4) L’intuition de Giacometti et ses prédispositions à l’élection

Yves Bonnefoy ouvre sa monographie par deux chapitres sur le rapport aux parents qui posent cette question : comment devient-on artiste, et surtout, pourquoi ? Le premier chapitre étudie la double face de l’influence maternelle, à la fois « pierre claire » et « pierre noire », d’après la dichotomie qu’établit Hier, sables mouvants. Elle est celle qui donne l’être, mais qui par sa soumission à une morale puritaine le retire à son enfant. Dans cette figure de la mère se rassemblent, ce sont les deux mots-clefs du regard posé par Bonnefoy sur Giacometti, la « présence » et l’« étranger », c’est-à-dire la plénitude et son retrait. Les « contradictions de sa mère »1317 vont motiver l’attachement passionné de Giacometti à l’enfance perdue, à ce « moment d’avant le désastre qui retient donc son esprit comme la seule réalité qui ait valeur de refuge »1318, et le besoin de retrouver cette réalité par l’œuvre d’art qui semble justifier le recours à la création de celui qui semble uniquement préoccupé de l’Être :

‘Pourquoi un esprit qui reste forclos de la saisie du monde sensible, n’ayant rapport au signe que par souci de l’être qui s’y dérobe, s’est-il engagé, ou du moins est-il demeuré, dans cette activité artistique qui semble ne se nourrir, chez tant d’autres sinon chez tous, que des richesses de l’apparence et des jouissances du rêve ? Qui n’a souci que de l’Être, pourquoi veut-il en passer par la couleur et la forme ? Est-ce pour marquer, en creux, l’absence de ce qui vaut ? Est-ce par espoir que quelque alchimie finira par lui restituer par la voie de l’œuvre cette immédiateté sensorielle qui se refuse dans le vécu ? Ou faut-il penser que l’image, cette expérience sur l’apparence, cette confiance d’une minute ou de toute une durée d’existence dans les moyens que l’être sensible semble proposer à l’esprit, avait été pour Giacometti dès l’enfance une pratique trop exaltée, pour qu’elle ne restât point dans sa vie de plus tard un moment toujours obligé de sa relation à soi-même : disons un point de passage, avant la voie escarpée qui monte vers l’Invisible, ou le souvenir, au contraire, que c’est dans ce qui est, comme il est, dans ses aspects les plus simples, confirmés par le travail de l’artiste, que l’on trouvera, si l’on sait aimer, le bonheur de l’identité à soi-même1319 ?’

L’examen de la relation au père permet au poète d’avancer vers la réponse à cette question, mais c’est pour rencontrer une autre contradiction, celle qui oppose la « grande Unité »1320 recherchée par Giovanni Giacometti dans le sillage de son ami Hodler à l’irréductibilité de la personnalité de l’artiste : il « parle de l’universel et du vrai, mais n’y atteint qu’à travers un prisme ». Cette « dualité de l’Être et du moi »1321 est au centre de la lecture par Bonnefoy de l’épisode des poires qui l’oppose à son père : la chose dans la peinture de ce père qui exige de son fils qu’il peigne ces poires « comme elles sont »1322 n’est plus « une part du tout », elle est simplement « l’occasion d’une acquisitions de signes qui vont permettre au peintre, demeuré seul avec soi, d’être demain, dans la composition du tableau, davantage encore le rêve qu’il a déjà substitué, le sait-il ou pas, à une intimité authentique avec la réalité naturelle »1323. En refusant avec ces poires de faire du « savoir et de son récit » l’objet du tableau, Alberto a moins « contesté le bien-fondé de la vision propre de Giovanni, engagé dans la construction d’un monde », qu’il n’a désiré lui dire « que toute réalité impliquée dans cette lecture-là, subjective, et de ce fait appelée à se soumettre à sa loi n’en a pas moins avec soi-même, hors de l’œuvre, un rapport d’intimité, d’immédiateté sans recul, que l’on peut dire absolu »1324. Voilà donc Giacometti aux prises avec son soldat polonais. Une intuition se fait jour, détruisant le paradis enfantin comme celle de la « chimie unitaire » la tranquille maison flamande, mettant à bas le paradis familial, faisant mourir de chagrin l’épouse et ruinant la descendance de Claës. Cette intuition qu’avait tenté de dire l’intolérable « pierre noire » refoulée, c’est la « perception nue de l’en-soi du monde que tout – ‘paradis’ d’hier, jeux d’enfants autour de la grande pierre dorée, bonheur d’Anetta, peinture selon Giovanni – n’avait cherché jusqu’alors qu’à censurer »1325. Voici Alberto désormais « exilé », « avec pour seul bien […] le sentiment de son existence » : « Le fait d’être est son expérience, d’autant plus perceptible qu’il est dégagé de tous les avoirs, qui l’habillent, qui l’atténuent, mais en cela même il n’en est que plus une énigme, cet absolu n’est qu’une question »1326. Cette lecture de l’œuvre de Giacometti se place tout entière dans la sommation de cette question. La vie de Giacometti en sera bouleversée, de l’« univers dehors » il n’aura plus, vers 18-19 ans, ainsi qu’il le confie à Pierre Schneider, qu’une perception brouillée, et ce bouleversement est mis en rapport avec les expériences mystiques qui excèdent toute forme de langage. C’est alors cette question adressée à l’artiste : « une intuition qui porte sur l’Être même, qui va à cette expérience limite que la mystique donne souvent pour le Rien ou la nuit obscure, peut-elle emprunter, tant soit peu, les voies de la création artistique »1327 ?

Giacometti aura donc eu pour Yves Bonnefoy à choisir entre les valeurs d’une société puritaine et son paradis, ou bien la lucidité. Le choix difficile de la lucidité qui fut finalement le sien le fit accéder « à une expérience directe de ce fait d’être qui d’ordinaire se dissimule sous les diverses façons dont l’existence est vécue »1328. Choisissant d’écouter avec l’épisode des poires un récit que rien, dans l’œuvre de l’époque, ne vient corroborer1329, le « biographe de l’œuvre » se fait donc le guetteur d’une vocation, de l’appel décidant de toute une destinée artistique et reconstruit la cohérence de ce parcours dont il postule l’unité. Ayant suivi dans les deux premiers chapitres l’émergence de la grande intuition de Giacometti, il va épier dans le troisième chapitre les « autres indices » par lesquels il transparaît que cette intuition couve « comme le feu sous la cendre »1330. Le parcours de la jeunesse de Giacometti proposé par Yves Bonnefoy sera donc la poursuite de ces moments « d’affleurement du caché » par lesquels se rend visible une unité d’ensemble, celle qui fonde l’élection de l’artiste-héros autour d’une intuition et d’un appel. La tâche spécifique de celui qui entreprend une biographie d’artiste telle que la conçoit Yves Bonnefoy est en effet de mettre au jour une poétique. Sa méthode pour aborder la jeunesse de l’artiste sera donc de guetter les « moments d’anticipation de la poétique future »1331. Ayant reconnu ces « expériences brusques et fugitives », il s’agit pour lui de les « rapporter à leur sens profond, inapparent comme il est dans leur contexte d’époque », de manière à ce que s’éclaire « l’essentiel »1332.

Quelques ultimes réflexions avaient montré dans le deuxième chapitre les prédispositions de Giacometti à être choisi pour témoigner de l’être. D’abord deux tableaux, l’Autoportrait de 1918, cet « ecce homo » qui cherche surtout à « dire une présence »1333 et le Cantonnier de 1921, pour son recours « à l’optique en ce qu’elle a d’irréductible aux constructions du langage » par lequel ce tableau s’apparente au dessin des poires. Enfin un « petit fait », le témoignage de Pierre Courthion sur le passage de Giacometti en 1919-1920 à l’École des beaux-arts de Genève :

‘Je le revois […] dans l’atelier du père Estoppey […]. Une assez forte fille un peu bouffie, Lulu, posait le nu. Suivant la routine, nous devions mettre en place l’académie entière : tête, bras et jambes. Giacometti, lui, était contre. Il prétendait (comme il avait raison !), ne faire que ce qui l’intéressait. Sur sa feuille de papier Ingres – et à la grande irritation du professeur – il s’obstinait à dessiner, gigantesque, l’un des pieds du modèle 1334. ’

Dans cette première apparition du conflit entre le divisé et l’indivisible et dans le tempérament de celui qui ose s’opposer sur ce point à son professeur, Bonnefoy décèle une proximité avec la pensée de Plotin, quand celui-ci « dénonce l’idée classique de la beauté, qui est dans l’harmonie des parties, ce qui suppose donc des parties, du divisé, obtenu par une analyse »1335. Mais, Plotin le sait, « c’est l’Un qui vaut ». Aller « droit à l’un », c’est alors voir dans tout être autre chose « que la somme de ses parties », ce qui désigne Giacometti à la suite de Plotin comme un « témoin de l’être »1336. Mais il fallait un événement qui provoquât par son appel la transformation de ce témoin latent en témoin actif, et c’est l’Italie, « terre des images par excellence » qui en sera le théâtre. Si les deux premiers chapitres ont en effet détaillé les qualités qui prédisposaient le jeune Alberto à être choisi, le troisième chapitre aura pour objet l’élection même, et le signe par lequel elle se sera manifestée.

Notes
1317.

Yves Bonnefoy, BO, p. 46.

1318.

Ibid., p. 48.

1319.

Ibid., p. 55.

1320.

Ibid., p. 60.

1321.

Ibid., p. 62.

1322.

Alberto Giacometti, « Entretien avec David Sylvester », op. cit., p. 289.

1323.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 69.

1324.

Ibid., p. 73.

1325.

Ibid., p. 77.

1326.

Idem.

1327.

Idem.

1328.

« Le Désir de Giacometti », Le Nuage rouge. Dessin, couleur et lumière, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999, p. 458.

1329.

BO, p. 80.

1330.

Ibid., p. 87.

1331.

Ibid., p. 80.

1332.

Idem.

1333.

Ibid., p. 81.

1334.

Pierre Courthion, L’Art indépendant, Paris, 1958, p. 203-205.

1335.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 85.

1336.

Idem.