2) Têtes vivantes

Cette quête qui nous reporte vers le cortège mythologique de l’un des grands topoï de la littérature sur l’art, Giacometti lui aura donné un saisissant ancrage biographique, expliquant à Jean Clay le lien que son obsession d’insuffler la vie aux figures produites par ses mains pouvait avoir avec une confrontation précoce et traumatisante à la mort. Revenons sur cet épisode de l’agonie de Van M. auquel nous avons déjà fait allusion pour examiner le sens que Giacometti, et Jean Clay à sa suite, lui attribuent :

‘Voyageant en Italie, il se lie par hasard dans le train de Paestum à Pompéi à un vieil Hollandais, Van M., bibliothécaire à La Haye, qui circule en tenant un pot de fleur sur ses genoux. Quelque temps après son retour à Stampa, un camarade envoie à Giacometti, à tout hasard, une petite annonce de journal par laquelle Van M. cherche à prendre contact avec le jeune homme qu’il a rencontré dans le train.
– J’ai pensé qu’il avait perdu quelque chose, j’ai écrit. Il me proposait de l’accompagner pour un nouveau voyage. Il me trouvait sympathique. Il était vieux et seul. J’avais très envie d’aller à Venise. J’étais pauvre. Il payait. Avant de partir, j’ai volé mille francs suisses dans le tiroir de mon père : « si ça finit mal, s’il devient pressant, je rentrerai de mon côté ». On a traversé un col à cheval, dans le Tyrol, il a pris froid. Le matin suivant, de douleur, il se tapait la tête contre le mur. Il avait des calculs dans les reins. On lui a fait des piqûres… J’ai passé la journée assis à son chevet, lisant, je me souviens, une étude de Maupassant sur Flaubert. Il pleuvait. De temps en temps, il disait quelques mots : « Demain, ça ira mieux… » Vers la fin de l’après-midi, j’ai eu l’impression que son nez allongeait. Il respirait mal. Les joues se creusaient. J’ai eu très peur : « Il va passer ». Le médecin est venu :
« – Fini. Le cœur a lâché. Ce soir, il sera mort… »
Ce fut pour moi comme un abominable guet-apens, la négation de tout ce que je pouvais croire sur la mort. La mort, je l’avais toujours imaginée comme une aventure solennelle… Ce n’était donc que cela, nul, dérisoire, absurde… En quelques heures, Van M. était devenu un objet, rien. Mais alors, la mort devenait possible à chaque instant, pour moi, pour les autres… C’était comme un avertissement. Il y avait eu tant de hasards : la rencontre, le train, l’annonce. Comme si tout cela avait été préparé pour que j’assiste à cette fin misérable. Ma vie a bel et bien basculé d’un seul coup, ce jour-là. Les enfants ont une telle assurance… On se croit là pour toujours. […] Tout est devenu fragile pour moi à vingt ans. Depuis, je n’ai jamais pu dormir sans une lampe, ni coucher sans penser que je n’allais peut-être pas me réveiller. Cette histoire m’a trotté dans la tête. Une telle précarité… Qu’un homme passe comme un chien…
Sur le moment j’ai voulu m’enfuir au plus vite. Mais l’affaire était louche : il avait une tache rouge sur la poitrine. J’ai dû rester toute la journée sous la garde d’un carabinier. Lorsque j’ai pu enfin partir, je suis quand même allé à Venise. Deux jours à boire du café, à courir les filles. J’ai claqué mes mille francs et je suis rentré. Ce drame, plus j’y pense, c’est à cause de lui que j’ai toujours vécu dans le provisoire, que je n’ai cessé d’avoir horreur de toute possession. S’installer, acheter une maison, s’aménager une jolie existence, alors qu’il y a cette menace toujours… Non ! Je préfère vivre dans les hôtels, les cafés, les lieux de passages.’

Et lorsque Jean Clay lui demande si sa démarche artistique fut influencée par cette tragédie : « Cela a certainement contribué à me donner le besoin de faire des têtes vivantes, telles que je cherche à les réaliser ». Le critique peut alors conclure :

‘« Têtes vivantes » : voilà le mot clé de cette inspiration singulière qui mobilise Giacometti depuis quarante ans. On croirait que les chocs répétés de sa vie l’ont conduit à vouloir obliger la vie à rester dans les têtes qu’il peint ou qu’il sculpte, qu’il ambitionne une sorte de réalisme total, fantastique, absurde, et qu’il veut fixer dans le bronze ou la toile des êtres vivants. […]. Certes, Giacometti sait bien que cette ambition démiurgique, hoffmannienne est irréalisable. Mais il la poursuit depuis quarante ans avec l’obstination d’un fou. Car ce projet est le seul moyen d’échapper à une absurdité plus grande : celle que constitue la misérable et fatale vérité de l’homme : la mort. À l’absurde de la condition humaine, il répond par un autre absurde : il prétend sans espoir, mais sans relâche, créer un être humain véritable et, puisque l’homme vivant est tôt ou tard la proie de la mort, faire de ses bronzes morts les réceptacles de la vie1102.’

Ce texte donne son expression canonique à la quête de Giacometti et nous livre la teneur du « secret » que pressentait Limbour. Or cette quête, avant de s’en faire relai, la littérature en est pour une part la source. Il nous faut alors faire le lien entre elle et la profondeur de l’impact que nous avions cru pouvoir déceler dans la lecture d’Arnim sous l’impulsion de Breton. De cette lecture nous n’avons pas prétendu faire un point de départ, l’épisode que nous venons d’évoquer nous indique plutôt quels traumatismes elle pouvait réveiller à l’heure de la mort de son père et du mariage de sa cousine Bianca. Des Romantiques allemands, Giacometti était familier depuis l’adolescence, et il faut replacer la lecture d’Arnim dans un héritage littéraire plus vaste au sein duquel émerge, une fois Cézanne revenu au rang de référence majeure, le modèle du Frenhofer de Balzac.

On sait l’importance de cette figure pour le maître d’Aix, telle que Rilke nous en a par exemple laissé le témoignage d’après Gasquet :

‘[Cézanne] se leva de table en entendant [son visiteur] évoquer Frenhofer, le peintre que Balzac, avec une prescience inouïe de l’évolution à venir, a imaginé dans Le Chef-d’œuvre inconnu […] et qui, pour avoir découvert qu’il n’y a pas de contours, rien que des passages vibrants, succombe devant l’impossible tâche… Entendant cela, le vieillard se lève de table, […] et, muet d’émotion, se désigne lui-même, lui-même du doigt, à plusieurs reprises, quelque douleur qu’il ait pu en éprouver. […] Balzac avait pressenti qu’un artiste peut soudain être confronté avec quelque chose de démesuré dont il ne peut venir à bout1103.’

Revenu à la compréhension de « la construction d’une tête », Giacometti ne fait que poursuivre par des moyens nouveaux le but que nous avons vu renaître à l’été 1933 de créer une figure vivante. Il retrouve alors les hantises de Cézanne revivant la quête à laquelle Balzac avait su donner dans Le Chef d’œuvre inconnu une si troublante expression. Lorsqu’il entreprend de réévaluer Le Cube de 1934 à la lumière, notamment, du travail sur la figure humaine tenté par Bataille avec Documents, Georges Didi-Huberman bute sur ces références et ressent la nécessité de dégager cette œuvre de la gangue mythologique dans laquelle elle lui apparaît prise. De l’entretien de 1962 avec André Parinaud1104 où Giacometti « enterre » cette œuvre comme n’étant « pas de la sculpture », Georges Didi-Huberman précise qu’il

‘y rejoue, comme trop souvent, ce topos de la littérature artistique en quoi nous reconnaissons les « quêtes passionnées », les « échecs sublimes » et les « miracles » dont tant d’artistes, réels ou mythiques, furent crédités, depuis le Grec Apelle jusqu’au Frenhofer de Balzac, depuis Léonard jusqu’à Cézanne, de qui Giacometti voulait clairement prolonger, réincarner, la légendaire inquiétude1105.’

Nous avons déjà vu durant la période surréaliste qu’en dépit de toutes les évidences le mot « réalité » marquait par son omniprésence et les enjeux dont il était le lieu le plus symbolique toute la période de la participation de Giacometti aux activités du groupe. Dans ce nouveau moment charnière de notre corpus, le mot de « réalité » associé à celui de « présence » doit faire l’objet d’un examen critique pour envisager, comme Georges Didi-Huberman y invite, le substrat de « mythologie théorique » sur lequel ils reposent :

‘[…] présence et réalité définissent en effet cette « recherche de l’absolu » engagée par un artiste que ses contemporains voyaient, émerveillés, comme un héros métaphysique, le « créateur » archétypal, l’aventurier de l’existence toujours exposé – tel le Frenhofer de Balzac – au risque de l’échec ; bref, l’homme des origines et des fins ultimes de l’art. Alors nous comprenons que les mots réalité et présence aient pu venir sous la plume des exégètes de Giacometti comme une espèce de tautologie, un argument circulaire, l’énoncé d’évidence, voire la définition de sa qualité la plus générale et la plus permanente1106.’

C’est dans cette accession de Giacometti au statut de « héros métaphysique » que nous avons à chercher une partie de la fascination qu’il a pu exercer sur les écrivains qui lui étaient contemporains, à moins de provoquer la réaction inverse, agacée, comme c’est le cas avec Francis Ponge : « Et ce n’est pas l’article de Sartre (La Recherche de l’Absolu) qui aidera Giacometti et son homme, à mourir et à renaître… »1107. Car si Giacometti part à la poursuite des têtes, c’est comme condition préalable pour avoir le reste, comme il le confie à James Lord : « Si je pouvais seulement faire une tête, une seule tête, juste une fois, alors peut-être que j’aurais une chance de faire le reste… »1108. Or « avoir le reste », c’est, comme le souligne Georges Didi-Huberman, entrevoir la possibilité d’« avoir l’être ». Mais ce désir de la possession de l’être

‘constitue en soi le paradoxe – et l’impossibilité – d’une « recherche de l’absolu » digne des meilleurs contes philosophiques de Balzac. Car l’être jamais ne se laisse avoir, et Giacometti lui-même était le premier à en convenir : nous n’avons, de l’être, que les restes. Et l’artiste n’« aura » jamais, d’une tête, que ce qui en elle participe à cette fonction même du reste – ce qui, une fois de plus, met à mal l’idéalisme d’une « présence » tout entière « restituée », comme on le dit si souvent des œuvres de Giacometti1109.’

Ces « clefs interprétatives » qu’une approche critique pourra permettre d’« approfondir » nous viennent donc « peu ou prou de l’artiste lui-même, qui sut si bien les transmettre, les suggérer à tous ses grands exégètes qui furent aussi bien souvent, on le sait, ses plus grands amis »1110. Mais lequel d’entre eux a vraiment cru que la présence pouvait être « tout entière » restituée au sein d’une œuvre d’art ? Même Yves Bonnefoy1111, qui a fait de cette notion la clef de voûte de son analyse, insiste bien plutôt sur une dialectique incessante entre présence et « absence »1112. Nous voici alors confrontés à un effet de boomerang par lequel Giacometti restitue à la littérature ce qu’il y a puisé avec une telle force et une telle conviction que la source s’en trouve presque occultée, c’est pourquoi nous proposons dans ce chapitre d’examiner les sources littéraires et mythologiques de la recherche de Giacometti telle qu’il l’a vécue et telle que la donnent à voir les écrivains pour mieux comprendre ce qui le rattache à cette tradition, mais également ce qui l’en distingue. Pourtant nous pensons que le travail critique réclamé par Georges Didi-Huberman sur ces « clefs interprétatives » de l’œuvre, nous tenterons de le montrer dans le chapitre suivant, a d’abord été effectué par Giacometti lui-même, et les répercussions de cette autre part de son travail sur les écrivains sont aussi grandes que l’impression produite par sa poursuite obstinée d’une obsession. Aucun des textes de notre corpus ne nous paraît en dernier recours prêter complètement le flanc à la critique de Georges Didi-Huberman car c’est peut-être d’abord sa conscience des insuffisances du langage pour mener à son terme une quête de présence qui a nourri la fécondité du travail d’Alberto Giacometti pour leurs recherches propres ; ces mots de « présence » et de « réalité » pourront alors revêtir pour chacun d’eux des sens très différents.

Notes
1102.

Jean Clay, ibid., pp. 151-155.

1103.

Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 41.

1104.

Voir Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 272.

1105.

Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit., pp. 13-14.

1106.

Ibid., p. 24-25

1107.

Francis Ponge, JS, p. 617.

1108.

James Lord, Un Portrait par Giacometti, op. cit., p. 20.

1109.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 83.

1110.

Ibid., p. 23.

1111.

Comme le reconnaît Georges Didi-Huberman lui-même, ibid., p. 25.

1112.

Yves Bonnefoy, BO, p. 243.