3) Frenhofer

Pourtant c’est bien Balzac qu’il retrouve et qui devient, durant sa période genevoise, son livre de chevet, ce Balzac dont peut-être il s’est déjà entretenu avec Sartre, rencontré en 1941 avant de quitter Paris, puisque son autre lecture favorite est Faulkner1113. Hendel Teicher rapporte combien les deux écrivains revenaient souvent dans les discussions fréquentes entre Giacometti et Charles Ducloz : « Témoin en est le Chef d’œuvre inconnu (1832) qui est devenu son « livre de poche » et dont il a souligné des phrases et rehaussé les pages de dessins ». Son compatriote Albert Skira - l’éditeur de Minotaure retrouvé à Genève et qui y publie désormais Labyrinthe où paraîtront des textes importants de Giacometti dont Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. - avait publié Le Chef d’œuvre inconnu en 1944 dans la « Petite collection Balzac» de Labyrinthe et demandé à l’occasion à quelques artistes dont Giacometti de les illustrer1114. En 1946, à l’heure où Giacometti travaille à des sculptures qui pour la plupart ont leur origine dans Rodin1115, l’Hommage à Balzac qu’il dessine en 1946 témoigne de préoccupations profondes nées d’une lecture attentive de l’œuvre dont l’article de Hendel Teicher nous donne en exemple l’un des passages, « soulignés de sa main au crayon », qui pouvaient attirer l’attention de Giacometti :

‘La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect […] Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature1116 ?’

Cette phrase, Giacometti qui avait cessé toute exposition personnelle depuis sa sortie du surréalisme en 1935 pouvait à la fin de la guerre la reprendre à son compte presque mot pour mot et les textes successifs qui vont se multiplier relaieront chacun à sa façon ce qu’on a pu appeler « le combat solitaire d’Alberto Giacometti »1117.

Reinhold Hohl dans sa monographie a pu rapprocher certain passages précis du récit de Balzac du dessin et des techniques picturales employées par Giacometti après-guerre1118. Mais surtout, Giacometti a pu être frappé de trouver dans Le Chef d’œuvre inconnu « le récit conjoint, admirablement tressé, d’une triple question » : « celle de la mesure des coups, en cette partie qui a pour enjeu l’idée d’un achèvement du tableau ; celle [du] regard-jet du peintre ; celle enfin de l’injonction d’un sang dans la peinture elle-même »1119. La question du « regard-jet » du peintre, d’une forée dans les replis pelliculaires trouve son expression programmatique dans la citation relevée chez Balzac par Giacometti : « dépasser la problématique de la surface pour atteindre […] la catégorie du feuilleté, de la couche, de l’épaisseur »1120. Cette question que nous avons vue si sensible dès Pointe à l’œil – et même avant dans la série des têtes de son père en 19271121 – connaît après-guerre les nouveaux développements qui conduiront par exemple Jacques Dupin à décrire Giacometti attaché à « la seule dimension de laquelle il attende un progrès : la profondeur »1122. Quand à la mesure, ou plutôt la démesure des coups en regard de l’achèvement du tableau, Giacometti la portera au plus loin dans ses portraits à partir de 1956 notamment, cherchant à faire repousser indéfiniment son départ au Japon à Yanaihara, le professeur ami de Sartre qu’il avait entrepris de peindre. Le livre de James Lord, Un portrait par Giacometti, fournit un excellent témoignage de ce syndrome Frenhofer grandissant chez celui à qui il fallait pratiquement arracher ses œuvres des mains pour qu’il les épargne1123. La sculpture ne fonctionne pas sur un mode différent, et toute la période de la guerre nous le montre acharné sur ses figurines jusqu’au « Rien, rien ! » désespéré de Frenhofer à la fin du Chef d’œuvre inconnu 1124  : « un dernier coup de canif », dit-il, et elles « disparaissaient dans la poussière »1125. Quant au sang que poursuit l’acharné au « rire de cannibale »1126, il constitue l’ « injonction extrême »1127 de Frenhofer :

‘[…] vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! [..] Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines fibrilles qui s’entrelacent en réseau sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste1128.’

Le caractère « extrême » de cette injonction tient dans le fait que « Balzac nous raconte que la cause finale de la peinture est un au-delà de la pratique de la peinture »1129.

Cette exigence qui n’a plus rien d’une évidence au moment où Giacometti la porte au plus loin, nous avons vu les surréalistes la réaffirmer avec force, mais elle n’est plus chez lui comme chez Breton le corollaire d’un mépris du travail sur la matière. Dans un bouleversement du rapport de l’œuvre d’art au temps, Giacometti franchit le grand écart qui sépare l’idéal d’instantanéité de Breton, la tentation du cristal, de l’idéal du tableau unique, infiniment perfectible jusqu’au feu inclusivement : « Le lendemain Porbus, inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles »1130. Cette idée demande malgré tout à être précisée car Giacometti ne maintient pas le finalisme qui porte un tableau de son alpha vers son oméga. Il évolue au contraire vers une forme de circularité qui rejoint à nouveau l’instantané1131. C’est pourtant bien l’ombre de Frenhofer qui plane sur son entretien avec Pierre Dumayet, lorsqu’évoquant le portrait de Yanaihara, il rapporte l’avoir mené au bord du dernier trait qui l’eut fait sombrer dans ce que Balzac désignait comme une « muraille de peinture » :

‘Je vais vous raconter une aventure. En 1956, un ami japonais a commencé à poser pour moi. C’est un professeur de philosophie. Il avait huit jours devant lui avant de partir pour trois mois en Égypte, en Mésopotamie, aux Indes. Après avoir reculé son voyage de huit jours, il a dit : « Tant pis pour l’Égypte, tant pis pour les Indes ». Et il est resté ici, pour poser, jusqu’à la reprise de ses cours. On travaillait toute la journée. Et le soir c’était une peinture. Et plus ça allait, plus il disparaissait.
Le jour de son départ, je lui ai dit : « Si je fais encore un trait, la toile s’abolit complètement ». Et moi je me suis dit : « Ce n’est plus la peine ; si je veux copier ce que je vois, ça disparaît ». Seulement, je me suis demandé : « Mais qu’est-ce qui me reste à faire dans la vie » ? Cesser de faire de la peinture ou de la sculpture, ça me semblait d’une telle tristesse que je n’avais même plus envie de me lever ou d’aller manger. Alors j’ai recommencé à travailler1132.’

Quant à Frenhofer, il place l’idéal de la peinture dans la « transparition d’un sang », donnée comme sa « plus folle exigence »1133, une exigence qu’Alberto Giacometti attentif à la carnation de ses sculptures réinvestit pour une part :

‘L’époque où ces hautes effigies furent peintes, cochées de petites touches couleur de rouille pour la plupart, comme si cette couleur de rouille était appelée à la surface par la nécessité de leur donner un sang1134.’

Mais chez Alberto Giacometti, l’impossible de la vie en peinture et en sculpture traverse surtout l’obsession du mouvement pour venir se loger plus précisément au fil des années dans la hantise du regard. Bâclant le reste du tableau, Giacometti dans ses derniers portraits ne cherche plus qu’à saisir un regard, et la sculpture finit par se résumer pour lui à la « racine d’un nez »1135. « L’impossibilité principale », déclare Giacometti en 1962, « c’est de saisir l’ensemble et ce qu’on pourrait appeler les détails »1136, moquant implicitement comme Frenhofer les peintres qui croient avoir « tout fait » lorsqu’ils ont « dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie »1137. Or il leur manque l’essentiel, le « tiède souffle de la vie », mais Giacometti localisera ce « tiède souffle » en dernier recours moins dans le « sang »1138 que dans le regard :

‘Ainsi je ne pense qu’aux yeux ! Il faudrait arriver à saisir dans une sculpture et la tête et le corps et la terre sur laquelle il repose, et en même temps on aurait l’espace, et la possibilité de mettre tout ce que l’on veut dedans. Oui, il suffirait pour sculpter ce tout de sculpter les yeux.’

Vous sculptez pour les yeux ?

‘Pour les yeux. Uniquement pour les yeux. J’ai l’impression que si j’arrivais à copier un tout petit peu – approximativement – un œil, j’aurais la tête entière. Il n’y a pas de doute d’ailleurs. Seulement, cela a l’air absolument impossible. Pourquoi ? Je n’en sais rien !1139

Giacometti persiste donc à maintenir en peinture et en sculpture l’exigence d’un insaisissable et touche un idéal. Cet idéal est une « limite » et marque alors un échec si l’« échec n’est autre que l’exercice même de l’exigence », dit Georges Didi-Huberman à propos du Chef d’œuvre inconnu. De même Sartre, voyant Giacometti chercher comment « faire un homme avec de la pierre sans le pétrifier »1140, le montre concevoir grâce à son œuvre « l’idéal au nom duquel il la juge imparfaite »1141.

Mais Didi-Huberman ajoute que « là où s’expose quelque chose comme une ‘limite’ du pictural […], là même s’exposent les paradigmes où, de fait, la peinture travaille », et il nous paraît possible d’espérer montrer alors comment dans sa roue la littérature à son tour travaille. L’autre limite, du côté de l’artiste, c’est la folie autodestructrice qui menace celui qui trop entièrement se livre à « l’idée fixe de la peinture », celle de Frenhofer qui peu avant son suicide s’exclame : « Je suis donc un imbécile, un fou ! »1142, celle encore que sentait poindre Cézanne d’après le témoignage de Gasquet, dans ce passage où l’œil écarquillé pour toucher reçoit le don de sang que le transfusé réservait à son pinceau1143 :

‘MOI. – Oui, je l’ai remarqué, vous restez vingt minutes parfois entre deux coups de pinceau.
CÉZANNE. – Et les yeux, n’est-ce pas ? ma femme me le dit, me sortent de la tête, sont injectés de sang… Je ne puis les arracher… Ils sont tellement collés au point que je regarde qu’il me semble qu’ils vont saigner. Une espèce d’ivresse, d’extase me fait chanceler dans un brouillard, lorsque je me lève de ma toile… Dites, est-ce que je ne suis pas un peu fou ?... L’idée fixe de la peinture… Frenhofer…1144

Giacometti pouvait quant à lui constater que « c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de la copier sans réussir, et de continuer »1145. David Sylvester, qui pense que son œuvre a régressé dans les années 60, en vient à se demander si Giacometti n’a pas « sacrifié son art à son obsession », une obsession qui concernait moins le sujet que la méthode. La ressemblance sur laquelle se concentrera de plus en plus Giacometti à la fin de sa vie est en effet « une sorte de ressemblance très obsessionnelle, la ressemblance frontale »1146. Pour lui l’« idée fixe » et folle aura été de vouloir saisir un regard de face, et de se consumer dans cette recherche, conduisant un physique solide à une extinction prématurée par le peu d’attention porté à sa santé, l’abus de tabac et le manque de sommeil, jusqu’à paraître à certains témoins se perdre très loin, par exemple lorsqu’il se débattait face à la lisse et impassible paroi du visage japonais :

‘Durant tout le temps qu’il a lutté avec le visage de Yanaihara (on peut supposer ce visage s’offrant et refusant que sa ressemblance passe sur la toile comme s’il devait défendre son identité unique), j’ai eu le spectacle émouvant d’un homme qui ne se trompait jamais mais se perdait tout le temps. Il s’enfonçait toujours plus loin, dans des régions impossibles, sans issues. Il en est remonté ces jours-ci. Son œuvre en est encore à la fois enténébrée et éblouie […]. Sartre me dit :
SARTRE : Je l’ai vu au moment du Japonais, ça n’allait pas.
MOI : Il dit toujours ça. Il n’est jamais content.
SARTRE : À cette époque-là, il était vraiment désespéré1147

Il y a quelque chose d’une lutte avec l’ange dans cette quête démiurgique dont Genet nous donne ici une version luciférienne et que Giacometti, portant au-delà d’elles-mêmes les paroles de Breton1148, vivra jusqu’à vouloir, devenant boiteux, s’en approprier les stigmates. En 1938, renversé Place des Pyramides par une auto conduite par une jeune américaine plus ou moins ivre, il éprouve une telle joie et une telle fierté de cet événement qu’il pensait avoir prévu – montrant peu avant à son modèle Isabel combien il est « merveilleux » de « marcher sur deux jambes », alors que ses recherches et sa vie sentimentale, elles, piétinent – qu’il retarde volontairement sa guérison et garde sa canne bien plus longtemps qu’il n’eût été nécessaire. C’est dans son interprétation de cet épisode qu’Yves Bonnefoy peut déployer la version blanche, sous le signe de la présence, de cette lutte avec l’ange à laquelle paraît voué le chercheur d’absolu. Le sens de cette lutte avec l’ange, c’est pour Yves Bonnefoy que le sentiment de la mort, de la finitude a, dans cet épisode, délivré Giacometti de l’abstraction pour le rendre à la quête de l’Un :

‘En se « précipitant », l’auto l’a délivré de ce « voir » par le dehors qui n’était certes que sa peur de la mort […]. La mort l’a délivré du néant. La mort, qui est en cela la vie même. Comme il peut donc l’écrire, à bon droit : « Une fois encore, au surplus, la vie avait pris l’initiative de mettre fin, sans ma collaboration, à une situation qui m’était devenue insupportable. »1149 N’est-ce pas là ce qu’on appelle la grâce ?
De son accident, Giacometti revient plus réel, en somme, voilà qui explique sa joie, et qu’il soit fier de porter au pied, comme Jacob dont il a presque le nom, la marque de l’expérience, si ce n’est celle d’une élection ?1150

Le Rêve, le Sphinx et la mort de T., texte de l’époque (1946) où Giacometti exécute sa série de dessins de Balzac, apparaît chargé de souvenirs de sa lecture du Chef d’œuvre inconnu. S’y exhibe une hantise de la peau, d’un affleurement de l’os sous la peau, jusqu’à ce que cette peau ossifiée prenne les teintes jaunâtres de l’ivoire. C’est alors dans le rêve de 1946 la deuxième araignée, une « araignée jaune, jaune ivoire bien plus monstrueuse que la première mais lisse et comme couverte d’écailles lisses et jaunes et ayant de longues pattes minces et lisses et dures d’apparence comme des os »1151. Petite araignée écrasée à la demande du rêveur, mais qui se révèle une « bête rare »1152, pleine pourtant du souvenir du plus nul des cadavres, « débris misérable à jeter », celui de son voisin T. tel qu’aperçu peu de temps auparavant, la nuit, après avoir été vu un peu plus tôt agonisant sur son lit, « la peau jaune ivoire, ramassé sur lui-même et déjà étrangement loin »1153. Ivoire comme un retour exsangue du « seigneur Pygmalion », l’illustre prédécesseur de Frenhofer qui lui non plus n’épargna pas sa peine : « Nous ignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché »1154. Mais si le texte d’Ovide nous parle du passage de l’ivoire à la chair, d’un « événement d’incarnat », d’une « érubescence »1155sensit et eribuit : « elle a senti et elle a rougi »1156 – le texte de Giacometti exorcise quant à lui la menace d’une excarnation de la chère, d’un retour à l’ivoire ou à l’os pressenti sous la peau diaphane des visages qu’il peint1157, étant en cela plus proche d’Orphée, comme Frenhofer lui-même1158, que de Pygmalion.

Car Vénus, comme le souligne Georges Didi-Huberman, « n’accorde l’objet du désir que dans la dissociation énonciative du désir et de la demande »1159. Ce n’est que par la timidité qui le pousse à demander non pas l’eburnea virgo, mais une femme qui soit semblable (similis) à elle que Pygmalion se voit exaucé. Frenhofer, en revanche – comme Giacometti clamant à qui voulait l’entendre son désir de réussir une tête – commet un « manquement fatal », une « impatience », et même une « impudeur » : il a nommé son sujet, « ‘Catherine Lescaut’ préexiste à son corpus » et « restera donc un simple titre d’opus, de tableau »1160. C’est que, précise Georges Didi-Huberman, nous sommes sortis de l’ère du mythe, et que Balzac nous livre avec Le Chef d’œuvre inconnu non plus un mythe, mais un « récit en désespoir du mythe »1161, et que peut-être il ne faut pas chercher autre chose chez les artistes qui s’en sont nourris que ce qu’ouvre une parole en désespoir du mythe – c’est-à-dire aussi, nous allons y venir, une parole du doute.

Mais traçons d’abord un dernier itinéraire entre le « seigneur Pygmalion », Frenhofer et Giacometti, qui concerne la démesure qu’il y a à vouloir contraindre une œuvre à se muer en corps. Comme ses fictifs devanciers, Giacometti « met en œuvre ‘la femme’ […] comme disproportionnalité »1162. L’œuvre et le corps qui apparaissent chez Ovide et Balzac sont en effet eux-mêmes démesurés : ils sont « sans échelle »1163. Alors que la pierre est le thème le plus fréquent dans les Métamorphoses, Georges Didi-Huberman remarque que Pygmalion choisit l’ivoire – sculpsit ebur – et produit donc – à moins d’un improbable plaquage de morceaux d’ivoire – la métamorphose de l’objet « dans l’‘animation intérieure’ de la substance-ivoire »1164. Or une défense d’éléphant, même énorme, n’est pas proportionnée à un corps de femme, il y a donc tout lieu de penser que la forme sculptée par Pygmalion tire sa beauté particulière de « la magie spécifique de l’artefact, qui est celle du mannequin, du modèle réduit », et d’ailleurs Ovide s’est significativement gardé de « toute notation d’échelle ou de dimension lorsqu’il écrit l’opus de Pygmalion »1165.

C’est d’une telle « démesure à l’œuvre »1166 dont il est question chez Frenhofer. La sottise de Porbus, que deux fois il souligne, est de rapporter toute mimésis picturale à la « grandeur naturelle »1167. Lorsque Porbus et Poussin crient au chef d’œuvre et sont « saisis d’admiration […] devant une figure de femme en grandeur naturelle », Frenhofer leur rétorque brutalement que ce barbouillage « ne vaut rien »1168. Quant à Balzac, il se garde bien d’en dire plus qu’Ovide sur la taille du chef d’œuvre, ne fut-ce que celle du bout de pied survivant. C’est que le corps sublime est toujours « entre un trop près et un trop loin »1169 :

‘[…] le corps sublime de la « femme incomparable » est un corps de la disproportionnalité, il ne répond pas aux canons de la vision située, donc limitée, par rapport à (loin de) lui. Car l’exigence est ici celle d’un regard, et non celle d’une vision. Le corps de la « femme incomparable » n’est tel, en tout cas, que répondant aux exigences démesurées, car disjointes, de l’optique et de l’haptique, du lointain et du proche1170.’

Entre la vue et le toucher, la « femme incomparable », qui est une femme « inapprochable mais invisible pour qui se tient loin d’elle » se révèle donc prise entre deux extrêmes. D’un côté ce que Georges Didi-Huberman nomme l’effet de pan, la « muraille de peinture »1171 désignée par Poussin, c’est-à-dire un « quasi-trauma, qui porte en avant le figural comme inidentifiable ». Cet effet de pan est « l’éclat en tant que non-sens », « un effet de désastre dans l’ordre du visible ». D’un autre côté l’effet de détail : « une quasi-hallucination, et qui porte en avant le figuratif comme une hyper-identité », « effet de violence illusionnniste […], de trouvaille ou de retrouvaille dans l’ordre du visible »1172. Le débat intime de ces deux effets dans l’unité d’une figure qui chez Giacometti surgit brutalement avant de se retirer au plus loin traduit chez lui une longue méditation sur les problèmes soulevés par Le Chef d’œuvre inconnu et la mise en rapport contradictoire qu’y établit Balzac entre l’invisible et l’intouchable. La recherche d’une synthèse disjonctive entre l’optique et l’haptique s’impose comme le lieu vif d’un échange entre les recherches de Giacometti et les réflexions de Balzac, et se traduit dans la représentation du féminin par la mise en rapport des figures de la prostituée et de la déesse, la femme que par excellence on peut toucher et l’intouchable même devenues interchangeables, dans un « va-et-vient de la distance la plus extrême à la plus proche familiarité »1173.

La problématique de la distance dans laquelle Giacometti apparaît pris jusqu’à en devenir l’artiste d’une « transe dimensionnelle »1174 plonge donc elle aussi ses racines dans les grandes obsessions de la littérature sur l’art, et il faut voir ce que Giacometti rejoue du mépris de Frenhofer pour la « grandeur nature » lorsqu’il rend compte de l’illimitation dans laquelle le travail d’après modèle venait chez Bourdelle s’abîmer jusqu’à l’impossible :

‘Impossible de saisir l’ensemble d’une figure (nous étions trop près du modèle et si on partait d’un détail, d’un talon ou du nez, il n’y avait aucun espoir de jamais arriver à un ensemble).
Mais si par contre on commençait par analyser un détail le bout du nez, par exemple, on était perdu. La forme se défait, et ce n’est plus que comme des grains qui bougent sur un vide noir et profond, la distance entre une aile du nez et l’autre est comme le Sahara, pas de limite, rien à fixer, tout échappe1175.’

Retourné en 1935 au travail d’après modèle, les vertiges le reprennent, et voici qu’une tête devient pour lui « un objet totalement inconnu et sans dimensions »1176. Seul le travail lui permet de retrouver l’unité de la figure, mais qui alors sombre dans l’infiniment petit, dans cette attraction lilliputienne qui ne pourra finalement à partir de 1945 être conjurée que par son inverse, les figures ne paraissant « ressemblantes que longues et minces »1177. Mais le tour de force de Giacometti sera de replacer cette « disproportionnalité » du « corps sublime » de la « femme incomparable » au sein des « canons de la vision située », et au prix de l’explosion de ces canons. Il ne sacrifie pas les exigences de la vision à la quête d’un regard, comme Georges Didi-Huberman nous a montré Frenhofer le faire, il fait des premières l’instrument de la seconde et entreprend donc d’arrimer ces deux infinis, ces deux démesures du vertige érotique et du vertige de connaissance. De plus, s’il est vrai que les modèles qui lui ont imposé la plus radicale perte de moyens et de proportions sont ceux qui mettaient en jeu une situation de désir, et si d’une manière générale, Jean Genet a noté qu’il s’éprenait de ses modèles1178, Giacometti mènera la question de la disproportion bien loin de celle de la « femme incomparable », trouvant par le dessin notamment les moyens d’une forme d’amour ou de curiosité où tous les sujets finissent par s’équivaloir dans une quasi-indifférence qui rejoint l’attention extrême. Giacometti n’a pas besoin, comme Frenhofer, d’aller courir la Grèce pour dénicher le modèle idéal, « l’introuvable Vénus des anciens »1179, il la trouve dans le visage le plus commun. Les visages de sa mère, de sa femme, d’une prostituée parviennent à susciter un intérêt passionné chez lui au point de pouvoir passer le restant de sa vie à les peindre en pensant n’en avoir qu’effleuré la richesse. De plus en plus, vers la fin de sa vie, les choses proches, familières font « naître en lui un désir comparable à celui avec lequel le romantisme [s’est] mis en quête de l’indéfinissable, de l’absolu sans limite au-delà des choses »1180. Il peut ainsi déclarer  :

‘Si le verre qui est là devant moi m’étonne plus que tous les verres que j’ai vus en peinture, et si je pense même que la plus grande merveille des merveilles en architecture ne pourrait m’impressionner plus que ce verre, ce n’est vraiment pas la peine que j’aille jusqu’aux Indes pour voir tel ou tel temple, quand j’en ai tant et plus devant moi1181.’

Aux antipodes donc de Frenhofer et de la « l’introuvable Vénus des anciens », nous pouvons remarquer avec David Sylvester qu’il a transposé « la quête romantique de l’absolu […] dans l’objet le plus proche »1182.

Et pour conclure ces quelques remarques à propos de la lecture du Chef d’œuvre inconnu par Giacometti et de ce que plus ou moins consciemment il en a transmis dans son œuvre et dans ses discours aux écrivains qui allaient écrire sur lui il faut remarquer que l’évolution de son mode de création l’a conduit à rompre avec l’idée d’une perfectibilité linéaire de l’œuvre d’art, ce qui veut dire que la défiguration n’était plus chez lui la conséquence finale d’une outrance de la figuration, l’explosion de l’œuvre surchargée en un chaos de couleurs trahissant le caractère inachevable de la quête d’incarnat. Giacometti tendait au contraire de plus en plus à intégrer à ses recherches l’acceptation d’emblée de leur absence de terme, à se situer de plain-pied dans l’inachevable où l’effet de pan ne vient plus sanctionner l’échec final mais où l’infusion panique innerve tout processus de construction1183 : « le faire-défaire [de Giacometti] était le contraire de l’attitude du perfectionniste qui cherche à atteindre le chef d’œuvre absolu avant de mourir. Détruire, c’était pour lui dégager le terrain sur lequel il pourrait poursuivre »1184.

Notes
1113.

Hendel Teicher, « Du Minotaure au Labyrinthe », Alberto Giacometti – Retour à la figuration, 1933-1947, op. cit., p. 22.

1114.

Idem, n. 37 et 38. Voir encore p. 10 : « Evocation d’Honoré Balzac reproduite dans Labyrinthe », n°21, juillet-août 1946, p. 14, Genève. Et p. 11 : « Hommage à Balzac, 1946, crayon ».

1115.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 335.

1116.

Le Chef d’œuvre inconnu, La Comédie humaine, t. X, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », [1831], p. 418. Voir Hendel Teicher, ibid., p. 22.

1117.

 Voir Jean Laude, « Le Combat solitaire d’Alberto Giacometti », Critique, n° 198, novembre 1963, pp. 1046-1062.

1118.

Voir Reinhold, ibid., n. 53, p. 303 : « ‘Hier, vers le soir, j’ai cru avoir fini. Quoique j’aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur. La femme est collée au fond de la toile, on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée. On ne sent pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent. Le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles. Les contours sont faux, ne s’enveloppent pas et ne promettent rien par-derrière. Il n’y a pas de ligne dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont’. Il est difficile de résister à la tentation de se reporter pour chaque phrase de Balzac aux dessins de Giacometti.

‘Voyez comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte. Aussi n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds’. Ceci est littéralement vrai pour les portraits peints de Giacometti des années autour de 1954 ».

1119.

Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 13.

1120.

Pour un élargissement à la peinture du XIXème siècle, voir Jean Clay, « Onguents, fards, pollens », Bonjour Monsieur Manet, Paris, Centre Pompidou, 1983, p. 10. Georges Didi-Huberman – op. cit., pp. 35-36 – a souligné que « cinq années avant la rédaction du Chef d’œuvre inconnu, mourait en pleine gloire l’opticien Fraunhofer, auteur d’une Théorie des halos, d’un mémoire sur les modifications de la lumière, - et surtout fondateur notoire de la spectroscopie : il avait été le premier physicien a mettre en évidence la nature spectrale de la lumière solaire (utilisant pour cela le pouvoir dispersif des prismes) : le rayon de pure lumière se révélait constitué de cinq cent soixante-seize pellicules ou raies (dites « raies de Fraunhofer ») dont l’organisation fut alors supposée dire quelque chose sur la nature matérielle de l’astre solaire (la supposition se confirma ; Fraunhofer établit par ailleurs une véritable classification spectrographique des étoiles). Le savant Fraunhofer avait donc pénétré l’intimité des corps célestes par la seule analyse de leurs spectres, de leurs diaphanes émanations pelliculaires. On peut imaginer que l’hyper-peintre Frenhofer tenta la même chose avec les corps de chair ».

1121.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., pp. 156-159 et ill. 149-151.

1122.

Jacques Dupin, TPA, p. 67.

1123.

Voir James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., pp. 141-146. Voir également les « Pages de journal » laissées par le professeur japonais, Isaku Yanaihara, Derrière le Miroir, Paris, n° 127, mai 1961, pp. 18-26.

1124.

Honoré de Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu, op. cit., p. 438.

1125.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 44.

1126.

Michel Leiris, PA, p. 14.

1127.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 13.

1128.

Honoré de Balzac, ibid., pp. 416-417.

1129.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 13.

1130.

Honoré de Balzac, ibid., pp. 438.

1131.

Voir chapitre XV.

1132.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Dumayet », op. cit., p. 284.

1133.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 12.

1134.

Michel Leiris, ibid., p. 22. Voir aussi Jean Clay, ibid., pp. 160-161 : « À la fonderie, j’ajoutais des teintes chair sur mes bronzes ».

1135.

Alberto Giacometti, « Paris sans fin », Écrits, op. cit., p. 91.

1136.

« Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 270.

1137.

Honoré de Balzac, ibid., p. 416.

1138.

Ibid., p. 417.

1139.

Alberto Giacometti, ibid., pp. 270-271.

1140.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit, p. 293.

1141.

Ibid., p. 304.

1142.

Honoré de Balzac, ibid., p. 438.

1143.

Voir Georges Didi-Huberman, ibid., p. 12.

1144.

J. Gasquet, cité par P. M. Doran, Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, 1978, p. 124.

1145.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 278.

1146.

David Sylvester, En regardant Giacometti, op. cit., p. 174.

1147.

Jean Genet, AAG, p. 63.

1148.

André Breton, Alentours I, op. cit., p. 539 : « Qu’est-ce que le surréalisme ? C’est la lutte d’Alberto Giacometti contre l’ange de l’Invisible qui lui a donné rendez-vous dans les pommiers en fleurs ».

1149.

Pour cet épisode tel que Giacometti le relate, voir Reinhold Hohl, ibid., p. 273. Il emprunte à Giorgio Soavi, Il mio Giacometti, Milan, 1966 et à Gotthard Jedlicka, « Begegnung mit Alberto Giacometti » (20 mars 1964), Neue Zürcher Zeitung, 16 janvier 1966.

1150.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 268. Pour l’ensemble de l’épisode, voir pp. 264-268.

1151.

Alberto Giacometti, « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », op. cit., p. 27.

1152.

Ibid., p. 28.

1153.

Ibid., p. 29.

1154.

Honoré de Balzac, ibid., p. 425.

1155.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 80.

1156.

Ovide, Les Métamorphoses, livre X, v. 266-297, t. II, trad. G. Lafaye [1928], Paris, Belles-Lettres, 1980, p. 131-132. Cité par Georges Didi-Huberman, idem.

1157.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 246 : « Par contre, travaillant d’après le personnage vivant, – et cela avec presque de la frayeur – j’arrivais, si j’insistais un peu, à voir à peu près le crâne à travers... »

1158.

« Comme Orphée, je descendrai dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie », Honoré de Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu, op. cit., p. 426.

1159.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 82.

1160.

Idem.

1161.

Id.

1162.

Ibid., p. 83.

1163.

Idem.

1164.

Idem.

1165.

Idem.

1166.

Idem.

1167.

Honoré de Balzac, ibid., p. 424.

1168.

Ibid., p. 435.

1169.

Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 162.

1170.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 84.

1171.

Honoré de Balzac, ibid., p. 436.

1172.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 93.

1173.

Jean Genet, ibid., p. 54.

1174.

Jean Starobinski, « À Genève avec Giacometti », Alberto Giacometti – Retour à la figuration, 1933-1947, op. cit., p. 17.

1175.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., pp. 38-39.

1176.

Ibid., p. 43.

1177.

Ibid., p. 44.

1178.

Jean Genet, ibid., p. 67.

1179.

Honoré de Balzac, ibid., p. 426.

1180.

David Sylvester, ibid., p. 154.

1181.

Alberto Giacometti, « Entretien avec David Sylvester », op. cit., p. 291.

1182.

David Sylvester, ibid., p. 155.

1183.

Voir chapitre XV.

1184.

Ibid., p. 129.