3) L’absolu trouvé par la voie de l’apparence située

Dans L’Être et le néant, Sartre est parvenu à assumer par une seule philosophie le déchirement interne à la philosophie kantienne entre le champ phénoménal et l’être nouménal inaccessible à la connaissance. Par son ontologie phénoménologique, Sartre s’est donné un « double être transphénoménal »1255 : celui de l’en-soi et celui de la conscience de soi. L’en-soi ne se laisse saisir que par le phénomène. La conscience de soi, quant à elle, se rapporte au sens de l’apparaître, mais non à son être, donc « le révèle mais ne le fait pas être » : « le pour-soi et l’en-soi constituent deux êtres autonomes mais en relation intérieure du chef de la spontanéité de la conscience. La question de l’origine de ces deux êtres, de leur relation hors la relation qu’ils nouent dans le champ de l’immanence, est renvoyée au domaine métaphysique »1256. Nous pouvons alors mieux approcher le sens d’« absolu » dans le texte. En effet Sartre, qui a élargi la notion d’expérience sous l’influence de Husserl, peut désigner le phénomène sous cet autre nom de « relatif-absolu » : il est relatif à qui il apparaît, mais absolu « en ce que toute appréhension phénoménale est le tout du phénomène : formes et intuitions »1257. Le phénomène n’est plus un masque derrière lequel l’être serait dissimulé, il impose son être en tant que masque ou apparence, et son appel d’être sera « partout en lui et nulle part, il n’y a pas d’être qui ne soit d’une manière d’être et qu’on ne saisisse à travers la manière d’être qui le manifeste et le voile en même temps »1258. Il peut alors se tourner vers Giacometti qui a choisi de sculpter l’apparence située et non plus l’être et, s’abîmant tout entier dans le relatif, dans la forme extérieure des êtres, a trouvé le chemin de l’absolu : « Avant lui on croyait sculpter de l’être et cet absolu s’effondrait en une infinité d’apparences. Il a choisi de sculpter l’apparence située et il s’est révélé que par elle on atteignait à l’absolu »1259. « [V]ous parliez beaucoup avec Giacometti, dira plus tard Simone de Beauvoir à Sartre, et il y avait dans sa manière de comprendre la sculpture, quelque chose qui allait avec vos propres théories sur la perception et l’imaginaire ». « Oui », répondra Sartre, « on se comprenait »1260.

Il faut donc prêter l’oreille à la manière particulière dont Sartre fait résonner le titre balzacien : loin de désigner une rencontre directe avec l’« être absolu cause de soi » dont L’Être et le néant et les Cahiers pour une morale ont montré le caractère contradictoire, Sartre reconnaît en Giacometti le sculpteur qui aura cherché l’absolu dans le seul lieu où l’ontologie phénoménologique sartrienne lui avait réservé une place. Le don que fait Sartre à Giacometti de ce titre n’est alors pas mince, puisque c’est en ces termes que lui-même avait envisagé dans les Carnets de la drôle de guerre l’ensemble du projet philosophico-littéraire qu’il avait mené jusque-là1261. Pour être plus exact, il s’agit moins dans la genèse du projet sartrien de rechercher l’absolu en tant que tel, que de parvenir à articuler ces deux absolus que sont la conscience et la chose : « l’appropriation de cet absolu, la chose, par cet autre absolu, moi-même »1262. Il perçoit alors dans l’ensemble de sa démarche le même déplacement dont sera le lieu son article sur Giacometti : « Cette quête de l’absolu […] pouvait me conduire à l’existentiel »1263. Ces carnets datent de novembre-décembre 1939, Sartre est alors soldat en Alsace. À son retour à Paris, il put reprendre ses discussions avec Giacometti avant que celui-ci ne parte à son tour. C’est alors qu’il fut, rapporte Simone de Beauvoir, « particulièrement touché » par les recherches de Giacometti en quête d’unité face à l’inexorable dispersion de la matière. Il pouvait y reconnaître son propre effort depuis sa jeunesse pour « comprendre le réel dans sa vérité synthétique »1264. Elle-même prend acte d’une « affinité […] profonde » entre les deux hommes, et qui tient à leur capacité commune à se livrer entièrement à leur quête d’absolu, à leur absorption totale par une « idée fixe », selon le mot de Cézanne déjà cité : « ils avaient tout misé, l’un sur la littérature, l’autre sur l’art ; impossible de décider lequel était le plus maniaque »1265.

La quête de l’absolu à laquelle Giacometti dans son article lui apparaît livré peut donc devenir pour Sartre un miroir de la sienne propre. Cette quête de l’absolu engage pour lui, bien avant L’Être et le néant, une tentative de conciliation « entre sa théorie de la contingence et la thèse de l’autonomie de la conscience »1266 qui se trouve exprimée dans ces deux passages des Carnets : « Bref, je cherchais l’absolu, je voulais être l’absolu et c’est ce que j’appelais la morale »1267 ; « cette morale, c’était pour moi la transformation totale de mon existence et un absolu. Mais finalement, je recherchais plutôt l’absolu dans les choses qu’en moi-même, j’étais réaliste par morale »1268. C’est dans La Transcendance de l’Ego puis dans L’Être et le néant que Sartre va s’employer à dégager l’absolu de la conscience. La distinction fondatrice établie dans L’Être et le néant entre conscience de soi et connaissance de soi permet à Sartre d’affirmer le « caractère absolu de la conscience de soi, débarrassée de toute subordination à la réflexion »1269. C’est parce qu’elle s’éprouve dans « la plus concrète des expériences »1270 que la conscience est un absolu, mais surtout parce qu’elle est conscience d’elle-même : il s’agit d’un « absolu d’existence, non de connaissance »1271. Mais Sartre, entre La Transcendance de l’Ego et L’Être et le néant, a renoncé à la thèse confortable d’une « conscience-refuge » que rien ne peut affecter, parce qu’elle est cause de soi. L’exigence d’authenticité passe alors par la « prise en charge de l’historicité fondamentale de la conscience »1272 : « Valeur métaphysique de celui qui assume sa vie ou authenticité. C’est le seul absolu ». L’Être et le néant peut alors dépasser la simultanéité de l’homme et du monde vers la transphénoménalité de l’être en soi que nous avons évoquée : le phénomène d’être est certes un absolu – il se dévoile comme il est ­– mais il ne peut être qu’un « relatif-absolu »1273, parce qu’il ne peut être que pour une conscience. L’être-en-soi, condition de ce dévoilement, échappe lui à cette relativité : « Le phénomène d’en-soi est un abstrait sans la conscience mais non son être »1274. L’Être et le néant oblige donc à penser une « subjectivité absolue [qui] renvoie d’abord à la chose », c’est-à-dire le « retard de la conscience sur l’être »1275.

L’œuvre de Giacometti se présente donc à Sartre comme un extraordinaire révélateur de cette question par son strict refus d’excéder les limites de la connaissance au profit d’une improbable objectivité : « le point de vue de Giacometti rejoignait celui de la phénoménologie puisqu’il prétendait sculpter un visage en situation, dans son existence pour autrui, à distance, dépassant ainsi les erreurs de l’idéalisme subjectif et celles de la fausse objectivité »1276. S’il y a donc un lien entre le titre de l’article tel que Sartre l’entend et Balzac, outre la question de l’unité à laquelle il fait subir un déplacement, il est à chercher plutôt du côté du Chef d’œuvre inconnu. En effet dans ce roman, nous l’avons vu, l’exigence de l’incarnat comme ambition picturale portée à son comble rejoint le doute. C’est au nettoyage critique du regard qui découle d’un tel doute que nous en viendrons dans le prochain chapitre. Mais il nous faut d’abord envisager le troisième temps de la recherche de l’absolu telle qu’elle apparaît dans nos textes.

Notes
1255.

Pierre Verstraeten, « L’Être et le néant », Dictionnaire Sartre, Paris, Honoré Champion éditeur, 2004, p. 169.

1256.

Idem.

1257.

Ibid., p. 168.

1258.

Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, rééd. « Tel », p. 30.

1259.

« La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 301.

1260.

Simone de Beauvoir, « Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974 », op. cit., p. 290.

1261.

Voir Grégory Cormann, « Absolu », Dictionnaire Sartre, op. cit., p. 15.

1262.

Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 1995, p. 283.

1263.

Idem.

1264.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 501.

1265.

Idem.

1266.

Grégory Cormann, ibid., p. 16.

1267.

Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 282.

1268.

Ibid., p. 286.

1269.

Grégory Cormann, idem.

1270.

Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, op. cit., p. 23.

1271.

Ibid., p. 22.

1272.

Voir Grégory Cormann, idem.

1273.

Jean-Paul Sartre, ibid., p. 12.

1274.

Ibid., p. 670.

1275.

Ibid., p. 666. Voir Grégory Cormann, idem.

1276.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 502.