6) Le temps perdu d’Alberto Giacometti

Le deuxième grand moment de la monographie d’Yves Bonnefoy, après celui qui aura décrit la genèse d’une intuition qui rattache Giacometti aux « siècles vraiment religieux » et justifie son élection, est un déplacement brutal vers ces temps de l’oubli de l’Être au profit de l’exploration des signes. C’est dans le deuxième temps de ce Bildungsroman « l’apprentissage du siècle », suivi de la « rencontre avec les avant-gardes ». Ce moment regroupe les chapitres 4, 5 et 6 du livre. Centrés autour de Bourdelle et des avant-gardes d’abord, puis plus spécifiquement dans les deux chapitres suivants autour de Bataille et du surréalisme, ils apparaissent nettement dans la progression du livre comme le moment de l’antithèse. Ce moment périlleux contrarie l’intuition inactuelle de Giacometti, mais prépare à sa manière le troisième grand mouvement du livre : « la synthèse de la présence ». S’il est une figure biblique que Bonnefoy ne convoque pas directement mais que la progression même de son livre impose alors, c’est celle de Jonas, le prophète dans l’errance, l’élu qui effrayé par l’ampleur de sa tâche se dérobe à l’injonction divine. Sa fuite le conduit pour trois jours dans les entrailles du poisson, pour un temps de mort qui prépare sa résurrection et la reprise de sa grande tâche, qui est de convertir les ninivites. L’Objet invisible est-il le psaume lancé par un Jonas moderne depuis son « isba »1356 marine ? Toujours est-il qu’Yves Bonnefoy propose de lire ces temps de maturation de sa grande intuition comme une forme d’hibernation pour Giacometti :

‘Pourquoi ce long détour, qui d’ailleurs le vit moins dessiner que peiner à essayer de le faire, puis abandonner le dessin, chercher à vivre – ce fut son époque surréaliste – aussi loin de celui-ci que possible ? Évidemment parce que sa grande tâche obscurément pressentie était dure à assumer, inquiétante, d’où le désir de différer, sinon en restant toujours dans l’atelier de Giovanni, du moins en s’étonnant de l’énigme au lieu d’en affronter l’exigence. Différer ainsi, c’est de surcroît n’être nulle part, c’est rester enfant, ce qui atténue l’impression que le temps passe. Il y a eu chez Giacometti une sorte de longue nouvelle période de latence, pendant laquelle son intuition majeure sembla dormir au fond de son être comme le souvenir de la « pierre noire » avait dormi pendant les années qui suivirent sa puberté1357.’

La rencontre du siècle qui s’offre alors à Giacometti, sa traversée du temps profane donne prise à un parallélisme structurel très prononcé entre la monographie d’Yves Bonnefoy, et, très loin du canon biblique, une œuvre majeure de cette époque. L’« apprentissage du siècle » par Giacometti, c’est en effet pour Yves Bonnefoy très clairement le temps perdu, le temps gâché mais nécessaire à la gestation de l’œuvre, l’errance qui prélude aux grandes retrouvailles artistiques. Lorsqu’avec son bagage d’allumettes il revient de Genève à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il n’a pas exposé depuis quinze ans, Giacometti pourra passer aux yeux de beaucoup comme « un lunatique ou un raté »1358. C’est ainsi qu’apparaît Beckett, avec qui il vague de longues heures la nuit. L’œuvre se prépare pourtant à flamber sur le fagot de l’expérience accumulée. L’évocation de cette œuvre si longtemps différée en dépit des nombreux rappels de la grande tâche à accomplir nous dit que d’une certaine manière Yves Bonnefoy rejoint l’écriture d’une Recherche du temps perdu à la troisième personne, où la mort de Van M. rejoindrait les grandes morts proustiennes et où l’accident de 1938 serait le pavé de Venise de Giacometti.

En parallèle de la Recherche de l’absolu prend naissance sous la plume d’Yves Bonnefoy une Recherche de la présence ou Recherche du réel perdu. La somme biographique rejoint le grand projet proustien dans un même souci de fondre la réflexion sur l’art et sur la poétique dans la trame serrée d’une narration, son objet fût-il postulé, ici comme fictif, là comme réel. Mais ce parallélisme est plus profond qu’une simple analogie de structure, et s’il n’est qu’implicite dans la monographie, le rapport entre Giacometti et Proust revient à plusieurs reprises dans les réflexions plus récentes rassemblées sous le titre Remarques sur le regard. Dans « Le Regard et les yeux » en particulier, un texte qui prend appui sur une épigraphe de Proust1359.

Si le rapprochement peut sembler « bizarre » entre « l’écrivain dont les pages se ramifiaient, se multipliaient sans cesse, embrassant la réalité en des différenciations infinies, et le portraitiste qui ne retenait rien de son modèle sinon ce qui en dévastait l’apparence »1360, un fragment comme celui des « clochers de Martinville » sera judicieusement rapproché des figurines-allumettes de Giacometti pour montrer une inscription similaire de la « dimension ontologique », du sentiment de l’Un, bref le souci commun d’un regard 1361 dans ces deux œuvres par ailleurs si différentes :

‘[…] ces « clochers de Martinville » à propos desquels Proust encore enfant écrivait une page qui lui parut si importante pour lui, si fondamentale et séminale dans son projet d’écrivain, qu’il la retranscrivit au sein même de la Recherche. Les clochers de Martinville sont assez loin sur l’horizon pour que leurs caractéristiques visuelles en soient effacées, ils ne subsistent plus, là-bas, que comme ce que j’appelle une présence, c’est la présence qu’ils signifient donc pour ce regard qui les a soudain perçus : et la pensée de l’être peut cristalliser alors, d’un seul coup, dans ce jeune témoin qui en restera à jamais marqué. Semblablement, lorsque Giacometti, pendant les années de guerre, sculptait sur de grands socles [de] minuscules figures […], l’effacement des aspects du corps dans ces petits bouts de plâtre, aux limites de l’invisible, lui permettait de déboucher sur une expérience de transcendance ; et il prenait ainsi plus complètement la mesure de sa vocation et de sa tâche à venir. De la résorption des aspects montait dans l’objet l’évidence de son unité, de son être-là, de sa présence. Entre ce que voient les yeux et ce que recherche le regard, c’était, chez le sculpteur autant que chez Proust, le même débat dont l’enjeu est la vérité dans l’entreprise artistique1362.’

Voir avec les yeux des autres, comme le rêve l’épigraphe, quel sens cela a-t-il alors pour Proust ? Yves Bonnefoy remarque le choix significatif parmi ces « autres » des exemples d’Elstir et de Vinteuil. Or il n’est pas anodin de voir Bergotte mourir devant la Vue de Delft, cette œuvre « de la tradition méditante », où l’absolu se rencontre dans un petit pan de mur jaune. C’est faire du peintre, d’Elstir, un « représentant de cet art d’à travers les siècles dont le souci, et l’intelligence de la vie et de la mort »1363 sont tels qu’ils peuvent appeler une telle fin. Quant au musicien de la « petite phrase », celle qui « rappelle le narrateur au plus inexprimable de son rapport à soi-même en un instant qui pour lui avait été plénitude, c’est-à-dire une impression d’absolu, qu’elle fût ou non produite par un mirage », il est celui dont les « yeux » ne « s’en tiennent pas à de simples rapports sonores, ils voient des êtres qui naissent et qui meurent, ils écoutent ce qui, dans la personne en détresse, répond parfois à son doute avec les accents d’une allégresse mystérieuse »1364. Yves Bonnefoy peut donc voir dans ces artistes des « témoins de la présence à soi-même dont l’être humain – être en cela même – est capable : témoins de ce que la Recherche aussi veut rejoindre dans l’abîme du ‘temps perdu’ », et l’épigraphe qui les rapproche rétroactivement montre combien en matière de création, pour Proust, la « simple richesse des perceptions » est « secondaire » et comme « elle éclate parmi les signes quand on se satisfait d’en rester à leur généralité fermée, à leur perspicacité abstraite »1365. Dans une société qui suggère inlassablement de se vouer à l’avoir, Elstir et Vinteuil, comme Proust lui-même, sont « du côté » de l’être pour Yves Bonnefoy : c’est « ce que métaphorise » dans la Recherche ce « côté de Guermantes » qui à Combray « confère à ceux qui en viennent, Madame de Guermantes dans l’église, par exemple, une aura semblable à la flamme dont Giacometti enveloppe dans ses portraits la tête de ses modèles »1366.

Yves Bonnefoy ne fait dans ce texte qu’ébaucher faute de temps un parallèle auquel peut-être il donnera de nouveaux développements dans un autre texte, comme il en manifeste le désir à la fin de celui-ci1367. Pourtant ce que nous voudrions souligner ici est que ce parallèle est lisible en filigranes dans le développement de sa monographie sur Giacometti dont la Recherche serait comme le patron caché, le moule poétique qui conduit d’une intuition contrariée, de l’injonction sans cesse différée de faire œuvre vers la réconciliation de l’accomplissement final. Ces deux œuvres se regardent en miroir de part et d’autre de la formule ut pictura poesis qui pour Bonnefoy se réduit à une seule quête de présence, d’un regard qui seul peut venir vivifier l’œuvre d’art quel que soit son langage, pictural ou poétique. Proust et Giacometti restent donc pour lui les artistes qui auront su ranimer, en plein XXème siècle, « la recherche en apparence double, en fait une, dont a toujours eu l’intuition, quitte à la censurer toute la première, la formule ut pictura poesis »1368 .

Mais revenons à cette période du temps perdu que représente dans le livre de Bonnefoy la plongée de l’ermite au sein des tentations du siècle. Lui qui a eu l’intuition d’un regard se trouve jeté dans le temps des « yeux », aussi l’exploration de l’inconscient qui se prépare est-elle paradoxalement décrite comme un temps du refoulement. Refoulement par Giacometti de sa grande intuition et de la certitude de son élection :

‘Le temps n’est plus où l’on pouvait se savoir l’élu de Dieu, son prophète, les sculpteurs et les peintres de notre temps ont des ambitions plus modestes et vers 1920, à Paris, ils ne se référaient guère qu’à Rodin, à Picasso, au cubisme, - parfois aussi, c’est vrai, à Cézanne, dont la visée fut certes moins simplement prisonnière de la perception sensorielle. Giacometti se sentit peut-être, au profond de soi, un élu, quand il eut traversé l’épreuve de Madonna di Campiglio, et malgré ses inhibitions et ses doutes. Toutefois ce n’était pas les artistes auprès desquels il lui faudrait vivre qui étaient faits pour l’aider à penser de cette façon d’ailleurs impossible à dire, explicitement ; ou à s’engager sur la voie que lui avait ouverte, jadis, la gravure d’Albrecht Dürer1369.’

Ce n’est pas le lieu dans ce dégagement de la structure narrative sous-jacente de la monographie d’Yves Bonnefoy de revenir en détail sur cette période que nous avons déjà évoquée et qui nous est décrite ici comme une période de latence. Qu’il nous suffise ici de reprendre en quelques mots ce qu’Yves Bonnefoy résume lui-même dans un article intitulé « Giacometti : le problème des deux époques ».

La fréquentation de Bataille lui permet durant cette période d’explorer la « part nocturne de son être » en s’aidant de ses réflexions et de son œuvre comme de celle de ses amis de Documents, mais c’est pour réintégrer avec le surréalisme cette part nocturne « dans une pensée de l’existence classiquement orientée vers la société, vers les autres êtres, pour un projet de clarification et d’intensification des échanges »1370. Ce passage de l’antihumanisme de Bataille au surréalisme est donc lu par Bonnefoy comme la réintégration de la dimension religieuse. Il voit en effet dans le surréalisme une théologie, où la parole reste « l’auxiliaire de l’Être », et où la notion de « hasard objectif » maintient sous le fard matérialiste l’espérance d’une Grâce1371. Variante du christianisme, le surréalisme apparaît à Bonnefoy comme une « hérésie », la plus constante et la plus intime de la tradition chrétienne : « la conception que cet être surnaturel que l’on est, cette image de Dieu sur terre, a de ce fait droit et vocation à l’infini, et peut donc légitimement imaginer sa propre grandeur comme un déni des limites que sa condition lui impose ». Bref, Breton rejoue le drame de Lucifer. Deux grands tentateurs, donc, à cette époque, pour l’élu de Dieu. Le premier hérétique, Bataille, tente de l’attirer sur le chemin de l’iconoclasme, empêtré qu’il est dans l’idolâtrie qu’avait été son éducation religieuse, il proclame sa « haine de la poésie » faute de subordonner comme les poètes savent qu’il faut le faire « la subjectivité à une réalité supérieure »1372.

Le second hérétique oublie que « le divin est tout entier, par différenciation intérieure, dans l’être fini que Dieu a créé ». Il faut au contraire s’accepter « cette réalité hic et nunc » pour rester fidèle au divin, et le dépassement que Giacometti bientôt apprendra, « c’est alors d’aimer ce qui n’est pas soi, au moment même où ce dehors de ce que l’on est contredit le plus durement ce qui pourrait sembler dû à nos pouvoirs »1373. Ces deux hérétiques sont donc des masques revêtus par Satan pour détourner l’élu de Dieu de sa mission, Saint Antoine peine et se perd au désert et il faut un nouveau geste de la divinité pour, ranimant sa foi, le tirer de ce mauvais pas. Cette nouvelle manifestation de la grâce, c’est, au plus fort du dialogue avec Breton-Lucifer, l’envoi d’un ange qui rappelle au chevalier son devoir : « Mais un messager allait lui venir, pour le rappeler à sa vocation »1374. Le messager ? C’est L’Objet invisible,la grande œuvre de 1934 sur laquelle nous nous sommes déjà longuement attardé et qui, si elle tient de la madone sur un autre plan, se voit conférer par le sculpteur « quelque chose d’un ange d’Annonciation » : « immobile, les deux genoux pliés mais prêt déjà à l’envol comme dans ces tableaux ou sculptures qui dans l’art italien parlaient déjà d’une incarnation »1375. Cet auxiliaire de Dieu vient arracher Giacometti aux deux tentateurs, l’Iconoclaste et l’Ange déchu. Dans ces temps d’épreuve l’ange est « l’injonction qui relance le devenir »1376. Il parle d’une naissance qui est encore une renaissance, la grande tâche de Giacometti, la résurrection, c’est pourquoi l’enfant de la Madone est à la fois présent et absent. L’ange vient arracher Giacometti au temps perdu, lui donne la force de rompre avec le surréalisme, il va renouer avec son intuition et avec l’amour véritable. Jonas recraché à terre peut courir vers Ninive renforcé par son séjour dans les entrailles du poisson, il ne se détourne plus ni ne diffère, son aventure en apparence écartelée dans la duplicité de deux époques se révèle unique :

‘Il n’a pas fait un séjour, dans les années 20 et 30, parmi les problèmes et les pensées – les révolutions de pensée – de ses contemporains, avant de se retirer dans une recherche sans relation avec son époque, il a simplement interrogé cette dernière pour lui emprunter les moyens d’une conscience de soi, avant de reprendre sa grande tâche, en fait toujours recommencée mais désormais mieux comprise. En bref, malgré les deux époques, il a été un, comme tout grand artiste l’est et ne peut que l’être1377.’
Notes
1356.

Voir Alberto Giacometti, Hier, sables mouvants, Écrits, op. cit., p. 9

1357.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 80.

1358.

Ibid., p. 281.

1359.

« Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles ». Cité dans « Le regard et les yeux », RR, p. 9.

1360.

Ibid., p. 28.

1361.

Yves Bonnefoy rappelle dans ce texte que les yeux de ces êtres parlants que nous sommes inévitablement sont soumis aux impératifs du langage. Deux options s’offrent alors à nous. La première est d’avoir recours à l’instrument conceptuel pour ouvrir un champ à l’action, mais être conduit ainsi à négliger certains aspects au profit d’autres et se priver alors de l’infini dans chaque objet, ce qui fait sa présence, « un absolu ». Cet absolu, c’est ce à quoi va droit le « regard », défini par Yves Bonnefoy comme « l’expérience de l’infini au sein du fini » (ibid., p. 12). L’autre pensée possible garde en esprit le regard, n’oublie pas que « ce qui est, ce qu’on peut nommer réel, ce sont des existences et non des choses » (ibid., p. 13). Il y a donc deux sorte d’actes : celui des yeux, qui analysent des apparences sensibles et produisent des représentations, et celui du regard, qui appréhende une épiphanie. Alors que les principaux artistes de notre époque s’étaient abandonnés à la fascination du pouvoir des yeux, Giacometti apparaît au contraire à Yves Bonnefoy comme un « rénovateur du regard » (ibid., p. 21). Il est pour lui l’artiste qui a « rendu à l’art la dimension ontologique » (ibid., p. 25). Voir chapitre XIII.

1362.

Ibid., pp. 28-29.

1363.

Ibid., p. 26.

1364.

Ibid., p. 28.

1365.

Ibid., p. 28.

1366.

Idem.

1367.

Idem.

1368.

Idem.

1369.

BO, p. 109.

1370.

« Giacometti : le problème des deux époques », op. cit ., p. 298.

1371.

BO, p. 185.

1372.

Ibid., p. 186.

1373.

Idem.

1374.

Ibid., p. 224.

1375.

Ibid., p. 241.

1376.

Ibid., p. 234.

1377.

« Giacometti : le problème des deux époques », op. cit., p. 301.