sur la « puissance d’illusion », sur la technique du trompe-l’œil chez Dalí, par exemple, peut évoquer certaines analyses du Sartre « phénoménologue » de L’imagination, publié en 1936 et, surtout, de L’Imaginaire, publié en 19401053.’

L’obsession de réaliser une tête qui puisse sembler vivante poussera également Giacometti à réfléchir lui-même sur la « puissance d’illusion » de la peinture et de la sculpture. Il prend conscience des leurres dans lesquelles se prennent les perceptions de notre « regard quotidien » et aboutit à ce que beaucoup désigneront comme la densité de « présence » produite par ses œuvres. Giacometti aura alors retenu là encore beaucoup plus de Breton qu’il ne peut sembler au premier abord. Lui aussi va renouveler notre faculté de « voir » en remettant en question ce que nous croyons « reconnaître » dans le monde extérieur, mais que cette « époché » prenne pour objet le monde extérieur change la donne de manière radicale.

Cette rémanence de l’expérience surréaliste, des questions d’optique sur lesquelles très tôt – nous l’avons vu à propos d’Arnim – Giacometti avait pu porter attention aux réflexions de Breton n’a pas échappé à ce dernier. Il va se défaire assez vite de l’idée que ces nouvelles recherches tournent radicalement le dos aux anciennes. En effet, dès 1941 sa vision a changé, et dans Genèse et perspective artistiques du surréalisme il peut noter que l’objet extérieur qui a traversé « en se niant de plus en plus dans son aspect les deux grandes crises du cubisme et du futurisme » peut désormais, avec Giacometti entre autres, « renaître de ses cendres » en faisant appel, « sous la sauvegarde d’un retour constant aux principes – art égyptien, du cycle perso-assyro-babylonien, art cycladique – à tous les moyens de la magie poétique moderne »1054. Breton précise encore :

‘Avec Giacometti – et c’est un moment pathétique comme celui où dans les vieux romans les personnages descendent de leur cadre, – les figures nouvelles issues de la tête et du cœur de l’homme, quoique avec d’infinis scrupules, mettent pied à terre et, dans la matérialisation de la lumière fervente qui baigne Henri d’Ofterdingen ou Aurélia, affrontent victorieusement l’épreuve de la réalité.’

Certes, il y a encore ici un déni manifeste du recours au modèle extérieur. Breton semble encore parler de L’Objet invisible, figure qui semble se détacher de son cadre, et dont le geste témoigne des « infinis scrupules » évoqués par Breton. Les tentations réactionnaires générées par l’influence néfaste du masque « lourd, égarant » et « d’un autre temps »1055 deviennent en 1941 la marque d’une plongée vivifiante dans les « principes ». Le mot « retour » est prononcé, mais, dépouillé de son caractère péjoratif, il fait signe vers des passions communes, comme la Babylone de L’Air de l’eau.

La prééminence accordée à la « perception interne » n’est pas remise en cause dans cette phrase qui évoque les œuvres des années 1933-34 davantage que l’œuvre en cours, mais le ton est pacifié. Et surtout ce passage nous semble témoigner – est-ce à la suite de nouvelles discussions avec Giacometti ? – d’une prise de conscience de la part de Breton que la « volte-face » de Giacometti devait davantage à l’influence commune du Romantisme Allemand qu’à un académisme de mauvais aloi. Alors que dans l’atelier de Giacometti une sculpture de son modèle Isabel, surnommée L’Égyptienne, fait entendre comme un écho différé à leur lecture passionnée d’Arnim et son Isabelle d’Égypte en 1933, Breton retrouve l’atmosphère même de ces contes et les mots d’avant la rupture – la sculpture « inspirée »1056 d’alors devient appel à la « magie poétique » – pour évoquer ses recherches. S’il reste dans la perspective qui est la sienne dans la conférence de Prague, et qui est celle d’une descente de la « tête » aux « pied[s] », de l’imagination à sa « matérialisation » ou « épreuve de la réalité », et refuse donc le tête à queue opéré par Giacometti qui place désormais le modèle extérieur avant le « modèle intérieur »1057, il n’en admet pas moins que du « vieux » et des « principes » peuvent naître du « moderne » et des « figures nouvelles ». Choisissant de donner à son évocation du travail de Giacometti le cadre d’un « conte bizarre », Breton nous semble avoir l’intuition du poids du rêve de golem dans cette orientation nouvelle donnée à ses recherches. Lorsqu’il met en avant Novalis et Nerval, c’est la part de son influence restée la plus vive par-delà leurs divergences, ce rêve qu’il a vu naître dans leurs lectures communes pendant ces instants décisifs de l’été 1933, dans la ferveur du dialogue d’alors, qu’il cherche à désigner. Et la référence à Nerval n’est pas si déplacée qu’on ne la retrouve dans l’un des premiers textes consacrés à Giacometti après-guerre1058.

Notes
1032.

André Breton, « Avis au lecteur pour ‘La Femme 100 têtes’ de Max Ernst », Point du jour, op. cit., p. 306.

1033.

André Breton, « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », Position politique du surréalisme, op. cit., p. 477.

1034.

Alberto Giacometti, Lettre à André Breton, dossier BNF « Affaire Aragon ».

1035.

André Breton, « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », Position politique du surréalisme, op. cit., p. 477.

1036.

Idem.

1037.

Ibid., p. 478.

1038.

Ibid., p. 477.

1039.

Ibid., p. 478.

1040.

Ibid., p. 477.

1041.

Voir Alberto Giacometti, lettre à André Breton du 10 septembre 1934, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.839.

1042.

André Breton, ibid., p. 481.

1043.

Voir Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton (février 1935), Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.C.842.

1044.

« Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », op. cit., p. 490.

1045.

Ibid., p. 489.

1046.

Voir « Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », op. cit., n. 1, p. 491. Voir également Voir Sigmund Freud, « Le Moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1995.

1047.

« Situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste », op. cit., p. 491.

1048.

Ibid., p. 496.

1049.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 182.

1050.

Voir Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », Situations III, Paris, Gallimard, 1949.

1051.

Dominique Combe, ibid., p. 138.

1052.

Voir Le surréalisme et la peintureop. cit., pp. 1-2.

1053.

Dominique Combe, ibid., p. 139.

1054.

« Genèse et perspective du surréalisme », Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 72.

1055.

L’Amour fou, op. cit., p. 708.

1056.

 André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p. 258.

1057.

Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 4.

1058.

Voir Michel Leiris, PA, p. 26.