1) Le Projet de Giacometti de Sartre à Bonnefoy

Sartre a donc ouvert dans son analyse de l’œuvre de Giacometti la voie de l’ontologie. Il a été le premier à prêter attention dans son regard posé sur ces sculptures à la façon dont l’apparaître y vient trouer l’apparence. Il est alors le premier à désigner pour source de l’unité de ces sculptures la recherche de l’expression d’une présence, qui justifie la nécessité de leur élongation. Ce mot de « présence » est un leitmotiv des textes qui abordent l’œuvre de Giacometti et particulièrement chez les poètes, aussi aurons-nous à y revenir pour en préciser le sens, sujet à des variations. Nous nous en tiendrons pour l’instant à ce qui prolonge cette grande question de l’absolu. Revenons donc à la jonction entre les problèmes de l’indivisibilité et de la « présence » telle qu’elle s’opère dans le texte de Sartre :

‘Il faut comprendre, en effet, que ces personnages qui sont tout entiers et d’un coup ce qu’ils sont ne se laissent ni apprendre, ni observer. Dès que je les vois, je les sais, ils jaillissent dans mon champ de visuel comme une idée dans mon esprit, l’idée seule possède cette immédiate translucidité, l’idée seule est d’un coup tout ce qu’elle est. Ainsi Giacometti a résolu à sa façon le problème de l’unité du multiple : il a tout bonnement supprimé la multiplicité. C’est le plâtre et le bronze qui sont divisibles : mais cette femme qui marche a l’indivisibilité d’une idée, d’un sentiment ; elle n’a pas de partie parce qu’elle se livre toute à la fois. C’est pour donner une expression sensible à cette présence pure, à ce don de soi, à ce surgissement instantané que Giacometti recourt à l’élongation. Le mouvement originel de la création, ce mouvement sans durée, sans parties, si bien figuré par les longues jambes graciles, traverse ces corps à la Greco, et les dresse vers le ciel. En eux mieux qu’en un athlète de Praxitèle, je reconnais l’homme, commencement premier, source absolue de son geste. Giacometti a su donner à sa matière la seule unité vraiment humaine : l’unité de l’acte1278.’

L’apparaître de l’homme est donc « surgissement », « présence pure », c’est cette force de jaillissement qui confère aux sculptures de Giacometti cette unité que Claës cherchait sous l’infinie divisibilité de la matière. De même, dans « Les Peintures de Giacometti », les quatre figurines séparées de nous par une distance qui semble infranchissable deviennent « quatre longues filles d’une encombrantes présence, qui surgissent du sol et vont s’abattre sur lui toutes ensemble, comme le couvercle d’une boîte […] »1279.

L’analyse sartrienne traite donc déjà la question de l’unité dans sa réflexion sur Giacometti, mais si elle fait de cette unité la clef d’une compréhension de l’homme – par l’acte, l’homme se manifeste comme unité, il est « source absolue de son geste » – elle se distingue résolument de la quête de l’Un qui était celle de Claës. Or, il est une pensée qui, parmi les nombreux textes consacrés à Giacometti, va remettre au premier plan cette question de l’Un pour en faire le fil directeur de sa lecture de l’œuvre, autant que le pivot de sa propre poétique. Yves Bonnefoy est parmi nos auteurs celui qui a écrit le plus tardivement sur Giacometti, et son point de vue sur l’œuvre est uniquement rétrospectif, mais il a connu Alberto Giacometti. Après un premier texte en 1966 dans la revue L’Éphémère, il aura attendu plusieurs années avant de déployer sa réflexion dans toute son envergure, et devenir avec les années 1990 l’écrivain qui a le plus abondamment publié sur Giacometti. Le temps n’est pas venu d’aborder en détails le rapport d’Yves Bonnefoy à Alberto Giacometti, nous ne voulons évoquer ici qu’un certain visage de ses textes, qui est d’avoir donné ses derniers développements au lien tissé entre la « chimie unitaire » de Claës et ce qui apparaît pour lui comme l’art unitaire de Giacometti. Nous proposons donc un premier parcours des écrits d’Yves Bonnefoy avec pour hypothèse de lecture l’idée que, bien plus près de Balzac que Sartre, il a fait de Giacometti avec sa Biographie d’une œuvre, le protagoniste d’une Recherche de l’absolu qui n’a rien a envier aux grands romans des « études philosophiques » de la Comédie humaine. Cette hypothèse forcément réductrice – mais nous reviendrons ensuite en détails sur la pensée d’Yves Bonnefoy – devrait surtout nous permettre d’analyser la construction de ce texte qui nous apparaît comme son véritable « roman de la présence ». Il s’agit ici de déployer le fil narratif de ce récit biographique qui peut se lire comme une passionnante Recherche de l’absolu, et qui sûrement aurait mérité ce titre s’il n’avait déjà été pris par un autre.

Il y a d’ailleurs sens à rapprocher les textes dans cette perspective biographique Yves Bonnefoy de Sartre, étant donnée la proximité de ce livre avec les grandes études sartriennes dont elle partage les méthodes. Yves Bonnefoy a-t-il écrit avec Giacometti son Saint Genet ? Il nous propose un mélange particulier de critique d’art, de psychanalyse existentielle, de poétique comparée et d’ontologie, le tout unifié par l’hypothèse de départ d’un projet que tour à tour il nomme « le désir de Giacometti »1280, « la nécessité de Giacometti »1281 ou tout simplement « le projet de Giacometti »1282. Celui-ci ne se distingue alors des grandes quêtes de projet sartriennes que par une sympathie plus grande à l’égard de son objet et par des divergences sur les principes à partir desquels ces analyses sont menées.

Ces divergences sont sensibles lorsque la figure de Sartre s’impose au biographe de l’œuvre dans sa présentation du paysage intellectuel parisien tel que Giacometti le retrouve à son retour de Genève. Le livre d’Yves Bonnefoy se construit dans une proximité rivale avec deux autres grandes pensées qui occupent largement l’espace giacomettien : celle de Georges Bataille et celle de Sartre1283. Si la pensée de Bataille est longuement analysée et combattue, un véritable affrontement de Sartre est éludé, même si les différences sont nettement marquées. Le seul mode interrogatif vaut pour un désaveu :

‘Faut-il mentionner aussi Sartre ? Là commencent les différences, de sensibilité, d’intentions profondes, et Giacometti comprendra un jour, nous le verrons, quels malentendus avaient foisonné dans leurs longues conversations, mais Sartre n’avait pas été non plus sans l’encourager dès 1939 ou 40 à dégager de sa pratique artistique les quelques catégories – le tout, l’infini, la matière – dont il avait besoin afin, simplement, de survivre dans ses années de recherche vaine. Au retour à Paris, Giacometti va certainement feuilleter L’Être et le néant. Et l’esprit en éveil du philosophe « existentialiste » va valoir au sculpteur en 1948 et plus tard des préfaces qui vont le rendre célèbre1284.’

Voilà Sartre évacué bien vite, même si quelques concessions sont consenties à travers cette mise hors jeu. C’est donc dans le mouvement d’ensemble du livre qu’il faut chercher en creux une réponse à Sartre. Car ces « malentendus », quels sont-ils ? Simplement le fameux incident qui causa la brouille tardive entre Giacometti et Sartre ? De l’accident de 1938 qui devait laisser Giacometti pour quelques temps boiteux, nous avons vu la lecture que proposait Yves Bonnefoy1285. Le récit qu’en fera Sartre dans Les Mots donnera lieu à un froid dans les relations entre les deux hommes.

Notes
1278.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 301. Nous soulignons.

1279.

« Les Peintures de Giacometti », Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 347.

1280.

« Le désir de Giacometti », in catalogue Alberto Giacometti : sculptures, peintures, dessins de l’exposition du musée d’Art moderne de la ville de Paris (30 novembre 1991 au 15 mars 1992). Repris dans Le Nuage rouge. Dessin, couleur et lumière, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999, pp. 453-473.

1281.

La Nécessité de Giacometti, Paris, Assouline, 1998.

1282.

« Le projet de Giacometti » (texte d’introduction à l’exposition Giacometti organisée à Barcelone en mars-mai 2000 par la fondation Caixa Catalunya et le Fondation Maeght), RR.

1283.

Le rapport à Breton ne se pose pas dans les mêmes termes.

1284.

Yves Bonnefoy, BO, p. 285.

1285.

Voir ci-avant.