Il n’en reste pas moins que Giacometti semble avoir été particulièrement heurté par ces paroles que Sartre lui attribue : « Je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre », qui lui semblèrent si étrangères dans sa bouche1297. Sur ce point sans doute le plus important Beauvoir omet de revenir. C’est ce qui conduit Yves Bonnefoy à voir pour sa part dans cet épisode l’indice d’un désaccord plus profond, comme il l’avance dans un passage qui est une manière de se réaffirmer face à Sartre, comme Jean Genet aimait à le faire mais dans une perspective très différente, comme « le poète », alors que celui-ci figure « le philosophe »1298. Yves Bonnefoy vient en effet d’évoquer Paris sans fin où il reconnaît certains traits qui ont fait « à travers l’histoire la qualité, la grandeur, de quelques œuvres de l’art ou, disons plutôt, de la poésie »1299. C’est alors qu’il insère cette allusion aux mots des deux hommes comme Sartre faisait intervenir Giacometti dans le cours de son autobiographie, a contrario :
‘[…] et je pense aussi bien, mais cette fois comme un contre-exemple, à la page de Sartre, dans Les Mots, qui raconte cet accident de la place des Pyramides, qui avait tant compté pour Giacometti, en présentant ce dernier comme quelqu’un qui « aime la vie » mais pour finir par n’y reconnaître qu’absurdité et non-sens, et conclure alors qu’il n’était « pas fait pour sculpter, pas même pour vivre ». Quand Alberto lut cela, en 1962, et vit ce que Sartre avait fait de ses paroles, il fut profondément étonné, il s’indigna, il rompit pour un temps avec lui qui parlait de façon si péremptoire d’intuitions et de sentiments dont il n’avait pas idée. Lui, l’auteur de Paris sans fin, il savait que le « sentiment de l’absurde » n’est de l’existence qu’une lecture superficielle, trop empiégée dans les mots pour même ressentir la vraie joie et le vrai tragique, et il savait aussi que s’il échouait dans ses entreprises d’artistes, comme il l’avait dit à Sartre, c’était parce que la merveille est au-delà de toutes les prises, mais sans pour autant que cela prive de sens l’effort qu’on fait pour l’atteindre. En finir donc avec ces malentendus, se dit-il. Plutôt rester avec ceux qui vous comprennent à demi-mot, fût-ce dans les conversations errantes et alourdies de fatigue dans les cafés avant l’aube1300.’Cet épisode dépasse donc de loin pour Bonnefoy un simple problème d’intrusion dans la mémoire de l’autre et de détournement d’un souvenir ayant une forte valeur affective pour le pétrifier par l’écrit. Ce « malentendu » superficiel est à son sens l’indice d’un malentendu beaucoup plus profond, et qui porte sur le sens même de la recherche de l’absolu. Le nœud de ce désaccord, c’est alors à nouveau ce problème de l’unité que pointe Bonnefoy pour un ultime rebondissement de cette question. Il reconnaît en effet qu’en ces années d’immédiat après-guerre la philosophie a posé « avec raison la question fondamentale, celle de l’existence, de l’être-au-monde », mais qu’alors « l’existentialisme, ou ce qui passait pour tel, ou ce qu’on en disait dans les conversations d’atelier, mettait trop l’accent sur l’idée d’angoisse ». Que manquait-il alors à cette pensée ? Le « sens de l’Un qui naît de la poésie »1301. C’est sous le signe de cette quête de l’Un qu’Yves Bonnefoy va lire l’ensemble de l’œuvre, pour entraîner son lecteur à la suite de Giacometti de l’obscurité du premier chapitre – « La pierre noire » – vers la lumière du dernier chapitre – « L’expérience de la lumière »1302.
L’épigraphe place d’emblée le biographe sur le même plan que Porphyre, biographe de Plotin, nous indiquant combien cette figure de philosophe compte davantage à ses yeux que celle de Sartre pour comprendre Giacometti, entre ascétisme, tension spirituelle, et pensée de l’Un : « Son attention à lui-même ne se relâchait jamais, sinon pendant son sommeil qu’empêchait d’ailleurs la maigre chère qu’il faisait (souvent il ne prenait même pas de pain) et la continuelle orientation de sa pensée vers l’esprit »1303. Ce portrait du philosophe en héros spirituel nous indique dans quelle proximité la figure de Giacometti est placée, et le texte avoue ses affinités avec les récits de vie des grandes figures de l’esprit, et particulièrement, nous le verrons, avec l’hagiographie au sens propre. La Biographie d’une œuvre de Bonnefoy peut en effet à bien des égards se lire comme un fragment de la Légende dorée. Pour être exact, la figure de référence pour Bonnefoy n’est pas précisément celle du saint, mais plutôt celle de l’ermite. Il est en effet révélateur qu’il ait pu concentrer sa lecture de l’art du XXème siècle autour de trois figures majeures. Giacometti, Picasso, Bonnard : l’ermite, le diable, le saint1304. Le Giacometti de Bonnefoy se rapproche alors parfois étrangement d’une Tentation de Saint Antoine où Dieu serait remplacé par la « présence ». Mais la figure de l’alchimiste se surimpose au fil du développement du texte à celle de l’ermite, ce qui nous reporte vers la Recherche de l’absolu. Il faut alors se tourner vers Claës et se souvenir de cette intuition qui l’a contaminé : la « chimie unitaire ». Cette intuition est celle du simple, de la substance unique, de cette « substance commune à toutes les créations, modifiée par une force unique » qui à Claës aussi est apparue « cherchable »1305, en tant que « MATIÈRE UNE »1306. Et c’est juste après la publication de ce livre, en octobre 1834, que Balzac avait eu son Eurêka, l’intuition fulgurante de l’unité de son œuvre, alors que Le Père Goriot dépassait les proportions de la nouvelle et que l’idée de faire reparaître ses personnages d’un roman à l’autre lui venait1307. Le 26 octobre, les Études sociales, qu’il nomme pour la première fois ainsi, prennent l’aspect d’un seul ensemble :
‘Les Études de mœurs représenteront tous les effets sociaux […]. / […] la seconde assise sont les Études philosophiques, car après les effets viendront les causes […]. / Puis, après les effets et les causes, viendront les Études analytiques […], car après les effets et les causes doivent se rechercher les principes. Les mœurs sont le spectacle, les causes sont les coulisses et les machines. Les principes, c’est l’auteur, […] à mesure que l’œuvre gagne en spirale les hauteurs de la pensée, elle se resserre et se condense. […] Après avoir fait la poésie, la démonstration de tout un système, j’en ferais la science dans l’Essai sur les forces humaines. / Et, sur les bases de ce palais, moi enfant et rieur, j’aurai tracé l’immense arabesque des Cent contes drolatiques 1308.’Mais Balzac avait en lui depuis longtemps le « germe d’une haute synthèse »1309 qui seul permet cet élan unitaire, comme pour Yves Bonnefoy Giacometti, au sein même de la dispersion des « années d’apprentissage », avait en lui les ressources qui allaient lui permettre d’accomplir bientôt « la synthèse de la présence »1310.
Quant à la philosophie de Plotin, par son interprétation originale du Parménide de Platon, elle est tout entière tournée vers une doctrine de l’Un, et se signale par sa « conception du double – et unique – mouvement de la procession qui est effusion d’unité et de la conversion ou ascension purificatrice vers le Principe »1311. Cette philosophie a eu une influence profonde sur le développement de la poétique d’Yves Bonnefoy, elle innerve son Giacometti jusqu’à voir le développement de l’œuvre se confondre avec cette ascension, « voie escarpée qui monte vers l’Invisible »1312 – une ascension non dénuée de rechutes régulières. Cette œuvre est pour Yves Bonnefoy beaucoup trop intempestive pour être épuisée par la philosophie qui lui fut contemporaine, et sa compréhension réclame un décentrement de la pensée par l’opération duquel la lecture de Plotin devient plus pertinente que celle de Sartre :
‘La plupart des artistes sont l’expression plus ou moins claire de pensées – sur l’art, notamment – qui prédominent à leur époque. Mais il en est qui ne peuvent être compris que si l’on se rend compte qu’ils font place dans leur travail à des besoins, de l’esprit ou de la simple existence, que cette époque a oubliés ou réprime.Tel fut le cas, tel le destin de Giacometti1313.
Bonnefoy se réfère, pour évoquer l’art de Giacometti, à l’art roman et à l’art byzantin, qui lui semblent infiniment plus proches de cette œuvre que les productions de ses contemporains. De même, outre Plotin, la philosophie médiévale, « qui savait mieux que les temps modernes poser le problème de l’Être »1314, lui paraît plus propre que l’Existentialisme a rendre compte des problèmes qu’elle eut à affronter.
Le titre ouvre un champ que dans un même geste il circonscrit. Intituler son livre Biographie d’une œuvre, c’est tenter une synthèse entre la monographie – parcours d’une œuvre – et la biographie. Yves Bonnefoy s’explique également de ce parti-pris à Jérôme Garcin, précisant qu’il y a des cas « où l’artiste a mis tant de lui-même dans son travail que c’est celui-ci qui est devenu le vrai sujet actif : jugeant, décidant et se nourrissant de l’existence et profitant d’elle ou en souffrant, mais plus lucide, au moins en de grands moments, que l’être quotidien ne peut y prétendre [.] » Les problèmes propres à la vie de l’artiste ne sont pourtant pas écartés, négligés, ils sont « éclairés plutôt, et réorientés, d’une façon qui peut même les bouleverser de fond en comble »1315. Si Bonnefoy ne cesse de parler de la vie de Giacometti dans son ouvrage, c’est donc pour une « réorientation » qui ne craint pas de prêter le flanc au « soupçon » de la modernité littéraire sur la recherche d’une illusoire cohérence dans le bruit et la fureur de l’existence ni de renouer avec une perspective téléologique que dans son œuvre Giacometti avait abandonnée1316.
Voir James Lord, ibid., p. 454. Bonnefoy (ibid., n. 6, ch. X, p. 547) cite quant à lui les paroles de Giacometti à Jedlicka : « Je n’ai jamais dit que je n’étais pas fait pour la sculpture. Je n’ai fait que dire que la sculpture était une chose impossible et que c’est pour cette raison même justement que je fais de la sculpture. Et c’est bien différent, non ? Et pour quoi aurais-je dû en conclure que je n’étais pas fait pour la vie ? J’en suis sorti et j’ai vécu vingt ans depuis, et comment ! Et quel non-sens : je n’étais fait pour rien ! »
Voir Simone de Beauvoir, « Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974 », op. cit., p. 350.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 492.
Ibid., p. 494.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 336.
Ibid., p. 5.
Ibid., p. 7.
Voir « Picasso et Giacometti », RR, p. 121.
Honoré de Balzac, La Recherche de l’absolu, op. cit., p. 124.
Idem.
Voir Nadine Satiat, ibid., pp. 47-48.
Honoré de Balzac, lettre à Mme Hanska du 26 octobre 1834, op. cit., pp. 204-205.
Idem.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 5.
Maurice de Gandillac, « Plotin », Encyclopaedia universalis, p. 493.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 55. Sur les rapports entre Yves Bonnefoy et la pensée de Plotin, voir la lumineuse communication de Gwenaëlle Aubry, « Personne n’y marcherait comme sur terre étrangère » au colloque de Cerisyet le débat qui l’a suivie : Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle publiés sous la direction de Daniel Lançon et Patrick Née, Paris, Hermann Éditeurs, 2007, pp. 197-218. Cet échange permet de mieux appréhender la façon dont Yves Bonnefoy réinvestit une pensée « de la transcendance » sans pour autant céder « aux sortilèges de la transcendance ». Gwenaëlle précise en effet que la transcendance est « omniprésente chez Plotin. Elle s’étage depuis l’Un-Bien, de degré en degré, et jusque dans l’intériorité. Loin d’être un effet de langage, cependant, la transcendance est la condition même du réel : c’est parce que toute cause demeure transcendante à son effet, n’a de lui ni désir, ni besoin, ni volonté, que l’effet peut advenir. La puissance assure, entre la cause et lui, une continuité, de sorte que la transcendance plotinienne se donne comme une séparation sans scission, et comme la condition même de la participation. Mais la participation se déploie, bien sûr, dans la verticalité. » (p. 216). Yves Bonnefoy avance alors qu’il conçoit le déploiement de l’être chez Plotin comme un « ruissellement à partir de l’Un ». Voici la suite de leur échange :
« Gwenaëlle Aubry : En effet, ce qui fait de l’Un-Bien le premier principe, c’est cette surabondance, ce flot de puissance qui donne naissance à l’intégralité du réel tout en maintenant sa trace active jusque dans le sensible. De sorte que […] Plotin tient bien ensemble ces deux aspects : une affirmation radicale de la transcendance et un rapport immédiat au sensible. L’Un est une présence qui perdure dans l’éloignement. Aux Gnostiques, Plotin peut alors opposer que, plutôt que d’accroître la distance, il vaut mieux recueillir pour les ranimer, les réactiver, les traces du Principe en ses effets. Entre lui et nous, dit-il encore, les intermédiaires ne sont pas nombreux.
Yves Bonnefoy : Vous avez cité un vers qui me semble bien, en effet, dire ce que signifie pour moi Plotin : « Ici devient là-bas », avec en plus que c’est réversible, là-bas devient ici sans cesser d’être. Et c’est là ce par quoi je donne à Plotin non seulement du sens, mais de la nécessité, pour toute pensée de la poésie.
Gwenaëlle Aubry : Vous offrez, et c’est là véritablement un don, une façon de demeurer fidèle à la puissance de fascination de la pensée de Plotin, sans céder pour autant au sortilège de la transcendance » (p. 217).
Nous examinerons dans la partie suivante ce que peut signifier pour Yves Bonnefoy, autant pour la poésie que pour les arts visuels, ce rassemblement des traces du Principe en ses effets.
Yves Bonnefoy, La Nécessité de Giacometti, op. cit., p. 5.
BO, p. 70.
Entretien d’Yves Bonnefoy avec Jérôme Garcin, L’Événement du jeudi, 14 novembre 1991, p. 111.
Voir chapitre XV.