I) Le Chef d’œuvre inconnu

1) Traversée de la guerre : boîtes d’allumettes et charniers de plâtre

Cellules : Artaud, Genet, Giacometti. Dehors s’effondre, autour de quelques lieux du dénuement voués à l’écoute patiente des répercussions profondes. Répliques dans l’âpre acoustique des exiguïtés recluses. On a beau savoir que jusqu’en décembre 1941 dans l’atelier de la rue Hyppolite Maindron puis jusqu’à la fin de la guerre dans une modeste chambre d’hôtel de Genève Giacometti cherchait à vaincre l’éparpillement infini de la matière pour trouver l’unité de la figure humaine, on mettra longtemps à se rendre compte de ce qui réellement se passait dans ces lieux livrés au vertige de la démolition. Les raisons plastiques, pour cohérentes qu’elles soient, ont bien du mal à épuiser cette rage. Un coup d’œil vers Michaux peut nous permettre d’envisager ce que put être alors l’atelier : à travers l’épreuve de l’espace, un espace livré aux épreuves, aux exorcismes.

Les lecteurs de Cahiers d’art ont pu en décembre 19461090 se demander s’ils avaient la berlue, avant de penser que l’auteur des « figurines » qu’ils avaient sous les yeux possédait un solide sens de l’humour. Il s’agissait des premières photographies de l’atelier d’Alberto Giacometti depuis l’avant-guerre, et la légende indiquait : « Hauteur sans le socle : environ 2 cm ». Simone de Beauvoir, demandant en 1940 à son amie Lise qui lui avait présenté Giacometti ce qu’elle pensait de ses œuvres, avait reçu cette réponse amusée et « mystifié[e] » : « Je ne sais pas : c’est tellement petit ! »1091. L’histoire veut que Giacometti qui s’est acharné durant tout son séjour à Genève sur ces énigmatiques productions soit monté dans le train qui le ramenait à Paris avec l’ensemble de son travail rangé dans une boîte d’allumettes :

‘Alberto était un peu nerveux. Il n’a jamais aimé beaucoup les voyages. C’était pour lui une véritable expédition de prendre le train. Je lui demandais comment il s’était organisé pour faire transporter ses sculptures. Il me répondit : ‘Mais je les ai avec moi’. Elles étaient contenues dans une boîte d’allumettes d’un format un peu plus grand que les boîtes ordinaires1092.’

Le rapport de la boîte à l’allumette ne rejoue pas seulement celui du socle à la figure, il dit aussi l’imminence du feu qui doit embraser ces réductions, la réserve d’incarnat dans l’obole de phosphore dont se nimbe leur tête comme provision pour le chemin qui mène des objets-têtes mortes aux têtes vivantes. Jean Genet, qu’Alberto ne connaît pas encore, montre dans son œuvre le lien qui peut se tisser autour d’une telle boîte-cercueil entre un rituel funéraire et la dramaturgie de la boîte d’allumettes1093. Peu après la libération, celui-ci écrit le livre cannibale où l’enfant trouvé dévore symboliquement et s’incorpore les qualités d’un cher disparu, feu le résistant communiste Jean Decarnin, son jeune amant mort pour la France. Le narrateur de Pompes funèbres décrit la foule massée autour du cadavre :

‘Et quand la foule fut au bord du cercueil, penchée sur lui, elle vit un visage très mince, pâle, un peu vert, le visage même de la mort sans doute, mais si banal dans sa fixité que je me demande pourquoi la Mort, les stars de cinéma, les virtuoses en voyage, les reines en exil, les rois bannis ont un corps, un visage, des mains. Leur fascination vient d’autre chose que d’un charme humain, et, sans tromper l’enthousiasme des paysannes qui voulaient l’apercevoir à la portière de son wagon, Sarah aurait pu apparaître sous la forme d’une petite boîte d’allumettes suédoises1094.’

Pendant la cérémonie, mettant machinalement la main dans la poche de sa veste, le narrateur rencontre à nouveau la petite boîte d’allumettes :

‘Elle était vide. Au lieu de la jeter, par inadvertance je l’avais remise dans ma poche.
– C’est une petite boîte d’allumettes que j’ai dans ma poche.
Il était assez naturel que me revînt à ce moment la comparaison, qu’un jour, avait faite un gars en prison, me parlant des colis permis aux prisonniers :
– T’as droit à un colis par semaine. Qu’ça soye un cercueil ou une boîte d’allumettes, c’est pareil, c’est un colis.
Sans doute. Une boîte d’allumettes ou un cercueil c’est pareil, me dis-je. J’ai un petit cercueil dans ma poche1095.’

Du deuil intime, mené contre le deuil officiel autour de cette petite boîte, la suite du passage nous livre la description :

‘Dans ma poche, la boîte d’allumettes, le cercueil minuscule, de plus en plus imposait sa présence, m’obsédait :
– Le cercueil de Jean pourrait n’être pas plus grand.
Je portais son cercueil dans ma poche. Il n’était pas nécessaire que cette bière, aux proportions réduites, fût vraie. Sur ce petit objet le cercueil des funérailles solennelles avait imposé sa puissance. J’accomplissais dans ma poche, sur la boîte caressée par ma main, une cérémonie funèbre en réduction, aussi efficace et raisonnable que ces messes que l’on dit pour l’âme des trépassés derrière l’autel, dans une chapelle reculée, sur un faux cercueil drapé de noir. Ma boîte était sacrée. Elle ne contenait pas une parcelle du corps de Jean, elle contenait Jean tout entier. Ses ossements avaient la taille des allumettes, des cailloux emprisonnés dans les sifflets. C’était quelque chose comme ces poupées de cire enveloppées de linges, sur quoi les envoûteurs font leurs enchantements. Toute la gravité de la cérémonie était amassée dans ma poche où venait d’avoir lieu le transfert1096.’

Dresser dans Cahiers d’art de minuscules figurines sur leur tombeau miniature est un cérémonial grave encore qu’imperceptible sur les conséquences duquel ils sont encore peu nombreux, dans ce monde en miettes livré à l’emprise de la mort, à pouvoir tabler.

Un texte reste de cette période, qui est particulièrement précieux puisque son auteur est le seul à pousser pour des lecteurs les portes de l’atelier avant les grandes expositions qui feront la renommée de Giacometti. Le 24 septembre 1947, les lecteurs d’Action peuvent lire sous la plume de Georges Limbour, ami de Bataille qui, il faut le souligner, a connu Giacometti au moment de Documents :

‘Quand on pénètre dans le petit atelier de Giacometti, on ne sait d’abord comment avancer : on craint de renverser ces êtres élancés et fragiles (du moins le croit-on), dressés sur le plancher, ou de culbuter soi-même sur un énorme tas de plâtras adossé au mur et croulant sous une table jusqu’à la soulever par en-dessous. De ce côté, l’atelier de Giacometti ressemble plus à un champ de démolition qu’à un chantier de construction. Démolition de quels palais, de quels rêves ? Tout ce plâtre a d’abord été statues ; mais Alberto, insatisfait de ses œuvres, les démolit, les décharne, les ampute, les refait… C’est donc un émouvant charnier de plâtre qui témoigne du patient et grandiose acharnement d’Alberto Giacometti1097.’

L’atelier en 1947 offre donc au visiteur l’image du champ de ruines au milieu duquel beaucoup vivent encore, et même l’image macabre et enchantée d’un « blanc cimetière »1098. Mais Limbour sait jouer de l’étymologie pour nous indiquer que ce « charnier » n’est que le résidu d’un « acharnement ». Les chasseurs acharnaient en effet leurs chiens ou leurs oiseaux de chasse, c’est-à-dire qu’ils leur donnaient le goût de la chair avant de les lancer à la poursuite du gibier. L’impossible d’un plâtre mort nous dit qu’avant d’être un bourreau de travail, Giacometti est surtout un avide de chair fraîche, d’un sang possible en sculpture. Et s’il attend encore de pouvoir réussir des chairs vivantes, il est déjà capable de chairs mortes douées d’un pouvoir véritable : ce frisson d’émotion des chairs vives à leur vue qui fait parler d’« émouvants charniers ». Georges Limbour, devant ces « petites statuettes, de la taille d’une épingle et très effilées […] chacune posée sur son socle de la taille d’une grosse boîte d’allumettes »1099 et quelques-unes, plus récentes, « de haute taille »1100, sait donc faire pressentir la raison d’être de ces décharnements entêtés, et qui se trouve dans la patience d’une quête :

‘Giacometti ne chercherait pas si longtemps s’il n’avait à pénétrer un secret qui échappera toujours à notre analyse prosaïque.
Ces êtres, et bien d’autres, il ne les estime pas encore au point. Mais leur certitude de survivre rayonne en eux : eux n’iront plus au charnier.
Le nom de Giacometti est-il très répandu ? Je ne sais. Mais cet homme qui marche vient au-devant de vous pour vous le faire connaître : il n’a plus beaucoup de chemin à parcourir1101.’

Quelques mois plus tard Jean-Paul Sartre aura mis sur cette quête le moins discret des noms : la recherche de l’absolu.

Notes
1090.

Cahiers d’art, 1945-46, pp. 253-268.

1091.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p. 560.

1092.

Albert Skira, « Giacometti à Labyrinthe », Paris, Les Lettres françaises, n° 1115, 20 janvier 1966, pp. 11-12.

1093.

Sur les allumettes dans l’ensemble de l’œuvre, depuis le « très fragile palais d’allumettes du Palais à quatre heures du matin jusqu’aux « allumettes de loin en loin là par terre comme des bateaux de guerre sur la mer grise », voir Yves Bonnefoy (ibid., p. 48), qui leur consacre un très beau paragraphe. Il voit dans celles-ci l’« armada » de Giacometti, « en guerre contre la mort dans les brumes de l’absolu », mais qui « n’en disent que plus leur fragilité essentielle, qui métaphorise à merveille le caractère illusoire de ses projets de ‘changer la vie’, de ‘réinventer l’amour’, d’unir âme et corps dans une seule pratique ».

1094.

Jean Genet, Pompes funèbres, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1953, p. 20.

1095.

Ibid, p. 25.

1096.

Ibid., p. 26.

1097.

Georges Limbour, « Le charnier de plâtre d’Alberto Giacometti », Action, 24 septembre 1947, repris dans Dans le secret des ateliers, Paris, L’élocoquent, 1986, p. 39.

1098.

Ibid., p. 40.

1099.

Ibid., p. 39.

1100.

Ibid., p. 40.

1101.

Ibid., p. 40-41.