1) Rencontre du couple Sartre-Beauvoir avec Giacometti dans La Force de l’âge

Si Le Chef d’œuvre inconnu est l’ouvrage de Balzac qui a le plus compté pour Giacometti dans l’élaboration d’une réflexion sur son art, c’est un autre titre d’ouvrage de l’écrivain qui à partir de 1948 sera accolé à son nom de manière beaucoup plus visible. Entre le 19 janvier et le 14 février 1948 a lieu à New York la première exposition personnelle d’Alberto Giacometti depuis quinze ans. On y découvre pour la première fois les grandes œuvres de l’intense période de création que fut le retour de l’artiste à Paris et ces œuvres marquent le début d’une « gloire qui ne va plus cesser de s’étendre d’un bout à l’autre du monde »1190. Le catalogue de l’exposition contient la fameuse « Lettre à Pierre Matisse » où le sculpteur retrace le parcours qui l’a mené aux figures longilignes qui feront sa célébrité. Il contient également un autre texte qui ne sera pas étranger à ce succès soudain en projetant sur son destinataire, au prix souvent de méprises et d’assimilations forcées1191, une partie de la gloire dont son auteur apparaît auréolé. The Search of the absolute de Jean-Paul Sartre paraîtra la même année en français dans Les Temps Modernes avant d’être repris dans le tome III de Situations l’année suivante1192. Tous les écrivains qui tenteront d’aborder après-guerre l’œuvre de Giacometti auront à se situer par rapport à ce texte et à ce titre donné par Balzac à l’un des romans auxquels il tenait le plus : La Recherche de l’absolu (1834).

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir croisent Giacometti au Dôme dès 1936, ce dont rend compte la mémorialiste dans le premier portrait en forme de diptyque qu’elle consacre au sculpteur. Ces lignes de La Force de l’âge sont – au même titre que celles de Georges Limbour et d’une page de journal de Michel Leiris1193, mais avec cette différence qu’elles sont rétrospectives – précieuses, car elles concernent une période de quasi-vide dans la parole des écrivains au moment où l’œuvre atteint elle-même une quasi-invisibilité. La première partie de ce diptyque, en forme de « médaillon », comme dira plus tard Leiris, ménage une amorce narrative. Elle est la première et peut-être la plus belle touche, par son caractère fuyant, d’un portrait poursuivi au fil de l’évocation des années partagées. Là où Sartre choisit d’aborder l’œuvre de l’artiste par deux copieux blocs textuels auxquels il n’ajoutera que très peu, Simone de Beauvoir, en dialogue constant avec ces deux textes, en reprend pour une part les idées tout en les complétant par la restitution du décor qui les a vues naître. L’amitié retrouve sa part d’anecdote mais aussi l’intensité et la vivacité de ses échanges – ces textes font entendre beaucoup plus directement la parole même du sculpteur – pour un portrait en évolution. Beauvoir, dans La Force de l’âge, La Force des choses, puis Tout compte fait, conserve la chair autour du noyau sartrien, sans jamais laisser supposer de discordance sur le fond, venant plutôt à la rescousse de Sartre lorsque le besoin s’en fait sentir1194. Voici donc l’apparition de Giacometti dans l’espace sartrien vers 1936 :

‘Nous étions particulièrement intrigués par un homme au beau visage raboteux, à la chevelure hirsute, aux yeux avides, qui vagabondait toutes les nuits sur le trottoir, en solitaire, ou accompagné d’une très jolie femme ; il avait l’air à la fois solide comme un rocher et plus libre qu’un elfe : c’était trop. Nous savions qu’il ne faut pas se fier aux apparences et celle-ci avait trop de séduction pour que nous ne la supposions pas décevante : il était suisse, sculpteur et s’appelait Giacometti1195.’

Ce n’est qu’en 1939, lorsque Sartre et Beauvoir firent, probablement chez Lipp1196, la connaissance de Giacometti, que ce fragment laissé en attente se trouve complété. C’est alors un long développement sur le sculpteur et l’état de ses recherches dans ces années où tous les trois se voient souvent. Ces rencontres sont interrompues en 1941 par le départ de Giacometti pour la Suisse où il reste bloqué jusqu’à la fin de la guerre1197.

Le parallélisme entre les deux passages est alors souligné, dans un congé donné à la méfiance initiale envers les apparences : « Pour une fois, la nature n’avait pas triché ; ce que promettait son visage, Giacometti le tenait ; à le regarder de près, d’ailleurs, il sautait aux yeux que ses traits n’étaient pas ceux d’un homme ordinaire »1198. La mémorialiste nous a donc livré les traits, l’apparence de Giacometti, avant de révéler quelques centaines de pages plus loin que ne les démentait pas l’homme caché derrière eux. Il est d’emblée l’homme d’une vérité physiognomonique. L’hypotexte de Sartre est déjà constamment présent dans cette première évocation. Le « visage raboteux » de Giacometti, devenu « visage minéral »1199 répond à la tentation de Sartre de voir en lui un « roc en train de rêver l’humain »1200. Ses « yeux avides » font également écho au moment de l’écriture de ces lignes à ce que Sartre soulignait déjà en 1948 : « Je ne connais personne qui soit autant que lui sensible à la magie des visages et des gestes ; il les regarde avec une envie passionnée, comme s’il était d’un autre règne »1201. Simone de Beauvoir manifeste donc clairement sa volonté, dans ce premier portrait du sculpteur, de lui retourner cette attention passionnée, de restituer la « séduction » de son apparence et de livrer passage à l’émulation qu’il suscite. C’est que cette attention et cette soif sont à l’origine de leur amitié, elle reconnaît en Giacometti l’intelligence qui « colle à la réalité et lui arrache son vrai sens » :

‘Tout l’intéressait : la curiosité était la forme que prenait son amour passionné pour la vie. Quand il avait été renversé par une auto, il avait pensé avec une sorte d’amusement : « Est-ce ainsi qu’on meurt ? Que va-t-il m’arriver ? » La mort même était à ses yeux une expérience vivante. Pendant son séjour à l’hôpital, chaque minute lui avait apporté quelque révélation inattendue, c’est presque à regret qu’il en était sorti. Cette avidité m’allait droit au cœur1202.’

En plus de cette ardeur qui allait fasciner les écrivains, Simone de Beauvoir note que Giacometti les concurrence sur leur propre terrain, avec cette différence que son patient travail d’après modèle l’a doté d’une acuité d’écoute capable de rivaliser avec son maniement aisé de la parole à un degré rare chez les écrivains : « Giacometti se servait de la parole avec maîtrise pour modeler des personnages, des décors, pour les animer ; et il était de ces très rares individus qui, en vous écoutant, vous enrichissent »1203. Dans l’horizon mimétique attendu de l’ut pictura poesis la parole choisit donc pour se dire le vocabulaire de la sculpture alors que le projet de la mémorialiste recoupe celui du sculpteur au sein d’une curiosité partagée où chacun devient le modèle de l’autre. Mais Beauvoir va plus loin et propose une exploration théorique, abondamment nourrie de la parole du sculpteur, de ce dont lui-même ne donne à voir que la pratique. Or voilà que se dessine l’attache de ce problème du visage autour duquel ces deux fragments apparaissent construits. Si Beauvoir a restitué au cours de cette traversée des apparences qui guide le passage d’un texte à l’autre l’unité de sa figure au monolithe Giacometti, c’est que lui-même s’est donné pour tâche de sauvegarder les visages de leur dispersion. Et là où Sartre parle depuis l’aboutissement de cette quête, Beauvoir cherche à annuler la position rétrospective qui est la sienne sur cette période autant que sur le texte de Sartre lui-même pour retrouver par rapport à elle un point de vue prospectif :

‘Qu’est-ce qu’il cherchait au juste ? Moi aussi, la première fois que je les vis, ses sculptures me déconcertèrent : il est vrai que la plus volumineuse avait à peine la taille d’un petit pois. Au cours de nos nombreuses conversations, il s’expliqua. Il avait été lié autrefois avec les surréalistes ; je me rappelais en effet avoir vu dans L’Amour fou son nom et la reproduction d’une de ses œuvres ; il fabriquait alors des « objets » tels que les aimaient Breton et ses amis, qui ne soutenaient avec la réalité que des rapports allusifs. Mais, depuis deux ou trois ans, cette voie lui apparaissait comme une impasse ; il voulait revenir à ce qu’il jugeait aujourd’hui le véritable problème de la sculpture : recréer la figure humaine. Breton avait été scandalisé : « Une tête, tout le monde sait ce que c’est ! » Giacometti répétait cette phrase avec scandale ; à son avis, personne n’avait réussi à tailler ou à modeler une représentation valable du visage humain […]. Un visage, nous disait-il, c’est un tout indivisible, un sens, une expression ; mais la matière inerte, marbre, bronze ou plâtre, se divise au contraire à l’infini ; chaque parcelle s’isole, contredit l’ensemble, le détruit. Il essayait de résorber la matière jusqu’aux extrêmes limites du possible : ainsi en était-il arrivé à modeler ces têtes presque sans volume, où s’inscrivait, pensait-il, l’unité de la figure humaine, telle qu’elle se donne à un regard vivant1204.’

Ce passage nous intéresse particulièrement pour ce qui est de l’histoire du « texte Giacometti »1205. Il en marque un moment charnière, puisque s’y édifie le mythe qui occultera longtemps la réalité des rapports avec Breton, réduite à cette formule sans cesse reprise : « une tête, tout le monde sait ce que c’est ! » Nous mesurons ici la part que tient Sartre et son rejet avec le surréalisme des arts de l’imaginaire dans cet anathème. Sartre et Beauvoir ne chercheront jamais à approfondir le lien entre la partie de l’œuvre qu’ils ont vue émerger et celle qui la précède. Ce passage de la Force de l’âge a donc beaucoup contribué à creuser un gouffre entre les « deux époques » et à simplifier ces questions de l’« objet » et du « réel » dont nous avons tenté de déployer la complexité pour la période surréaliste. Mais surtout Beauvoir se replonge dans un moment de transition : à cette époque Giacometti n’avait d’existence textuelle que par Breton, alors que c’est Sartre qui marquera de manière décisive celle à laquelle il renaîtra après-guerre. Beauvoir précipite ce passage d’une période à l’autre et l’occultation de la plus ancienne dans cette première – dans le temps de la narration – bibliographie giacomettienne nettement orientée. Or, en 1960, la « mémoire »1206 de Simone de Beauvoir est encombrée des textes de Sartre autant que des paroles ultérieures de Giacometti et elle ne parvient pas à laisser ses souvenirs indemnes d’un savoir qui leur est postérieur. Elle place ainsi à la fin de ce passage quelques remarques sur la hantise du vide chez Giacometti : « Pendant toute une époque, quand il marchait dans les rues, il lui fallait toucher de la main la solidité d’un mur pour résister au gouffre qui s’ouvrait à côté de lui. À un autre moment, il lui semblait que rien n’avait de poids : sur les avenues, sur les places, les passants flottaient »1207. Pourtant, lorsqu’il rapporte de telles sensations à Pierre Schneider, Giacometti ne les situe qu’en 1945, lors de la « scission » que produisit dans sa vision de la réalité une séance de cinéma1208.

De même, et c’est ce vers quoi tend tout ce développement, dans le passage que nous venons de citer sur l’unité du visage, elle tente un portrait de Giacometti en chercheur d’absolu balzacien qui ne prend sens que dans une perspective génétique par rapport au texte de Sartre. Il en éclaire les développements futurs, ou passés, selon la perspective choisie. Et cet éclairage revient à préciser la pertinence de l’intertexte balzacien.

Notes
1190.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 289.

1191.

L’œuvre de Giacometti va subir, remarque André Lamarre, une réduction identique à celle de la philosophie et de l’écriture sartrienne, où les mots « angoisse », « solitude », « existence », « absolu » seront repris de façon caricaturale. Voir André Lamarre, ibid., p. 215.

1192.

Jean-Paul Sartre, « Le Recherche de l’absolu », Situations, t. III, Paris, Gallimard, 1949, pp. 289-305.

1193.

Voir Michel Leiris, Journal1922-1989, op. cit., p. 423.

1194.

Voir Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Gallimard, 1972, p. 101.

1195.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p. 288.

1196.

Ibid., p. 500.

1197.

Ce que confirme le Journal1922-1989 de Michel Leiris, op. cit., pp. 370-371 (25 oct. 1942) : « Samedi dernier, rencontré J.-P. Sartre (que je devais voir il y a déjà longtemps par l’intermédiaire de Giacometti, avant que ce dernier retournât en Suisse) ».

1198.

Simone de Beauvoir op. cit., p. 503.

1199.

Ibid., p. 499.

1200.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 291.

1201.

Idem.

1202.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., pp. 500-501.

1203.

Ibid., p. 501.

1204.

Idem.

1205.

Expression d’André Lamarre, ibid.

1206.

Simone de Beauvoir, ibid., n. 1, p. 502.

1207.

Idem.

1208.

Voir Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 265.