Beau comme la rencontre, sur un charnier de plâtre, du Chef d’œuvre inconnu et de La Phénoménologie de la perception

Introduction

Au terme de notre traversée du surréalisme, après avoir désigné quelques passerelles entre Breton et Merleau-Ponty, il nous a paru qu’il n’y avait pas un gouffre entre la reviviscence du goût de Giacometti pour le Romantisme Allemand au contact de Breton et la convergence ultérieure de ses recherches avec celles de la phénoménologie. Nous verrons que l’intériorisation du mythe du Golem, le rêve de créer un être vivant, trace des liens évidents avec une critique acérée du regard. Les prochains chapitres chercheront à éclairer cette conciliation inattendue. Rien ne sera moins perdu de vue que l’exigence surréaliste d’élargir le domaine de la conscience, mais dans d’autres directions. Il va en effet s’agir désormais de partir à la recherche des attaches de la fascination exercée par Giacometti sur les écrivains dès l’immédiat après-guerre, en essayant de montrer l’étroit tissage entre la résurrection d’un mythe hérité de toute une tradition de la littérature sur l’art et une exigence d’artiste poussée dans ses extrêmes limites.

Nous verrons que Giacometti a passé la guerre reclus dans une chambre d’hôtel à démolir de grands blocs de plâtre pour aboutir à des figurines si minuscules que le plus souvent un coup de canif de trop les faisait disparaître. Il en émerge non plus comme celui qui, à la fin de l’époque surréaliste, voulait faire quelques études d’après modèle avant de reprendre ses compositions, mais comme l’artiste d’une obsession unique : celle de faire des têtes vivantes 1066. Une telle soif de ce qui très vite sera nommé « absolu » fait signe, outre le Golem déjà évoqué, vers Pygmalion en sculpture, et en peinture vers le Frenhofer de Balzac, héros du livre de chevet de Giacometti pendant la période de la guerre.

Mais Giacometti a-t-il attiré l’attention de tant d’écrivains pour leur avoir donné à voir la réincarnation de Frenhofer, et une « recherche de l’absolu » qui leur rendait contemporain l’un des grands topoï de la littérature sur l’art, l’ambition démiurgique de recréer la vie ? Et son art lui est-il alors monté à la tête au point qu’il ait vraiment cru qu’un jour l’une de ses statues pourrait s’animer et, comme le dit Breton, « mettre pied à terre »1067 ? Peut-être Giacometti a-t-il donné lui-même le chiffre de son mystère lorsqu’il se demande en 1965 s’il est « un comédien, un filou » ou « un garçon très scrupuleux »1068 Et, vu sous un certain angle, il n’apparaît effectivement que comme un garçon « très scrupuleux », et un artiste plutôt conventionnel, puisqu’il n’a cherché, modestement, qu’à produire une image ce qu’il voyait. Il a simplement désiré comme tant d’artistes avant lui produire par les moyens de l’art un objet qui donne la sensation la plus proche possible de celle ressentie devant l’objet réel. Il ne faut pas alors accorder davantage qu’un sens métaphorique à l’expression « têtes vivantes » mais reconnaître qu’il avait en art des objectifs « plutôt traditionnels », au grand dam de Breton, des objectifs qui ne suffisent pas à faire d’un artiste un possédé. Mais sous un autre angle, on peut s’étonner que son effort se soit à ce point concentré sur un objet précis, la tête humaine, et qu’il l’ait poursuivi avec une insistance obsessionnelle qui peut s’apparenter aussi à une forme d’orgueil, comme il le reconnaissait parfois. Pourtant cette obsession se trouve grevée chez Giacometti, et c’est là le point essentiel qui leste d’un poids réel la métaphore des « têtes vivantes », par une rencontre traumatisante avec la mort. Car cet être qu’il veut recréer, avec une détermination qui connaît un tournant décisif, nous l’avons vu, au cours de cette année 1933 où meurt son père, c’est l’être le plus proche, sa femme, sa mère, son frère. De telle sorte qu’on peut dire que ce qu’il a voulu alors, ce qu’il tente, deux poètes, André du Bouchet et Yves Bonnefoy, l’ont magnifiquement compris, c’est la résurrection. Et cette inquiétude ajoute une dimension supplémentaire à l’obsession des « têtes vivantes » qu’il est alors aussi erroné de percevoir dans un sens purement métaphorique qu’en la prenant au pied de la lettre : cette dimension est celle de la « hantise »1069. De la même manière que Giacometti cherche à créer « des simulacres » ayant de « vrais pouvoir »1070, il peut alors vouloir vraiment ce que pourtant il sait être impossible. Cette découverte qu’il sait à la fois « dérisoire » et hors d’atteinte compte importe donc pour lui à ce point que d’elle puissent dépendre « le sens de sa vie » et le « destin de l’Art », comme le note Jacques Dupin en 1978 :

‘Même à l’époque où il paraît s’écarter de sa recherche exclusive1071, il la poursuit encore. Il y a brûlé ses yeux et sa vie. Il y a consacré toutes ses forces jusqu’à leur épuisement, en un combat de chaque instant, comme si d’une découverte, qu’il jugeait en même temps dérisoire et impossible, dépendaient le sens de sa vie, et le destin de l’Art1072.’

Giacometti a poursuivi ce but impossible, absolu – la vie – tout en sachant pertinemment depuis le début qu’il était inaccessible, mais en le poursuivant avec la force de détermination de celui pour qui la réussite est une nécessité vitale1073, car son obsession trouve sa source dans un traumatisme violent. Il faut alors distinguer deux moments : un premier moment où l’échec inévitable est vécu douloureusement et revêt une dimension tragique. Alors, le désespoir chargé d’angoisse qui accueille cet échec donne prise aux lectures pessimistes de l’œuvre qui mettent l’accent sur le vide qui sépare les êtres. Mais on peut repérer un deuxième moment où sans cesser de tenir fermement le cap de l’absolu (de la figure vivante), Giacometti prend conscience des progrès relatifs, relativement énormes, qui découlent de cet échec. Son attention se reporte alors de manière critique sur le pourquoi de ces ratages dans un retour réflexif sur le sens de la représentation de la réalité en art qui a les plus fécondes répercussions sur le travail des écrivains. Ces progrès relatifs deviennent alors la source d’une véritable jubilation pour celui qui chaque jour se découvre un peu plus la profondeur du monde extérieur, des êtres. Toute l’inquiétude du créateur se trouve transfigurée dans un regard qui ne s’abîme dans le vide que pour y rencontrer ce qui relie les êtres en profondeur, dans l’illimité. C’est alors que la vie lui arrache cette dernière exclamation : « oh, merveille ! »1074Sur cet aspect de l’œuvre nous insisterons dans la dernière partie, car il lui est encore trop peu fait droit dans le regard porté généralement sur l’œuvre d’Alberto Giacometti.

Il est difficile de poser des limites arbitraires entre ces deux façons d’envisager un échec inéluctable et les deux tendances, jusqu’au bout, s’interpénètrent, comme le montre très bien la monographie d’Yves Bonnefoy dans son analyse contrastée des derniers bustes d’Annette et des derniers portraits de Caroline1075. Mais de la première apparaissent caractéristiques Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. et les sculptures à forte valeur d’exorcisme de 19461076, et de la seconde Paris sans fin, le recueil de lithographies des dernières années, « un des sommets de l’art occidental » (Bonnefoy)1077. Dans les dernières années la hantise de la mort semble toutefois dépassée, alors même que Giacometti se concentre toujours plus sur le regard, ou plutôt elle a été « tournée » et n’existe plus « que comme le sentiment qu’à l’occasion nous pouvons avoir de l’ossature du crâne sous notre visage »1078, pour reprendre les mots du poète qui a le mieux perçu cet aspect éblouissant de l’œuvre. Il est très nettement perceptible qu’un cap a été franchi pour Giacometti dans son appréhension de la réalité lorsqu’il déclare en 1965 qu’il a cessé de copier des œuvres d’art car la distance entre elles et n’importe quel objet du monde est devenue trop grande1079. Les mots d’« aventure » et d’« inconnu » sont alors couramment associés à l’idée d’échec devenue positive dans les entretiens1080. Exalté à l’annonce de son cancer1081, Giacometti se sait « immortel »1082, comme tout vivant, c’est-à-dire parcelle de « l’être inachevé en cours »1083.

Mais revenons pour l’heure à Frenhofer, à ce roman lu pendant la guerre au milieu d’un « charnier de plâtre », pour examiner la « recherche de l’absolu » d’Alberto Giacometti et ce qu’elle doit à la tradition littéraire et aux mythes artistiques.

Notes
1066.

Jean Clay, ibid., p. 155.

1067.

André Breton, « Genèse et perspective du surréalisme », Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 72.

1068.

Alberto Giacometti, « Notes sur les copies », Écrits, op. cit., p. 97.

1069.

André du Bouchet, brouillons inédits de Qui n’est pas tourné vers nous.

1070.

Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 363.

1071.

Entre 1925et 1935.

1072.

Jacques Dupin, « La Réalité impossible », TPA, p. 85.

1073.

Dans ses « Notes Giacometti » [Alberto Giacometti : œuvre gravé, Paris, Maeght, 2001, p. 31], cette remarque de Philippe Jaccottet : « Pourquoi ce saisissement ? C’est qu’on entre là, chaque fois, dans un monde extraordinairement cohérent et singulier, au foyer duquel on devine aussitôt, sans avoir à y réfléchir, une nécessité vitale, dramatiquement vitale, la tension presque maniaque d’une recherche de sens ; et cela, le dos résolument tourné aux facilités de toutes les modes. Un acharnement, non par souci d’‘art’, mais parce que derrière, il y a la mort ». Annette Giacometti est la nièce du père de Philippe Jaccottet. Dans la demeure du poète dialoguent une épreuve d’essai de la lithographie Montagne à Stampa et une reproduction de l’Orion aveugle de Poussin. Ce texte salue son « vieil ami » récemment disparu lorsqu’il écrit ce texte, André du Bouchet. L’œuvre de Giacometti lui apparaît comme cet « espace commun que, chacun à sa façon, [André du Bouchet et lui ont] habité de leur mieux ».

1074.

Note manuscrite parue dans L’Éphémère, n°1, 1967.

1075.

Voir Yves Bonnefoy, BO, pp. 452-514.

1076.

Le Nez, ou Tête sur tige.

1077.

Yves Bonnefoy, ibid., chapitre X.

1078.

André du Bouchet, brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

1079.

Alberto Giacometti, « Notes sur les copies », op. cit., p. 98.

1080.

Voir « Entretien avec André Parinaud », op. cit., pp. 278-279.

1081.

Voir Louis Aragon, « Grandeur nature », op. cit., p. 223 : « Mais il se déclarait très fier d’avoir un cancer : c’est une expérience qui n’est pas donnée à tout le monde […] ».

1082.

Alberto Giacometti, tapuscrit conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet sous le titre « Textes divers » (la plupart de ces textes sont publiés dans les Écrits, op. cit.) LRS Ms 221.

1083.

André du Bouchet, QPTVN, p. 33.