Introduction

La fortune littéraire de Giacometti après-guerre est un Janus dont nous tentons d’appréhender le double visage. Giacometti est l’ultime avatar d’une mythologie artistique qui plonge ses racines jusque dans le monde antique, l’homme d’une chimère, d’une obsession folle de l’absolu en peinture, lui sacrifiant sa santé et ses conditions d’existence pour devenir ce fantôme poussiéreux qui hante un minuscule atelier délabré. Mais Giacometti est également, et, pourrait-on dire, sous le même rapport l’homme d’une critique acérée du regard. L’absolu a pu se confondre pour lui avec la réalité. Le réel le plus nu, cet artiste l’a poursuivi avec l’ardeur que suscite un idéal. La quête sans concession de cet idéal qui se confond avec le réel devient alors la pierre sur laquelle Giacometti aiguise son regard. C’est qu’il ne cherche pas à faire de la peinture et de la sculpture, mais simplement à préparer le terrain1486 sur lequel la peinture et la sculpture tels qu’il les envisage, c’est-à-dire avec la démesure qu’exige le simple fait d’être vivant, pourrait devenir possible. Il nous faut alors maintenant saisir l’articulation entre le but de Giacometti (absolu) et les moyens (relatifs) déployés pour s’approcher de ce but. Il nous apparaîtra alors que l’originalité et la force des propositions de Giacometti telles qu’elles se donnent à saisir aux écrivains, est d’avoir su concilier des exigences plutôt traditionnelles en matière de création – celles de tout peintre et de tout sculpteur en lesquels se réveille un Apelle, un Pygmalion, un Frenhofer dès lors qu’ils se confrontent au réel fuyant – avec « une conscience des limites de son art qui, elle, n’est pas traditionnelle »1487.

Nous nous proposons tout d’abord d’analyser la proximité de l’œuvre de Giacometti avec les recherches contemporaines de la phénoménologie et la façon dont notre corpus en rend compte avant d’envisager – ce sera l’objet du chapitre suivant – la fécondité toute particulière de cette approche critique en poésie. Sans abandonner la tension de la sculpture et de la peinture vers le réel, il apparaît en effet que Giacometti a défenestré le réalisme, renversant les barrières qui entravaient son progrès. Revenons tout d’abord à l’étude et à la genèse de cette « révolution copernicienne »1488 (Sartre) pour saisir comment l’artiste a pu se porter au-devant des questions posées par la phénoménologie et s’inscrire très tôt dans des problématiques de langage et de perception qu’auront à affronter des écrivains eux-mêmes souvent familiers des écrits des philosophes sur ce sujet.

Notes
1486.

Voir « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 249.

1487.

David Sylvester, ibid., p. 24.

1488.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 301.