5) Les signes de l’élection

Prenant appui sur Mai 1920 1337, Yves Bonnefoy perçoit un « autre indice » de l’intuition alors latente chez Giacometti dans cette sensation de « déchirement de la réalité » éprouvée lors de l’« apparition » des jeunes filles de Padoue1338. Le voici à nouveau, nous dit Yves Bonnefoy, « comme au seuil de l’expérience mystique » :

‘celle qui témoigne sinon de Dieu, du moins d’une Présence sacrée, là où la conscience ne perçoit que les signes qui font que la poire sur cette table n’est pas une pomme, disons, et la consignent de ce fait même au plan de la chose, où rien n’a de valeur absolue1339.’

Ces « porteuses de l’Être » conduisent à voir dans cette scène une « épiphanie », au sens littéral de « manifestation de présence », mais cette épiphanie prend pour cadre l’existence ordinaire à travers ces jeunes filles dont on ne sait rien mais auxquelles la violence de leurs mouvements confère pour Yves Bonnefoy « quelque chose de très sexuel ». Il rapproche alors ces jeunes filles des prostituées dans lesquelles Giacometti plus tard pourra voir « des déesses » pour conclure que « l’absolu vient de se déclarer dans la réalité pourtant la moins idéalisable »1340.

Ici, celui que l’on pourrait désigner avec les outils traditionnels de l’analyse romanesque comme le narrateur omniscient de cette Recherche de l’absolu marque une pause pour décrire le conflit auquel son personnage est en proie. Il assume sa position surplombante et la perspective téléologique qui est la sienne pour s’attarder, dans ce moment de pause narrative, à une analyse psychologique qui prépare l’événement majeur sur le point d’advenir :

‘Le jeune peintre intimidé s’est ressaisi, à nouveau il est tout à cette intuition qui va être sa vie, bien qu’elle ne soit encore, dans sa pensée, que la force par en-dessous qui le surprend, qui l’étonne, qui le porte à des actes qu’il comprend mal, encore qu’il sache presque toujours les évoquer avec précision1341.’

Mais ce conflit intérieur, cette « contradiction » que le « jeune peintre » doit « dépasser » est un conflit d’artiste, et la contradiction celle de son œuvre : « comment signifier avec les moyens du visible ce qui n’a d’être qu’en déchirant celui-ci »1342 ? Le Bildungsroman apparaît donc indémêlable de l’essai sur l’art. Bildungsroman, telle est la référence assumée par le poète-essayiste-narrateur de cette période italienne, pour lui voir une bien triste fin, celle qui conduit « Alberto » à l’échec, dans la réalisation du buste de sa cousine Bianca. Trop épris d’elle, il montre le premier symptôme « d’une inhibition énigmatique autant qu’imprévue » se frayant « sa voie parmi les signes hier encore sans nombre de la maîtrise artistique »1343. La situation est telle pour le jeune artiste dans ses années d’apprentissage qu’il faut, pour compenser les « mauvais symptômes », que se manifestent de « nouveaux signes, aussi étranges soient-ils, ou irrationnels ». Il faudra même qu’ils soient « aussi mystérieux que possible, pour combattre à son niveau dans l’énigme le mal dont on souffre sans le comprendre »1344. Voici la tension qui monte et le lecteur tenu en haleine pour cet événement majeur de la biographie de Giacometti qu’est la mort de Van M..

Yves Bonnefoy décrypte dans cet épisode la volonté agissante de ce qu’il nomme ici « la chance »1345. Une intervention extérieure donc, une « ruse de l’esprit »1346, que décèle l’aruspice, et qui se soucie du « vrai projet » de Giacometti, ce projet qui n’est « pas encore compris de celui qui déjà le forme », et qui est « l’ontophanie ». Yves Bonnefoy déploie en effet la complexité, l’ambivalence à ses yeux de cet événement. Son importance est moins pour Giacometti dans le fait de la mort physique que dans « la solitude de cette mort, son caractère de ‘fin misérable’ et absurde dans l’indifférence, alentour, de toute vie sur la terre »1347. C’est la perception par Alberto de la

‘précarité non de la vie, mais du fait même de la personne, le caractère fictif de la conscience de soi, la vanité du nom propre, d’emblée mangé par l’absence comme ceux de T. ou de Van M. que Giacometti réduit d’ailleurs, significativement, à leur initiale, pour métaphoriser le vide qui est le sol, le soubassement, la paradoxale substance de tout être1348.’

C’est donc avec Van M. la « tentation de renoncer à son art, parce que le non-sens de tout rend celui-ci dérisoire », mais à cette tentation il existe une alternative : « laquelle est de dresser l’art contre le non-sens, précisément, d’en faire une protestation sans bien-fondé dans quoi que ce soit de ce monde mais d’autant plus spécifique de ce qu’on peut dire l’humain »1349. C’est donc dans cet épisode que prend source également l’envie de faire des « têtes vivantes », d’attester « qu’il y a pour la vie une raison d’être », pour paradoxalement un « regain de confiance »1350. Et cette seconde lecture fait alors porter plus spécifiquement au biographe son attention sur la façon dont se sont enchaînés les faits. Et il en donne une lecture qui, si elle se dit de manière indirecte en épousant le point de vue subjectif de Giacometti – ce dernier souligne dans cet épisode une accumulation de hasards, « comme si tout avait été préparé pour que j’assiste à cette fin misérable »1351 – n’en revêt pas moins tous les dehors d’une lecture providentielle. La voix du biographe déborde la parole du sculpteur pour la guider vers cet « évangile » - au sens littéral de « bonne nouvelle » – de la « Présence sacrée » dont s’écrit un moment décisif pour celui qui, sur le chemin de sa grande tâche de la « résurrection », vient de rencontrer avec Van M. son « Lazare » :

‘Et c’est qu’en effet il n’y a pas eu que le drame, dans cette étrange rencontre, dans son dénouement plus étrange encore, il y a eu cette étrangeté comme telle, cette succession de hasards surtout, qui peut donner l’impression qu’ont été pour une fois suspendues les lois de la nécessité ordinaire, pour l’intervention d’une providence1352.’

Mais dans la trajectoire saturée de références religieuses que dessine sous la plume d’Yves Bonnefoy la vie d’Alberto Giacometti celui-ci s’apparente, nous l’avons vu, non pas à la figure du Christ, mais à celle de l’ermite, qui dans son ardeur même à poursuivre son « projet obsédant » trahit sa « difficulté à aimer »1353. Ce passage essentiel de sa vie est alors à lire comme celui de « l’épreuve » et de l’élection. « L’éprouvé et l’élu », c’est le héros de cette gravure de Dürer que Giacometti copia à douze ans, Le chevalier, la mort et le diable. Ellemet en scène la question du salut, et s’en souvenant le jeune peintre a pu se poser la question de son élection. C’est alors la question maternelle qui reparaît. Celle qui a semé la division par la « loi qu’elle assume et représente » est aussi celle qui a cru en son fils d’une façon qui ne s’est jamais démentie : elle qui, « de par l’absolu de ses principes, l’avait privé de l’existence ordinaire, elle ne doutait pas qu’il serait quand même, serait à un niveau transcendant »1354. Annetta a donc pour Yves Bonnefoy élu Alberto, et toujours sur le mode distancié du « comme si », le poète introduit cette dimension essentielle de l’octroi d’une « Grâce » divine : « C’était comme si, à travers les impératifs de la Loi, celle qui en était le principe lui avait octroyé ce droit à plus que le Bien et le Mal, ce droit à des voies mystérieuses que le christianisme appelle la Grâce »1355. L’évocation de ces « pensées qui se forment dans l’inconscient » du jeune Giacometti sont donc pour Bonnefoy l’occasion d’introduire dans sa Biographie d’une œuvre les catégories essentielles de sa poétique, qui sont des catégories héritées de la théologie, pour la reconstitution d’un destin artistique comme parcours spirituel. L’artiste est l’élu de cette « Présence sacrée » que le poète n’appellera pas Dieu, mais qui est gage de sens et d’Unité dans un temps où la parole tend à se séparer de l’Être.

Notes
1337.

Alberto Giacometti, « Mai 1920 », Écrits, op. cit., pp. 71-73.

1338.

Voir « Mai 1920 », op. cit., p. 72.

1339.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 94.

1340.

Ibid., p. 96.

1341.

Idem.

1342.

Idem.

1343.

Ibid., p. 100-101.

1344.

Ibid., p. 101.

1345.

Ibid., p. 101.

1346.

Ibid., p. 102.

1347.

Idem.

1348.

Id.

1349.

Ibid., p. 106.

1350.

Idem.

1351.

Jean Clay, ibid., p. 153.

1352.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 106.

1353.

« Picasso et Giacometti », RR, p. 120.

1354.

BO, p. 109.

1355.

Idem.