La tournée d’inspection que Breton entame à son retour d’Amérique lui permettra d’affirmer de manière encore plus nette sa prise de conscience du caractère beaucoup plus dialectique que rétrograde des travaux de Giacometti depuis sa prise de distance avec le surréalisme, et le mot de « synthèse » est cette fois prononcé : « Au terme de ses nouvelles recherches, j’ai vérifié avec enthousiasme qu’en sculpture Giacometti était parvenu à faire la synthèse de ses préoccupations antérieures, de laquelle m’a toujours paru dépendre la création du style de notre époque »1059. Le regain d’enthousiasme de Breton pour une œuvre qui connaît sa seconde floraison donne lieu à l’ultime rebondissement de leurs relations sur lequel une lettre conservée à la Bibliothèque Jacques Doucet permet de faire la lumière. Il apparaît en effet qu’après avoir voulu rompre en 1935, Breton s’emploie à réintégrer subrepticement l’œuvre de Giacometti dans un mouvement surréaliste qu’il veut faire renaître après-guerre. Ayant pris conscience du lien des œuvres nouvelles de Giacometti avec ses « préoccupations antérieures » surréalistes, c’est désormais ce qui l’en a détaché qu’il perd de vue ! La préparation de l’exposition Le surréalisme en 1947 qui s’ouvre le 7 juillet à la galerie Maeght est l’occasion, à l’heure des querelles entre Breton et le nouvel ami de Giacometti Jean-Paul Sartre, d’une manœuvre subtile contre laquelle le sculpteur réagit avec indignation :
‘Cher amiVoilà donc un aspect moins connu de l’épisode de la tête qui nous montre la volonté de Breton de réintégrer contre son gré Giacometti au groupe surréaliste en 1947, non pas comme témoin d’une autre époque, mais comme membre à part entière. S’il ne nie pas la « sympathie » qui le lie alors au groupe sur « beaucoup de points », Giacometti refuse malgré tout que celui-ci tire tout le bénéfice des recherches effectuées en solitaire alors que se préparent les grandes expositions qui feront sa renommée. Giacometti ne veut pas que l’exposition où il montrerait pour la première fois ses sculptures nouvelles soit une exposition surréaliste. Plus profondément, nous avons pu voir que la métamorphose du processus créateur chez Giacometti et sa vision nouvelle et tranchée de la question de l’objet l’avaient conduit à un point de non-retour vis-à-vis du surréalisme après-guerre, situation dont il avait une assez nette conscience dès 1947 pour refuser franchement toute tentative de réabsorption. On peut même se demander si une partie de la vigueur de ses déclarations ultérieures à l’encontre de ses productions surréalistes n’est pas due à une réaction devant la perspective de se voir réintégrer contre son gré dans l’orbite ancienne, malgré la sympathie qu’il garde pour Breton à la droite duquel on le voit siéger encore sur une photographie de 19531061. Une fois sa singularité reconnue, Giacometti laissera à nouveau exposer L’Objet invisible dans une exposition surréaliste historique (galerie Charpentier en 1960)1062. En outre, Giacometti est peut-être d’autant plus méfiant face à toute tentative de récupération par Breton que ses sculptures de 1947-1950 doivent encore beaucoup au surréalisme : « elles sont le plus souvent la traduction de visions ou de rêves, et reprennent des thèmes de ses sculptures du début des années 1930, comme la cage, la roue, le plateau ou le fragment humain ; le hasard joue également un grand rôle dans ses compositions. Giacometti accepte par ailleurs de faire de nouvelles versions d’œuvres de sa période surréaliste pour l’exposition chez Pierre Matisse, comme la Boule suspendue »1063.
L’agitation nouvelle de la question surréaliste en 1947 est l’occasion d’un dessin où, pour Jean Marcenac, Giacometti fait sourdre d’une bulle quatre ombres du passé, quatre têtes prises dans les lacis d’un trait appuyé1064 : Éluard, Breton, Aragon et, en retrait, Tzara.
C’est la dernière fois dans le dessin de 1947 où les quatre écrivains sont rassemblés qu’aura été interrogé par Giacometti le visage de l’auteur d’Équation de l’objet trouvé, mort par un dernier hasard la même année que lui, vingt ans plus tard. Quelques mois après ce dessin la rédaction de la lettre qui doit présenter la liste de ses œuvres à Pierre Matisse pour la grande exposition de New-York provoque une bouffée de nostalgie qui nous donne à penser que Giacometti ne regardait pas cette époque sans parfois une certaine tendresse. Citons pour finir cette page d’automatisme humoreux qui sait ménager dans le bouillon des préoccupations immédiates quelques ouvertures drolatiques vers Breton pattes de velours dans les intermittences du feu et le rire de Tzara dans les minuits lointains :
‘Liste. Liste de quoi ? liste de merde, l’époque Surréaliste est bien lointaine et les sculptures de cette époque de fil de fer, de tête de bois et Breton ton taine au petit pied petit pied de velours tout doux oui mais feux ! Quel feu ! Quelles flammes ! ha ! a la hache Trudaine et Danton 57 non queu pas de queu oui quenon de Tripolitaine et le général dans le sable du nez du dessert du petit Saint François de cette rue tordue que noir qui pisse, mais qui déjà pissait noir aujourd’hui, ah oui en Grèce un malade autrefois dans un livre que je lisais à midi au Saint du dessert sablé dans le vin comme Annette fourrure deAndré Breton, « Interview de Jean Duché, Le Littéraire, 5 octobre 1946 », Entretiens 1913-1952, op. cit., p. 592.
Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton (1947), Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.844.
Photographie d’une réunion au café de la Place Blanche en mars 1953 prise par Jacques Cordonnier, voir André Breton, la beauté convulsive, op. cit., p. 411.
Voir Reinhold Hohl, ibid., n. 61, p. 304.
Véronique Wiesinger, Giacometti, la figure au défi, op. cit., p. 59.
Voir Album Éluard, op. cit., p. 270 ou Alberto Giacometti, retour à la figuration, 1933-1947, op. cit., p. 78.
Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 195.