8) La réalité retrouvée

Pourtant ce ne sont pas les ténèbres qui attendent Giacometti à l’issue de l’ouvrage, mais « l’expérience de la lumière », grâce au crayon lithographique qui permet à Giacometti de rompre « le tête-à-tête où rodait le diable » pour « rencontrer de partout le monde simple ». Déjà dans le dessin, la gomme permettait à Giacometti d’ouvrir l’objet à la lumière et de faire d’elle, « unité vécue, au moins pressentie, le cœur de son expérience »1418. Avec le crayon lithographique qui impose l’immédiateté par l’impossibilité de corriger, de revenir sur son trait, l’ermite peut enfin atteindre s’ouvrir à la « lumière par l’intérieur, lumière de l’esprit comprenant le monde dans l’immédiat et par transparence »1419. Ce sont alors les très belles pages sur Paris sans fin, la suite de « cimes étincelantes » qui enveloppe ces « vallées par endroits encore traversées d’ombres »1420, qu’Yves Bonnefoy considère comme un des « sommets de l’œuvre de Giacometti, et plus encore un de ceux du siècle »1421.

C’est pour Giacometti, au terme de sa Recherche, « la réalité enfin retrouvée »1422. Le temps est partout dans Paris sans fin, dont Giacometti saisit les « brillances soudaines » au fil des rues, des errances, si bien que « comme Proust [il] opère la transmutation de l’espace en durée, et celle du passé, du présent en intemporel, mais non sans percevoir ces formes éternisées dans une distance qui va finir par se faire la nuit tombée et la mort »1423. C’est alors l’unité que le chercheur d’absolu retrouve, dans le « bonheur de l’instant vécu ». Dessiner avec le « crayon litho », c’est la promesse de « nager dans le flux de l’être, vers la trouée, là-bas en avant, de cette lumière » : « toute limitation, de par le dedans, y cesse d’être »1424. Un « acte de foi », ce dessin qui est un sursaut face à « l’empiègement dans le doute sur soi » auquel conduisaient les face à faces avec le visage de Yanaihara. C’est pour s’ouvrir alors, enfin, à quelque chose comme « l’expérience mystique, ici menée de cette façon évidemment imparfaite, inconsciente de soi, instable, mais en retour plus humaine, plus riche d’enseignement pour les jours à vivre, qui a fait à travers l’histoire la qualité, la grandeur, de quelques œuvres d’art ou disons plutôt, de la poésie »1425. Fugitivement, par éclairs, c’est alors l’unité retrouvée, par la voie qu’indique Plotin. Pour le « voir », en effet, Celui qu’on nomme « Un », parce qu’il « nous faut le signifier entre nous afin de conduire nos âmes à une intuition indivisible et parce que nous voulons nous unir à lui »1426, dans sa « pureté sans mélange » et non pas seulement dans ses « traces », il ne reste, nous dit le philosophe, que l’expérience qu’on appelle « mystique » 1427.

Et c’est revenir aussi bien près de Balzac qui fait évoluer Balthazar Claës dans cette « sphère des causes » où il se plait à loger ensemble « les Newton, les Laplace, les Kepler, les Descartes, les Spinoza, les Buffon, les vrais poètes et les solitaires du second âge chrétien, les Sainte Thérèse de l’Espagne et les sublimes extatiques »1428. Balzac trouvait quant à lui la confirmation de son intuition unitaire dans la doctrine de Swedenborg, dont l’influence sur lui avait été attisée par la fréquentation déjà d’un sculpteur, Théophile Bra1429. Spéculations philosophiques, hypothèses scientifiques et envolées mystiques s’entretissent ainsi dans la version définitive de Louis Lambert, mais avant de devenir ce « visionnaire parcourant en esprit les espaces mystiques », il était d’abord, nous rappelle Nadine Satiat, un « héros intellectuel qui, en vertu de l’idée d’un principe commun entre la matière et la pensée, s’appliquait à élaborer une chimie de la volonté ». Voici qui relie la « recherche de l’absolu » et la question du mysticisme, de part et d’autre de la lecture sartrienne.

Pourtant ces rencontres avec l’absolu ne sont que des éclairs fugitifs dans une quête sans fin relancée où la pierre philosophale a tous les dehors du savon. Il ne sera donc pas donné à l’ermite de pouvoir se tenir durablement dans la « paix de l’esprit »1430. Il a su, poète, se ressouvenir de l’Un au sein du langage, mais « cela ne signifie […] pas qu’il se soit porté au-delà des contradictions qui rôdent dans le langage »1431. Si avec Annette VIII, c’est en sculpture le « buste originel enfin achevé, la tâche d’une vie enfin accomplie » par « la présence rendue à l’être qui est présent », et si le biographe aurait voulu pouvoir s’arrêter à ces ouvertures, il ne s’agit pourtant dans cette Vie de Giacometti que de « l’exploration d’un possible », non de la « conversion qui eût assuré un salut »1432. Nous voyons alors l’artiste « s’enfermer avec ses derniers travaux » pour d’ultimes exercices spirituels, « comme se voue à soi un homme qui va mourir ». Les derniers bustes de Lotar sont pour affronter la mort, et Bonnefoy voit dans Lotar III « l’Homme qui meurt ». Mais dans cette mort c’est sa distance avec la nature que réaffirme l’être humain, « distance si imprévisible, si grande qu’on peut la dire de l’absolu. Et c’est donc tout de même, enfin présent au terme de l’œuvre, l’Homme qui est »1433.

Notes
1418.

Ibid., p. 479.

1419.

Ibid., p. 490.

1420.

Ibid., p. 484.

1421.

Ibid., p. 490.

1422.

Idem.

1423.

Ibid., p. 492.

1424.

Idem.

1425.

Idem.

1426.

Plotin, Ennéades,VI, ix, 5. Voir Ennéades, VI (2ème partie), texte établi et traduit par Émile Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 170.

1427.

Plotin, Ennéades,V, v, 10. Voir Ennéades, V, texte établi et traduit par Émile Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 91.

1428.

Honoré de Balzac, La Fausse maîtresse [1841], Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 216.

1429.

Voir Nadine Satiat, ibid., p. 32.

1430.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 514.

1431.

Ibid., p. 502.

1432.

Ibid., p. 514.

1433.

Ibid., p. 526.