2) Le malentendu entre Sartre et Giacometti au moment des Mots

Après avoir inséré, comme le remarque André Lamarre, sa vie dans son approche de l’œuvre du sculpteur, invoquant par exemple son expérience dans un camp de prisonnier dans l’article de 19541286, Sartre en vient par un processus inverse à faire entrer la vie de Giacometti dans sa propre autobiographie1287. Cet épisode qui déjà avait symbolisé pour Simone de Beauvoir la curiosité insatiable de Giacometti, cette curiosité partagée sur laquelle reposait leur amitié, Sartre en insère une autre version entre deux paragraphes des Mots illustrant le refus du hasard qui avait été le sien à dix ans. De cette attitude Giacometti emblématise l’extrême inverse, et le sculpteur devient dans ces ultimes lignes de Sartre sur lui le prétexte d’un éloge de la contingence :

‘Il y a plus de vingt ans, un soir qu’il traversait la place d’Italie, Giacometti fut renversé par une auto. Blessé, la jambe tordue, dans l’évanouissement lucide où il était tombé, il ressentait une sorte de joie : « Enfin, quelque chose m’arrive » ! Je connais son radicalisme : il attendait le pire ; cette vie qu’il aimait au point de n’en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard : « Donc, se disait-il, je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre ; je n’étais fait pour rien ». Ce qui l’exaltait, c’était l’ordre menaçant des causes tout à coup démasqué et de fixer sur les lumières de la ville, sur les hommes, sur son propre corps plaqué dans la boue le regard pétrifiant d’un cataclysme : pour un sculpteur, le minéral n’est jamais loin. J’admire cette volonté de tout accueillir. Si l’on aime les surprises, il faut les aimer jusque-là, jusqu’à ces rares fulgurations qui révèlent aux amateurs que la terre n’est pas faite pour eux1288.’

Il s’avère que tout ceci s’était passé non pas place d’Italie comme le veut le miroir déformant de la littérature, mais place des Pyramides1289, et que son sens, aux yeux de Giacometti, avait été tout différent. Simone de Beauvoir se fera l’écho de cette incompréhension finale dans les ultimes notes de ses mémoires sur Giacometti, trouvant assez d’arguments pour absoudre Sartre d’un décalage dont elle renvoie la responsabilité à Giacometti :

‘Nous ne l’avons pas beaucoup vu cette année-là [1964]. À mon grand étonnement, comme nous revenions d’U.R.S.S., Olga m’a dit qu’il en voulait à Sartre à cause d’un passage des Mots où il était question de lui. Dans un bar de Montparnasse, elle l’avait entendu dire à son ami Lotar : « Je suis content que Sartre ne revienne qu’en juillet : j’aurai eu le temps d’oublier ». Il était très sombre, a-t-elle ajouté […].
Il s’est expliqué avec Sartre en octobre : « Je n’étais pas fâché, mais désorienté », a-t-il dit. Dans Les Mots, Sartre avait raconté, d’après une conversation avec Giacometti, que celui-ci, renversé par une auto place d’Italie, avait pensé en un éclair : « quelque chose m’arrive ». Et Sartre commentait : « J’admire cette volonté de tout accueillir. Si l’on aime les surprises, il faut les aimer jusque-là ». Or, l’épisode avait eu un sens très différent. Giacometti se préparait à partir pour Zürich et il regrettait de quitter une femme qu’il aimait ; sortant de chez elle, place des Pyramides, et renversé par une auto, dans l’ambulance qui l’emportait il s’était réjoui d’un accident qui le retenait à Paris. Si Sartre avait pu faire de cette histoire un récit si inexact, il cessait d’être lui-même. ‘Mais c’est votre récit que j’ai repris », objecta Sartre. Si la réaction de Giacometti avait été aussi insignifiante qu’il le disait aujourd’hui, nous en aurions à peine pris note et, à vrai dire, on ne voit même pas pourquoi il nous l’aurait signalée. Le décalage entre les deux versions venait évidemment de lui mais nous n’avons pas réussi à nous l’expliquer. De toute façon, il nous a paru surprenant qu’il ait pris cette affaire tellement à cœur1290.’

C’est alors vers la grande préoccupation du Giacometti de cette époque qu’elle décrit « envahi par ses obsessions et ses souvenirs » que le Castor reporte l’origine d’un malentendu dont elle minimise l’importance. Mais elle admet que du fait de cet « égarement » des dernières années « nous l’avions déjà perdu »1291. Sartre aura donc délégué sa réponse à Simone de Beauvoir, quant à Giacometti, il laissera finalement tomber la sienne : « Pour Sartre laisser tomber la réponse, ça ne vaut pas la peine. Parler avec lui, mal écrit mal pensé »1292 ! Sartre admettra plus tard, après son Flaubert : « Giacometti était quelqu’un de beaucoup plus complexe que ce que j’en ai dit »1293. Dans les Entretiens, il conclut brièvement en rapportant cet épisode à sa conception de l’amitié, admettant alors implicitement qu’avec Giacometti cette « chose » était alors « morte » :

‘S. de B. – Peut-être le plus proche, c’était Giacometti ; lui, il n’y a jamais eu de brouille.
J.-P. S. – Il n’y a jamais eu de brouille, mais il y a eu des froideurs.
S. de B. – À cause d’une histoire que vous aviez racontée dans Les Mots, et qui n’était pas exactement ce qu’il pensait être la vérité.
J.-P. S. – Giacometti, ça a été bien jusqu’aux tout derniers temps : mais à cause de cette histoire, les derniers mois il était brouillé avec moi, à peu près.
S. de B. – Beaucoup de vos amitiés ont fini en brouilles. […] Pourquoi ç’a été comme ça ?
J.-P. S. – Ça ne me fait rien de me brouiller. Une chose est morte, voilà tout1294.’

Giacometti a toujours été très susceptible sur les épisodes de sa vie qui avaient un sens important pour lui et ne pouvait voir sans exaspération un autre s’en emparer pour les instrumentaliser, et qui plus est produire un contresens. Sartre avait donc usurpé la parole de Giacometti qui aimait à varier les versions d’un même souvenir1295. Il portait un coup d’arrêt à cet art de la fugue en figeant une fois pour toutes l’épisode et son sens, et l’on peut voir dans la réaction de Giacometti le refus de « la fixation écrite de sa narration mythologique flottante »1296.

Notes
1286.

Voir Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 347.

1287.

André Lamarre, ibid., p. 247.

1288.

Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard 1964, pp. 193-194.

1289.

Voir James Lord, Giacometti, op. cit., p. 453.

1290.

Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., pp. 101-102.

1291.

Ibid., p. 103.

1292.

Alberto Giacometti, « Carnets et feuillets », op. cit., p. 233.

1293.

« Penser l’art », entretien de Jean-Paul Sartre avec Michel Sicard, « Sartre et les arts », dirigé par Michel Sicard, obliques, n°18-19, 1981, p. 16.

1294.

Voir Simone de Beauvoir, « Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974 », op. cit., pp. 351-352. Sartre revint à nouveau vers Giacometti pendant l’hiver 1980 où il posa pour le sculpteur Norbert Iborra. D’après Michel Sicard : « Cela débuta à l’occasion d’une médaille que voulait éditer la Monnaie de Paris […]. Cela se termina par un Hommage à Giacometti auquel Sartre devait collaborer en écrivant des textes sur le damier d’un jeu d’échecs où se déplaçaient deux figures, un fou (l’artiste) et une proie (une femme-araignée dans sa toile) ». Sartre confia à Norbert Iborra : « Il ne faut pas que cela soit statique. C’est tout le problème de la sculpture – et de Giacometti aussi. Il avait fait une sculpture, un socle à plusieurs personnages qui marchaient en sens opposé les uns aux autres : c’était uniquement le mouvement là – la marche – qui venait de ce que l’un était déterminé par l’autre, parce que A allait vers B et B vers A… ; et tout n’était que dans le rapport des personnages entre eux en train de marcher.

Il y a de ses peintures qui sont faites avec des arrière-volontés de sculpture. Je pense à six femmes au milieu d’une toile : il y a beaucoup des procédés de sculpteur dedans [sic]. Cette peinture était dans un autre espace – tout son système étant le même que celui du sculpteur ».

Voir « Hommage à Giacometti », in « Sartre et les arts », op. cit., p. 10.

1295.

Voir James Lord, Giacometti, op. cit., p. 454.

1296.

André Lamarre, ibid., p. 252.