Pour compléter ce portrait de l’artiste en chercheur d’absolu et achever le panorama de l’opération littéraire de mythification de Giacometti après-guerre, il nous faut aborder pour finir ce qui est devenu par son dénuement le symbole le plus marquant de cette quête artistique : l’athanor où se sont effectuées les transmutations.
Le sculpteur et son atelier, l’atelier et son sculpteur : le « texte Giacometti »1434 semble tourner en tous sens la synecdoque sans trouver la clef du rapport d’inclusion qui les lie, tant l’homme semble avoir sécrété le lieu qui peu ou prou l’abrite. Il est, ce « local déjà délabré » du 46, rue Hippolyte-Maindron où Giacometti s’installa en 1927 pour y rester jusqu’à sa mort en 1966 et y vivre « presque sans bouger une aventure des plus étranges », une « annexe de sa personne »1435. Michel Leiris, dans le seul texte consacré à la coquille désormais vide, lorsqu’il évoque le prélèvement en 1972 des couches sédimentaires déposées par quarante années de labeur acharné à des fins de conservation, parle d’ « osmose », et du « jeu d’échanges » qui faisait du « théâtre » du travail « encombré par la foison de ce qui s’y fabriquait » un « pourvoyeur de motifs à traiter » pour « collaborer pleinement »1436 à l’œuvre en cours. Le rapport qu’il dessine est un rapport d’élection, une « vocation », comme celle qui lie « Diogène à son tonneau »1437. Étonnante fut l’obstination de Giacometti, la reconnaissance et la richesse venues, à s’accrocher à ce minuscule « local au sol de ciment »1438. Michel Leiris y voit le corollaire de son obstination artistique à traiter « un très petit nombre de thèmes dénués de toute valeur pittoresque ou anecdotique, et presque toujours empruntés à son entourage humain et matériel immédiat » : « tel atelier, tel artiste »1439. Aussi lorsque Giacometti se risque hors de son antre, semble-t-il l’emporter encore avec lui tant celui-ci persiste à le nimber d’une auréole poussiéreuse.
Leiris joue dans ce texte cartes sur table et invoque la « logique propre aux mythes » pour voir dans le nom même de cette rue une forme de prédestination. En 1901, année même de la naissance de Giacometti, « un certain Ernest Maindron, neveu d’Hippolyte, avait publié un ouvrage intitulé Marionnettes et guignols à travers les âges », un fait que Leiris envisage « sous l’angle poétique de la rencontre (si l’on tient la statuaire pour apparentée à l’art de créer des marionnettes et si l’on juge que tout être humain, fût-il un artiste génial, a pour destin d’être, à sa façon, un guignol) »1440.
Si l’atelier est ce « lieu quasi-intouchable » où vécut et travailla un « personnage dont la légende s’était emparée alors même qu’il vivait encore »1441, il importe pour nous de mesurer quelle fut la part des écrivains dans ce jeu de bouche à oreille et dans la transformation d’un espace visible en espace lisible (legenda est). Comment ne pas être tenté de revenir alors vers Balzac et la saisissante description, à la fin de La Recherche de l’absolu, de la maison ravagée par la passion dévorante de Claës telle que la découvre sa fille Marguerite ? « Spectacle de désolation », que celui offert par la maison familiale livrée à la « fureur dévastatrice » de son père : « Le dénuement était si complet qu’il ne s’y trouvait plus de rideaux aux fenêtres. Les moindres objets qui pouvaient avoir une valeur dans la maison, tout, jusqu’aux ustensiles de cuisine, avait été vendu ». Face à ce lieu où tout souci de confort matériel se voit sacrifié aux exigences d’une quête, le narrateur conclut : « L’idée de l’Absolu avait passé partout comme un incendie »1442.
Passée la rigueur de la période de guerre, Giacometti ne connaît plus les mêmes problèmes que Claës, il suit même la trajectoire financière inverse de celle de l’alchimiste, et pourtant ne change rien à son mode de vie. Picasso ironisera en disant d’après le témoignage du photographe David Douglas Duncan que Giacometti doit une grande partie de son succès à « l’effet des légendes à la Van Gogh ou à la Modigliani » qui entourent « le locataire bizarre du petit et sombre atelier de la rue Hippolyte-Maindron »1443. Pourtant Michel Leiris récuse toute idée d’ « austérité » ou de « puritanisme » chez lui. Son attachement à ce dénuement traduit moins pour lui un « rejet moralisant » du luxe que sa « négligence […] à l’égard de ce qui ne lui paraissait pas de nécessité première »1444. Ce rejet, Michel Leiris le relie à cette tentation très ancienne de réduire son habitat « à une manière de minimum vital » qui s’exprimait déjà au début de leur amitié dans l’un des textes de sa période surréaliste : Hier, sables mouvants. Nous avons déjà parcouru ce texte et évoqué le fantasme de l’enfouissement dans « une espèce de tanière »1445 qui s’y exprime. Mais Michel Leiris sait dépasser les tentations de mythologie facile qui guettent ce lieu de légende pour en donner la clef poétique, la justification artistique qu’il trouve dans la nécessité d’un constant retour aux sources :
‘Sans doute l’attrait propre à la chose si rudimentaire qu’avec elle on croit toucher le tuf n’est-il pas étranger à l’évolution de l’art d’Alberto Giacometti. Ne constate-t-on pas, en effet, qu’après la période du début – où la rigueur du tri opéré entre les perceptions l’a conduit parfois à frôler le non-figuratif – et après la période – sobre quoique délibérément inventive – du surréalisme, il n’a cessé de fonder son activité sur la tentative inlassablement réitérée de résoudre quelques problèmes de base […]1446.’Si nous entreprenons maintenant de dérouler le fil chronologique de la naissance littéraire de l’atelier d’Alberto Giacometti, il nous faut à nouveau rendre hommage à Georges Limbour d’avoir été le premier, en 1947, à pousser de sa plume les portes de l’atelier encombré pour les lecteurs de l’hebdomadaire où parut l’article que nous avons déjà cité1447. Aucune allusion avant-guerre nous l’avons vu, ni chez Leiris, ni chez Breton, au cadre qui vit surgir les œuvres dont il est question dans leurs articles. Breton, s’il s’intéresse à l’œuvre en cours, n’a de cesse qu’il n’arrache le sculpteur à ce monde clos pour le rendre à l’errance et favoriser les rencontres qu’il pense seules capables de vivifier son œuvre.
Tout est déjà, avec en plus l’intuition de ce qu’il n’a pas attendu le verdict des marchands pour reconnaître, dans le texte de Limbour : l’émotion devant ce « blanc cimetière » où un homme s’ensevelit lui-même comme aussi l’appréhension du formidable soulèvement en gestation dans ce lit de mort, à l’image de cet homme qui marche et se prépare à pousser la porte de l’atelier1448.
Quelques semaines plus tard, Simone de Beauvoir qui comme Sartre1449 ne voyait Giacometti pendant toute la durée de leur relation qu’au café ou au restaurant, franchit à son tour pour la première fois le seuil de l’atelier et ne résiste pas au plaisir de divertir Nelson Algren, forçant le trait avec humour, par la description du cadre de vie et de travail de cet original. Voici ce que rapporte alors l’épistolière le mercredi 5 novembre 1947, à l’heure où à son tour elle pense que « ça y est, il est arrivé à quelque chose, ce que j’ai vu hier m’a profondément impressionnée » :
‘Hier j’ai visité sa maison, elle est à faire peur. Dans un charmant petit jardin oublié, il a un atelier, submergé de plâtre, et il vit à côté dans une sorte de hangar, vaste et froid, dépourvu de meubles comme de provisions, des murs nus et un plafond. Comme il y a des trous dans le plafond, il a disposé sur le plancher, pour recueillir la pluie, des pots et des boîtes eux-mêmes percés ! Il s’acharne des quinze heures de suite, surtout la nuit, et ne sort jamais sans que ses vêtements, ses mains et sa riche et crasseuse chevelure ne soient couverts de plâtre ; le froid, ses mains gelées, il s’en fiche, il travaille. J’admire sa très jeune femme1450 d’accepter cette vie ; après sa journée de secrétaire, elle trouve au retour ce logis désespérant, elle n’a pas de manteau d’hiver et porte des chaussures usées1451.’Mais est-ce vraiment là l’acte de naissance littéraire de l’atelier ? Georges Limbour, en dépit de la qualité indéniable de ces quelques pages, ne prend pas soin de recueillir son reportage en volume1452 et les abandonne, dans un geste très fidèle en esprit à son modèle, au sort commun des hebdomadaires, c’est-à-dire au risque de la corbeille ou, de manière plus réjouissante, au compagnonnage du fagot. Quant à Simone de Beauvoir, il faut attendre sa mort pour que cette part de sa correspondance soit rendue publique.
Ce n’est pas non plus dans le grand texte qui, en 1948, signe la naissance de Giacometti en chercheur d’absolu qu’il faut chercher la description de ce lieu des transmutations que des textes plus tardifs désigneront comme le « laboratoire » de cet « obstiné chercheur »1453 ou comme l’« athanor »1454 de cet alchimiste. Dans le cours de sa démonstration, Sartre rencontre certes des éclats d’atelier et son discours se nourrit de sa connaissance intime du sculpteur dont il retranscrit çà et là les paroles, mais ces fragments sont le prétexte de nouveaux développements théoriques. Les impératifs de l’intelligence d’une démarche le poussent à retourner l’atelier comme un gant. Quelques impressions témoignent des visites du philosophe rue Hippolyte-Maindron : « Ce qu’on voit d’abord dans son atelier, ce sont d’étranges épouvantails faits de croûtes blanches qui coagulent autour de longues ficelles rousses »1455, ou encore « La matière de Giacometti, cette étrange farine qui poudroie, ensevelit lentement son atelier […], c’est de la poussière d’espace »1456. Mais ces fragments refluent rapidement vers le souci d’une interprétation globale de la démarche du sculpteur et le dernier passage cité n’est que pour introduire la réflexion sur l’espace et repartir dans une nouvelle direction : « Mais l’espace, fût-il nu, est encore surabondance1457 ». L’article peut s’achever alors de manière significative sur l’image violente d’une expulsion de l’artiste hors de son atelier. Giacometti a « gagné » et « en dépit de lui-même » il « nous appartient » : « des hommes vont entrer chez lui, l’écarter, emporter toutes ses œuvres et jusqu’au plâtre qui couvre son plancher »1458. Ces lignes sont certes visionnaires et annoncent à trente ans de distance le déménagement d’Autre heure, autres traces…, mais elles témoignent du refus de Sartre d’entrer vraiment dans l’atelier. La visée de Sartre n’est pas de produire un texte d’atelier, son point de vue est extérieur et surplombant. Il lui a fallu se « désengluer » de l’atelier pour l’objectiver. Il en est de même pour son second texte, où l’on rencontre malgré tout cette très belle formule, mais avec, là encore, la clôture que suppose la formule : « Son atelier, c’est un archipel, un désordre d’éloignements1459 divers »1460.
C’est-à-dire, d’après l’expression d’André Lamarre, l’ensemble des textes écrits sur l’artiste.
Michel Leiris, Autre heure, autres traces…, Derrière le miroir, Maeght éditeur, n° 233, mars 1979, repris dans Au verso des images, Montpellier, Fata Morgana, 1980, p. 101.
Idem.
Ibid., p. 96.
Idem.
Ibid., p. 100.
Ibid., p. 95.
Ibid., p. 104.
Honoré de Balzac, La Recherche de l’absolu, op. cit., p. 251.
Témoignage rapporté par Yves Bonnefoy, « Picasso et Giacometti », RR, p. 113.
Michel Leiris, ibid., p. 99.
Ibid., p. 98.
Ibid., p. 100.
Voir chapitre IX.
Voir Georges Limbour, ibid., pp. 40-41.
Ils le voyaient pratiquement toujours ensemble, et avec Annette. Voir Simone de Beauvoir, Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974, op. cit., pp. 346-347.
Alberto vient d’épouser Annette, rencontrée à Genève.
Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris, Gallimard, 1997, pp. 99-100.
Cet article ne sera republié qu’après sa mort avec ses autres écrits sur les peintres.
Jean Tardieu, « Giacometti peintre », Les Portes de toile, Œuvres, édition dirigée par Jean-Yves Debreuille, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2003, p. 967.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 273.
Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 294.
Ibid., p. 295.
Idem.
Ibid., p. 305. Sur ce sujet, voir la pertinente analyse d’André Lamarre, ibid., p. 233.
Allusion à la représentation de la distance qui est au cœur du travail de Giacometti. Voir chapitre suivant.
Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 347.