7) Le grand œuvre

La figure de Janus de L’Objet invisible marque donc un seuil où bascule l’ouvrage d’Yves Bonnefoy. La venue du messager précipite le livre dans ce qui nous semble être sa dernière grande partie, qui regroupe les quatre derniers chapitres et pourrait recevoir le titre du premier d’entre eux : « la synthèse de la présence ». Avec cette dernière partie Yves Bonnefoy écrit son Temps retrouvé, le gâchis apparent retrouve un sens. Il écrit aussi le dernier moment de sa Recherche de l’absolu, puisqu’à partir du chapitre VII, sous l’influence peut-être du texte de Sartre qui chronologiquement dans la biographie approche, mais aussi en nette rivalité avec lui, nous l’avons vu, les références à la quête alchimique se multiplient. Mais alors que Sartre ne posait la référence à l’absolu et à l’alchimie que pour en détourner le sens, Bonnefoy raccorde la quête de Giacometti au « projet des vrais alchimistes ». Celui qui renoue avec les temps vraiment religieux renoue aussi nécessairement avec l’alchimie véritable, lui restitue sa dimension ontologique. La métaphore reine de la quête de l’absolu poétique depuis le XIXème siècle, que nous avions rencontrée au passage chez Michel Leiris1378, se retrouve sous la plume d’Yves Bonnefoy nourrie de cette constante interrogation spirituelle qui l’arrache à la gratuité qui est souvent la sienne. Il peut alors traduire au moyen des termes-clefs de toute une exigence poétique ce projet des « vrais alchimistes » tel qu’il le conçoit : « dégager du plomb de la matière l’or de la présence de l’être humain à soi-même »1379. La figure de l’ermite et celle de l’alchimiste viennent se fondre dans l’unité de ce projet. La deuxième partie de la monographie peut alors être relue comme ce temps de « maturation spirituelle »1380 qui seul permet d’accomplir le « grand œuvre » (titre du chapitre IX).

Mais il faut d’abord, dans le flot des difficultés où Giacometti à nouveau « perd pied » face à l’ampleur de sa mission, que les marques de son élection par un second signe de la grâce divine soient ravivées. Ce sera l’accident de 1938, la « lutte avec l’ange » de Giacometti, qui comme Jacob en reçoit les stigmates. Ce boitement qu’il garde comme la marque de l’expérience, Bonnefoy par la grâce du style indirect libre laisse à son personnage le soin de l’interpréter comme la marque « d’une élection »1381. Dans les années de guerre passées à Genève, s’acharnant à sauver l’indivisible de la présence humaine de l’éparpillement de la matière, Giacometti peut alors voir son atelier devenir sous la plume d’Yves Bonnefoy « l’athanor souvent glacé, faute de chauffage, de son interminable alchimie »1382. Celui-ci retrouve les mots mêmes de Sartre pour évoquer la quête d’unité du sculpteur en proie au vertige de la diminution :

‘En bref, la plus petite figure est la plus réelle. Et peut-être qu’à diminuer encore, elle accèderait à une réalité absolue.
Et c’est là une découverte extraordinaire, que le sculpteur fasciné a bien raison de considérer avec fièvre, tel l’alchimiste au bord du grand œuvre, dans ses trop brèves nuits de travail. Car la sculpture commence donc, sous ses yeux mêmes, à se dégager de l’emprise de la matière qui la vouait à la dissociation des composantes de l’être, à l’extériorité de l’espace 1383.’

Devant la même constatation que l’espace est le « cancer » qui ronge l’être, Sartre avait noté que sculpter pour Giacometti, c’était « dégraisser l’espace, […] le comprimer pour lui faire égoutter toute son extériorité »1384. Mais Bonnefoy file la métaphore alchimique là où Sartre la gardait implicite. Elle devient le révélateur de la transcendance de l’être sur la matière. L’alchimie consiste alors pour le poète à séparer l’être du néant en dissociant l’or de la présence 1385 de son résidu matériel. Le travail sur la matière se voit donc réévalué de façon décisive pour une réaffirmation, d’une recherche de l’absolu à l’autre, de la valeur spécifiquement ontologique du processus alchimique. Ce qui n’était chez Sartre que paradoxe peut être assumé pleinement dans ce renouement avec la pensée religieuse :

‘Mais il est vrai aussi que la matière, le divisé n’ont pas pour autant totalement disparu de la petite statue : d’où cette tentation de chercher toujours plus petit. De descendre aussi loin que possible dans le gouffre au fond duquel, par un passage à la limite, et tel l’or dans le vaisseau, l’être paraîtrait enfin dans l’image1386.’

Cette tentative d’échapper à la matière est un échec : « L’alchimiste peut bien œuvrer, l’or est impossible »1387. C’est le néant qui s’affirme lorsque par sous dernier coup de canif la statue minuscule s’abolit. Mais sa « recherche de l’absolu »1388, l’expression apparaît dans le texte, a pourtant progressé de manière décisive, puisqu’il a « remis en circulation dans la société de son temps la dimension du divin »1389. Se prépare alors la deuxième étape du processus alchimique sur le chemin du magnum opus, ce qu’il est tentant de nommer l’œuvre au blanc, si la première étape des sculptures minuscules était l’œuvre au noir, ou phase de séparation et de dissolution de la substance, et l’étape à venir l’œuvre au rouge, c’est-à-dire l’apparition de la pierre philosophale qui permet la transmutation en or.

Cette deuxième étape est à partir du retour à Paris celle qui voit les figures s’allonger et s’amincir, seul subterfuge trouvé pour garder aux figurines leur unité tout en les faisant revenir à des proportions moins « intolérables »1390. Mais cette deuxième étape n’est pas encore pleinement la présence retrouvée car la figure humaine à ce stade ne « se signifie comme présence qu’au prix de perdre les caractères individuels qui retiennent le fait d’être dans une certaine personne »1391. Il en vient à exprimer la relation la plus intérieure de l’existence humaine à sa condition ontologique. Les actes de marcher, de tomber, de désigner : « toute une phénoménologie de l’être-au-monde qui n’est pas sans faire penser aux travaux de la philosophie existentielle, celle du Heidegger de Être et temps »1392.

Mais là où se marque la distance avec la Recherche de l’absolu de l’existentialisme sartrien qui derrière la référence à Être et temps apparaît également visé, c’est que cette phase n’est pour Bonnefoy qu’une étape intermédiaire vers le grand œuvre, alors que pour Sartre à ce stade il avait déjà « gagné »1393. Et il est vrai que Sartre et Beauvoir ne comprendront qu’imparfaitement la dernière période de Giacometti, voyant dans la sculpture des dernières années une recherche qui « n’aboutit pas », ce sont les mots de Beauvoir mais ils sont le relai de conversations avec Sartre1394. Éloignés de lui par la bizarrerie de son humeur des derniers temps dont Beauvoir cherche les causes dans l’expérience de son cancer et le repli sur son passé à l’approche de la mort, le couple n’affronte pas véritablement l’œuvre d’après 1954, même si Beauvoir note tout de même que sa peinture et ses dessins qu’elle n’évoque qu’allusivement malgré qu’ils ont beaucoup évolué depuis le texte de Sartre « sont devenus de plus en plus beaux au fils des années »1395.

Or c’est justement cette partie de l’œuvre qu’Yves Bonnefoy considère comme l’étape décisive qui va donner sens à toutes les recherches antérieures puisque Giacometti, tel Hamlet passant de la réflexion à l’action, va franchir le pas qui sépare « l’idée » de la présence de son « expérience directe »1396, le « hasard signifié » du « hasard vécu » et de sa « transmutation en absolu par l’amour »1397. Le lieu majeur de cet affrontement sera l’art du portrait, où Giacometti se projette au plus loin dans la recherche de ce que Bonnefoy nomme le numen, ce mot qui chez les Latins « désigna d’abord le mouvement de la tête exprimant une volonté, mais repéra vite la part transcendante de ce vouloir dans la figure des dieux comme la captait leur image, leur simulacre »1398. Le numen, ce souci ancien en Occident, cette « relation quasi invisible entre des éléments eux pleinement perceptibles », a son lieu privilégié dans ce « regard » dont nous avons évoqué l’importance dans la réflexion d’Yves Bonnefoy sur les arts, cet « invisible par excellence au centre même de ce qu’on voit tout de suite »1399. Or le numen est un abîme puisqu’à chaque instant la réalité « dispar[aît]… ressurg[it]…dispar[aît]…. », sans cesse balancée entre l’être et le néant, comme le confie Giacometti à André Parinaud1400. Cette intermittence, cette syncope de la présence, c’est à nouveau le démon qui se présente à l’ermite, lui qui avait encore « ri presque à nu dans Le Nez de 1947 », criant la mort et le néant de tout. Mais si le portrait est lutte contre le démon, il est aussi victoire, car il se construit dans une durée qui permet de surmonter les moments de défaillance, de syncope de la présence : « désormais ce démon peut bien se montrer, et même tout saccager, il ne triomphera pas plus longtemps que l’ambivalence le veut, après quoi le sculpteur, le peintre se ressaisissent, dans l’œuvre qui est en cours »1401. Si Giacometti éprouve les pires difficultés à faire tenir droite la tête de ses modèles, comme il le confie à James Lord, c’est que le démon « continue à faire des siennes, troublant la frontalité qui sinon dirait naturellement la présence du modèle ». C’est « bien profond dans sa main œuvrante » qu’il apparaît alors logé, et il faudra dix-huit jours de pose et d’exorcisme à Giacometti « pour que ce démon s’enfuie en criant par la bouche de cette image en incessant devenir jusqu’à la dernière séance »1402 . Le dessin qui pour Giacometti est le pivot de tout, sculpture comme peinture, peut dès lors s’affirmer comme une « plongée dans le gouffre de la matière à la recherche de l’être ». Et c’est le grand œuvre alchimique de Giacometti qu’Yves Bonnefoy décrit dans ces trois tableaux de 1950 et 1951, un portrait d’Annette et deux d’Anetta1403. Ces portraits témoignent du « désir de Giacometti de faire sien le lieu ordinaire de l’existence, celui où se trouvent les êtres et les choses qu’il aime ». Il représente donc le modèle au milieu des tableaux, tapis, pendule, buffet ou table de Stampa,

‘[mais] pour atteindre à l’être [de la personne] il faut se dégager de l’apparence […] ; c’est-à-dire dénier l’espace là même où les objets en demandent un, eux comme un abîme, ces figures qui n’y apparaissent qu’au loin, paillettes d’or au fond du creuset et, pour finir, la troisième toile : ce second portrait d’Annetta qui fait surgir celle-ci comme du fond du tombeau, dans l’effacement de tout objet de ce monde. Le méta-espace a triomphé de l’espace, il y fait flamber l’absolu1404.’

L’eurêka de Giacometti ne sera donc pas comme celui de Claës dérobé au lecteur, l’œuvre au rouge comme dans le cycle proustien se déploie devant nos yeux. Et ce grand œuvre dans les portraits se manifeste par ce pouvoir nouveau d’un autre emploi de la couleur. Dans une dominante de gris, les trouées de couleur de Giacometti rompent avec l’emploi mimétique de la couleur pour atteindre ce qu’Yves Bonnefoy désigne d’après l’art médiéval comme l’éclat, c’est-à-dire « l’idée d’un rayonnement qui vient d’au-delà de la couleur matérielle »1405. La couleur qui, note Jacques Dupin, « rutile au commencement » du portrait, « se laisse très tôt ensevelir sous le gris d’où elle ne diffuse que sa lueur comme des braises sous la cendre »1406. Mais cette lueur, reprend Yves Bonnefoy, laisse derrière la tête du modèle « l’impression d’un nimbe »1407. Le Grand Nu de 1962, « corps mort qui gît dans du gris-bleu », a pourtant derrière la tête cette tâche jaune : « Il est debout, c’est une résurrection ».

‘Comme dans la peinture classique la valeur la plus sombre auprès de la plus lumineuse, cet emploi ontologique, ontophanique, de la couleur s’est produit, cette lueur a paru, au plus près du point où l’être connaît son plus grand risque : la tête, le visage, les yeux1408.’

Marques visibles du magnum opus, Giacometti aura donc atteint, avec le « méta-espace », « l’outre-couleur ».

Pourtant si ces signes lui permettent d’énoncer « ce qu’il voudrait accomplir », ils ne sont pas encore le « miracle » et l’étude doit continuer pour d’ultimes rebondissements et d’ultimes tentations. Que veulent dire en effet ces portraits de Diego, où l’on sent « beaucoup d’angoisse », et comme une « raison d’inquiétude »1409 ? Devant ce frère qui est son double, Giacometti est « plus que jamais le témoin du mystère d’être : ainsi Hamlet pensant à Yorick, devant un crâne dans la poussière »1410. Et c’est alors vers les sculptures que Bonnefoy se tourne avec cette empathie si caractéristique de ses textes sur Giacometti, mais pour exprimer son inquiétude propre devant un péril qui intéresse le devenir de l’art occidental. Car le démon reparaît dans cette tentation de s’identifier au modèle et de faire à nouveau de la sculpture « une construction, une affirmation de soi-même » : le modèle est en « danger d’être remplacé par l’artiste »1411. Et certes ce sera pour de très belles œuvres, mais qui signifient l’abandon par Giacometti de sa recherche de l’absolu pour une « tâche spécifiquement artistique »1412. Tout cela témoigne de la difficulté de l’ermite à se dépouiller de soi pour le « dépassement absolu »1413 qu’il aura pu vouloir. Ce dépassement n’est qu’un rêve, mais la sincérité avec laquelle il l’aura voulue le pousse à corps perdu dans les « drames » qui vont marquer la fin de sa vie. Giacometti retrouve en effet, nous dit Yves Bonnefoy, un problème essentiel du christianisme, qui est celui de la charité. Il veut se prouver à lui-même, écrit le poète, qu’il n’est pas capable que du seul amour de ses proches et tente avec le professeur japonais Yanaihara puis avec une prostituée, Caroline, l’affrontement du « tout autre ». Avec Caroline « la transcendance acceptait d’entrer dans le monde, le rêve le plus dangereux pouvait commencer »1414. Mais au fil des portraits le corps et la tête, « comme alourdis d’absolu », semblent « sombrer dans la grisaille alors que toute l’œuvre se resserre « sur un regard mais qui reste vide »1415. Si certains des derniers bustes de l’épouse légitime, Annette, sont un « accomplissement »1416, la Samaritaine ne confronte plus au « merveilleux » de la vie mais au retour du démon dans la caverne de l’ermite, pour une ultime tentation : « la tentation de la mort »1417.

Notes
1378.

Voir chapitre III.

1379.

La Nécessité de Giacometti, Paris, Assouline, 1998.

1380.

BO, p. 200.

1381.

« De son accident Giacometti revient plus réel, en somme, voilà qui explique sa joie, et qu’il soit fier de porter au pied, comme Jacob dont il a presque le nom, la marque de l’expérience, si ce n’est même celle d’une élection », ibid., p. 268.

1382.

Ibid., p. 273.

1383.

Ibid., p. 276.

1384.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 295. C’est nous qui soulignons dans les deux citations.

1385.

Sur cette notion, voir chapitre XIII.

1386.

Yves Bonnefoy, ibid., pp. 276-277.

1387.

Ibid., p. 278.

1388.

Idem.

1389.

Idem.

1390.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 44.

1391.

Yves Bonnefoy, La Nécessité de Giacometti, op. cit., p. 15.

1392.

Ibid., p. 16.

1393.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 305.

1394.

Voir Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 103.

1395.

Ibid.,

1396.

Yves Bonnefoy, « Le Projet de Giacometti »,RR, p. 49.

1397.

BO, p. 353.

1398.

Ibid., p. 376.

1399.

Idem.

1400.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 274.

1401.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 378.

1402.

Idem.

1403.

Voir ibid., p. 386-387.

1404.

Ibid., p. 386.

1405.

Ibid., p. 392.

1406.

Jacques Dupin,TPA, pp. 90-91.

1407.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 392.

1408.

Idem, p. 392.

1409.

Ibid., p. 426-432.

1410.

Ibid., p. 432.

1411.

Ibid., p. 440. C’est nous qui soulignons.

1412.

Ibid., p. 442.

1413.

Idem.

1414.

Ibid., p. 460.

1415.

Ibid., p. 461.

1416.

Ibid., p. 514.

1417.

Ibid., p. 461.