2) Naissance littéraire de l’atelier de Genet à Dupin

La naissance littéraire de l’atelier ne sera pas non plus le fait de Michel Leiris, que nous avons vu dans la monographie qu’il consacre à ce lieu en 1978 prononcer quelque chose comme son oraison funèbre. Autre heure, autres traces sonne le glas de l’atelier vivant, c’est-à-dire du foyer d’une œuvre en mouvement. Cette « autre heure », c’est celle où « ce qui existait à l’état sauvage a été promu objet de délectation pour civilisés »1461. De l’atelier vif pourtant il n’aura guère été question directement dans les « pierres » erratiques que Leiris détache de l’œuvre du sculpteur avant sa mort en 1966. Il faut s’arrêter au détour d’une parenthèse pour trouver dans le texte de 1948 un détail pittoresque : « […] son atelier (encombré de débris de plâtre qui ont longtemps menacé d’envahir la petite pièce où il dormait malgré le froid et la pluie) »1462.

Étonnamment, ce n’est pas non plus du texte de 1951 que Francis Ponge regroupera plus tard dans L’Atelier contemporain qu’il faut dater l’émergence de l’atelier en littérature. Dans une série de textes qui se confrontent volontiers aux ateliers, Francis Ponge évite délibérément celui de Giacometti pour lui préférer l’œuvre exposée, et ce n’est pas le moins singulier des traits de leur relation1463. Mais en juin 1957 paraît dans le catalogue de l’exposition Alberto Giacometti à la galerie Maeght un petit texte qui sera publié en volume aux éditions de l’Arbalète l’année suivante : L’Atelier d’Alberto Giacometti de Jean Genet. Les deux hommes se sont rencontrés par l’intermédiaire de Sartre en 1954 et Genet pose la même année pour le premier des trois portraits que Giacometti fera de lui, en plus de six dessins. Il est le seul des écrivains de notre corpus avec Jacques Dupin à avoir posé pour un tableau de Giacometti. Seuls ils ont connu le rituel qui lie le peintre à son modèle, la précision maniaque avec laquelle il place la chaise, l’immobilité absolue exigée de lui par Giacometti qui n’hésite pas à le rappeler à l’ordre. Mais Jacques Dupin n’a posé en 1965 qu’à l’occasion du film réalisé par Ernst Scheidegger, la présence des caméras perturbait la relation entre le peintre et son modèle lors de la réalisation des deux tableaux qui subsistent de cette expérience. Les trois portraits de Genet furent réalisés entre 1954 et 1957 dans une intimité beaucoup plus grande1464. En même temps qu’il pose, Genet prend des notes qu’il retravaille et complète ensuite hors de l’atelier. Dans le livre publié, les scènes d’atelier alternent avec d’autres scènes dans la rue ou au café, sans souci d’unification chronologique. L’ensemble préserve l’aspect anarchique et fondamentalement inachevé de l’œuvre en cours et présente pour la première fois au lecteur une vision de l’atelier en focalisation interne. Le modèle interroge, touche, regarde, tente une affirmation, corrige, et à aucun moment ne semble en savoir plus que l’artiste. De ce désordre assumé, dans l’infinie variété et la contradiction des points de vue, émerge pour la première fois l’atelier :

‘Cette après-midi nous sommes dans l’atelier. Je remarque deux toiles – deux têtes - d’une extraordinaire acuité […]1465.
Ses toiles. Vues dans l’atelier (plutôt sombre. Giacometti respecte à ce point toutes les matières qu’il se fâcherait si Annette détruisait la poussière des vitres) […]1466.’

Les œuvres, destituées de la certitude des salles d’exposition, abandonnent au hasard des mouvements du visiteur l’occasion de surgir :

‘(Septembre 1957) La plus belle statue de Giacometti – je parle d’il y a trois ans – je l’ai découverte sous la table, en me baissant pour ramasser mon mégot. Elle était dans la poussière, il la cachait, le pied d’un visiteur maladroit risquait de l’ébrécher…1467

La poussière revient comme un leitmotiv, et dans l’enchevêtrement des paragraphes c’est l’atelier tout entier qui nous est restitué, dans son exiguïté, son encombrement, la pauvreté de son mobilier et l’intensité de ses vibrations :

‘Posée au milieu des vieilles bouteilles, sa palette, des derniers jours : une flaque de boue de différents gris1468.La chambre, celle d’Annette et la sienne, est parée d’un joli carrelage rouge. Autrefois, le sol
était en terre battue. Il pleuvait dans la chambre. C’est, la mort dans l’âme, qu’il s’est résigné au carrelage. Le plus joli, mais le plus humble qui soit. Il me dit qu’il n’aura jamais d’autre habitation que cet atelier et sa chambre. Si c’était possible, il les voudrait encore plus modestes1469.’

Au fil des notations se tisse alors le lien entre l’atelier réel et l’atelier peint :

‘Je pose. Il dessine avec exactitude – sans l’avoir arrangé avec art – le poêle avec son tuyau qui sont derrière moi1470.
Je suis assis, bien droit, immobile, rigide (quand je bouge, il me ramènera vite à l’ordre, au silence et au repos) sur une très inconfortable chaise de cuisine1471.’

La littérature prend désormais le relai des photographes pour éclairer le travail en cours de l’artiste et l’ouvre à une dimension nouvelle. Le grand mythe de la littérature sur l’art que Giacometti ressuscite en plein XXème siècle ne concerne plus désormais les seules œuvres, mais s’étend au lieu des transmutations lui-même et à leur maître d’œuvre, sacralisés :

‘Cet atelier, d’ailleurs, au rez-de-chaussée, va s’écrouler d’un moment à l’autre. Il est en bois vermoulu, en poudre grise, les statues sont en plâtre, montrant la corde, l’étoupe, ou un bout de fil de fer, les toiles, peintes en gris, ont perdu depuis longtemps cette tranquillité qu’elles avaient chez le marchand de couleur, tout est taché et au rebus, tout est précaire et va s’effondrer, tout tend à se dissoudre, tout flotte : or, tout cela est comme saisi dans une réalité absolue. Quand j’ai quitté l’atelier, quand je suis dans la rue, c’est alors que plus rien n’est vrai de ce qui m’entoure. Le dirai-je ? Dans cet atelier un homme meurt lentement, se consume, et sous nos yeux se métamorphose en déesses1472.’

S’il est un autre homme de l’atelier parmi les écrivains qui se sont intéressés à Giacometti, c’est Jacques Dupin, auteur de la première monographie sur le sculpteur, et l’un de ses derniers modèles. Quarante ans après la mort de son occupant, voici qu’il repousse de nouveau la porte de l’atelier à l’occasion de la trouvaille d’une « caisse remplie de photos du film, rushes et clichés perdus de vue »1473 et reprend la plume pour les présenter. Dans Éclats d’un portrait, Jacques Dupin se souvient être passé à l’atelier « au moins une fois par semaine »1474 pendant dix ans. Pourtant lorsque Dupin évoque l’atelier, ce sont de manière significative non pas des sensations qui tout d’abord reviennent mais du texte : celui, récent, de son ami Michel Leiris, que nous venons d’évoquer. Il lui faut alors crever l’écran des mots, du mythos, pour accéder à sa propre mémoire, et ressusciter l’atelier :

‘Michel Leiris écrira : « l’atelier misérable ». Pour moi qui viens de la rue, du bureau, il est une caverne aux trésors. Sur le sol, des sculptures en plâtre, des sculptures en terre enveloppées de linges mouillés, pour garder humidité et fraîcheur. Un poêle à charbon et son seau. Un chevalet, une chaise pour le modèle, un tabouret pour le peintre. Un escalier très étroit mène à une soupente, espace de rangement pour les châssis et les toiles. Une plante verte effrontée avait percé le mur et avait grandi dans l’espace – presque un arbuste aux longues feuilles brillantes qui apporte l’air du dehors. Un lit est couvert de feuilles et de journaux. Sur la table, des tubes de couleur, des pinceaux serrés dans un pot, des bouteilles, des flacons, des crayons, du papier, des chiffons, le paquet de cigarettes et sa boîte d’allumettes. Le sol est jonché de débris de plâtre et de terre, les murs gris et poussiéreux sont couverts de dessins en ocre ou en noir, quelques lignes griffonnées rappellent un numéro de téléphone ou un achat à effectuer. Une verrière, en partie tamisée par un tissu, laisse entrer la lumière du jour, relayée la nuit par une ampoule électrique suspendue à un fil. L’accumulation des sculptures, des armatures, des toiles, des feuilles et des accessoires du peintre et du sculpteur donne un air de fête à cet antre de mystères. Un atelier comme une terre ensemencée, une tanière devenue par osmose le double de son occupant1475.’

Pourtant l’écran des mots n’est pas tant crevé que Dupin ne retrouve dans cette description tardive mais sûrement la plus complète de l’atelier ceux-là mêmes employés par Leiris dans Autre heure, autres traces, évoquant l’« antre »1476 ou la « tanière »1477 du sculpteur, et l’« osmose »1478 qui les liait. Il se souvient surtout de ses propres textes dans un livre qui, hormis quelques détails matériels concernant le tournage du film, n’en propose souvent que la paraphrase. C’est que voulant rendre l’atelier, Dupin de nouveau se retrouve face à ce qui se dérobe, et les lieux les plus vifs de son texte sont ceux où faisant retour sur ses conditions d’écriture et l’acte de remémoration le poète parvient à préciser un manque, à désigner un je-ne-sais-quoi émanant du sculpteur et disparu à jamais avec lui. L’indicible de sa présence et de sa nécessité que recouvrent tour à tour les mots « parfum », « pensée », « lumière », « musique » ou « désir ». Une fracture se dessine entre le lecteur et l’un des rares témoins vivants de l’atelier en exil dans un pan de sa mémoire :

‘Je tente d’écrire. Sur mon terrain – le clavier, l’écran, le papier – j’ai la sensation d’être en exil dans un fragment de ma vie retrouvée. Je me projette dans un atelier depuis longtemps disparu. Il reste des images précises liées à des réalités concrètes, à des instruments, à des œuvres qu’il m’arrive d’avoir sous les yeux. Mais l’atelier de Giacometti est aussi un parfum, une pensée. Une lumière tourbillonnante dans la poussière, une musique ouverte émise par la terre humide et les tubes de couleurs. Un désir obsessionnel qui s’élance et unifie.
Comment restituer et comment oublier l’atelier ? Oublier que je suis la tête d’un autre dans le regard d’Alberto ?’

Déjà les Textes pour une approche publiés en 1962 étaient des textes d’atelier centrés sur l’œuvre en cours et le sculpteur au travail. À côté d’un certain nombre de passages rétrospectifs, un portrait fragmenté de l’artiste à l’œuvre dans son lieu de création prend corps au fil des textes. Voici « Giacometti dans l’atelier »1479, ses mains, son regard, ses gestes sont décrits. Dupin évoque le caractère machinal et obsessionnel de son travail, ses attitudes familières et témoigne sans ostentation, suivant la nécessité de son propos, d’une fréquentation intime, dans la durée : « Il fume, il bavarde, il pense à autre chose, mais en même temps dans une sorte d’hypnose, d’état second, l’œil et la main continuent d’aller et de venir […] ». L’atelier est reconnu par lui, à l’image du monolithe évoqué par Giacometti dans Hier, sables mouvants, comme le « lieu clos et propice » dans lequel l’artiste prend plaisir à se recroqueviller, et qui est à cet égard à placer sur le même plan que « l’espace tant recherché de l’œuvre même »1480 .

Notes
1461.

Michel Leiris, Autre heure, autres traces, op. cit., p. 107.

1462.

Michel Leiris, PA, p. 16.

1463.

Voir chapitre XII.

1464.

Voir chapitre XV.

1465.

Jean Genet,AAG, p. 46.

1466.

Ibid., p. 56.

1467.

Ibid., p. 59.

1468.

Ibid., p. 58.

1469.

Ibid., p. 59.

1470.

Ibid., p. 62.

1471.

Ibid., p. 71.

1472.

Ibid., p. 72.

1473.

Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, photographies d’Ernst Scheidegger, Marseille, André Dimanche Editeur, 2007, p. 8.

1474.

Idem.

1475.

Ibid., p. 13-14.

1476.

Michel Leiris, Autre heure, autres traces, op. cit., p. 96.

1477.

Ibid., p. 98.

1478.

Ibid., p. 101.

1479.

Jacques Dupin, TPA, p. 17.

1480.

Ibid., p. 67.