1) Reprendre à zéro

Pour comprendre l’intérêt manifesté après-guerre par les écrivains – et particulièrement les philosophes et les poètes – pour l’œuvre de Giacometti, il ne suffit pas de rappeler qu’à partir de 1935 il tourne de nouveau son art vers la réalité extérieure, il faut surtout préciser de quelle manière est appréhendée celle-ci. La réalité phénoménale vient en effet lors de ce retour bouleverser ce que Giacometti dans la Lettre à Pierre Matisse rapporte à l’imagination, mot qui désigne dans sa bouche la part de savoir préconçu qui peut tenir lieu de perception dans une approche grossière du réel :

‘Et puis le désir de faire des compositions avec des figures. Pour cela il me fallait faire (vite, je croyais ; en passant) une ou deux études d’après nature, juste assez pour comprendre la construction d’une tête, de toute une figure, et, vers 1935, je pris un modèle. Cette étude devait me prendre, je pensais, une quinzaine de jours, et puis je voulais réaliser mes compositions.
J’ai travaillé avec modèle toute la journée de 1935 à 1940.
Rien n’était tel que je l’imaginais. Une tête (je laissai de côté très vite les figures, c’en était trop) devenait pour moi un objet totalement inconnu et sans dimensions. Deux fois par an, je commençais deux têtes, toujours les mêmes, sans jamais aboutir […]1490.’

Si, voulant comprendre la « construction » d’une tête, Giacometti aboutit à sa destruction, c’est que, reprenant la question de la représentation du monde extérieur où l’avait laissée Cézanne, il n’a pas voulu revenir au naturalisme, mais « fonder un réalisme phénoménologique »1491. De manière troublante, son projet croise alors celui de Merleau-Ponty, puisque ce dernier élabora la Phénoménologie de la perception précisément durant les années 1936-1945 où Giacometti s’efforçait, dans sa sculpture, de « découvrir l’image phénoménale de l’Autre, ou d’un autre homme, telle qu’elle lui apparaissait à distance »1492. Merleau-Ponty place l’avant-propos de son ouvrage sous le signe d’un mot d’ordre qui ne semble pas inadéquat pour évoquer le travail de Giacometti à l’époque : « Le réel est à décrire »1493. Mais il s’agit également de faire retour sur les outils qui sont les nôtres dans cette entreprise de description du réel et Giacometti ne cherchera jusqu’à la fin de sa vie, selon ses propres déclarations, qu’à « [se] rendre compte de [sa] vision du monde extérieur »1494. Thierry Dufrêne rapproche justement cette intention modestement démesurée de l’analyse de la conscience perceptive par le philosophe, qui « suit le modèle de la création et de l’analyse d’un tableau »1495. Tous deux cherchent à se rapprocher de la « vision à l’état natif »1496, expérience pour le sujet de sa « pleine coexistence avec le phénomène »1497, c’est-à-dire à remonter le cours de notre construction de la réalité à partir des données sensorielles. Même confiance donc dans la « sensibilité, propre à donner les lignes directrices de la conscience »1498, qu’elle vienne du mot d’ordre husserlien, « zur Sache selbst », ou de la « petite sensation » de Cézanne.

C’est en outre le modèle du tableau que, remarque Thierry Dufrêne, Merleau-Ponty utilise pour décrire le monde, définissant notre perception de celui-ci comme un style : « j’ai reçu avec l’existence une manière d’exister, un style… »1499. Ce que le philosophe désigne comme un style « n’est pas une application consciente […], c’est la conscience perceptive elle-même. La perception est individuelle et engage la personnalité dans son entier »1500. L’intentionnalité la maintient dans sa projection vers l’avenir : « Mon monde se continue par des lignes intentionnelles qui tracent d’avance au moins le style de ce qui va venir »1501. Giacometti se rapproche étrangement de cette définition du style lorsqu’il déclare qu’en art « plus une œuvre est vraie, plus elle a du style »1502. Giacometti et Merleau-Ponty retrouvent là cette réflexion de Cézanne selon laquelle « la nature est à l’intérieur »1503, c’est-à-dire qu’il y a « un équivalent interne, une formule charnelle (en nous) de la présence des choses »1504. C’est ce que Giacometti cherche à rendre sous le nom de ressemblance, comme il le confie à Georges Charbonnier dans un entretien que Merleau-Ponty citera dans L’Œil et l’esprit : « Ce qui m’intéresse dans toutes les peintures, c’est la ressemblance, c’est-à-dire ce qui pour moi est la ressemblance, ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur »1505. Là se distingue la recherche de Giacometti de celle des impressionnistes qui « rendaient les diverses sensations colorées que produisait un spectacle naturel, mais par une sorte de permanence de l’esprit naturaliste, transféraient sur la nature seule, sur le spectacle, les qualités observées »1506. C’est au contraire le regard qui devient, pour Giacometti, « plus important que le spectacle »1507. On voit que le rapport est plus ambigu qu’il ne pourrait sembler avec le « modèle intérieur » bretonnien. Giacometti ne répudie pas la dimension intérieure. Il ne fait que rétablir l’autre pôle dont l’oubli mutilait le ciel borgne des surréalistes.

Mais pour dé-couvrir le monde extérieur, il faut atteindre son propre regard, et c’est à se défaire de ses œillères que Giacometti travaillera pendant toutes ces années d’avant-guerre, et même au-delà. Giacometti prend en effet peu à peu conscience de l’étendue des « perceptions reçues », comme il y a des « idées reçues », qui viennent polluer notre regard et entraver la connaissance véritable de ce que nous avons devant les yeux. Retrouvant les « difficultés » qui avaient été les siennes dans les années 20 au moment de l’expérience des « plaques » et du détour par le surréalisme1508, la première préoccupation de Giacometti sera donc de s’inventer un regard neuf. C’est la phase destructrice de ce moment de son œuvre, il lui faut se défaire des taies accumulées sur son œil, à commencer par l’histoire de l’art : « Il y avait trop de sculptures entre mon modèle et moi […]»1509.

À partir de 1935, Giacometti choisit donc de se défaire peu à peu des modèles et des perceptions apprises pour tâcher de se rendre compte de ce que réellement il perçoit. Il ne s’agit pas là d’une décision immédiate mais d’une conquête progressive au prix de patientes études de perception par lesquelles il prend progressivement conscience de tout ce qu’involontairement il avait admis dans sa manière de représenter le réel. On le voit alors se détacher de l’académie dans l’évolution de sa technique : alors qu’au début de cette période il reprend le principe de la disposition stéréométrique des facettes pratiquée chez Bourdelle pour les têtes isolées, on observe que la forme naturelle fait peu à peu retour dans son œuvre dont l’amenuisement par ailleurs témoigne de l’évolution de sa pensée créatrice1510. Giacometti se rend compte que la « représentation mentale de la réalité a chassé sa perception vraie, vivante »1511, mais devant cette vie brute, celui qui choisit de lever le voile ne peut plus compter sur les techniques apprises pour lui porter secours. Une tête nouvelle surgit, qui n’est plus une « addition de parties, de détails, ni leur organisation plus ou moins complexe : c’est la manifestation d’un tout, indivisible et inanalysable, qui émerge du vide et de la nuit comme une apparition fantastique »1512. Jacques Dupin montre alors que pour ménager à ce surgissement de « l’inconnu de toute tête » la place qu’il exige, un travail de destruction préalable du connu doit accompagner le tâtonnement vers de nouvelles ressources :

‘Dans son effort pour représenter cette tête nouvelle […], ni sa culture artistique (tant de copies dans tant de musées), ni la maîtrise de son moyen d’expression, ni sa sensibilité exacerbée ne suffisent. La vision purifiée qui la révèle exige du sculpteur qu’il découvre des moyens et des instruments nouveaux, à chaque instant réinventés. Abandonner la main ancienne, l’outil périmé, afin de tout réapprendre, et s’approcher, corriger, émonder, détruire et recommencer sans répit1513.’

Giacometti en vient à pointer un à un les leurres de ce que Simone de Beauvoir nomme la « fausse objectivité » lorsque dans ses mémoires elle désigne l’intérêt phénoménologique de ces recherches comme la passerelle entre son œuvre et la philosophie sartrienne :

‘Sartre, qui dans sa jeunesse s’efforçait de comprendre le réel dans sa vérité synthétique, fut particulièrement touché par cette recherche ; le point de vue de Giacometti rejoignait celui de la phénoménologie puisqu’il prétendait sculpter un visage en situation, dans son existence pour autrui, à distance, dépassant ainsi les erreurs de l’idéalisme subjectif et celles de la fausse objectivité1514.’

La formule de l’apport central de Giacometti dans le domaine de la connaissance (qu’elle soit artistique, phénoménologique ou poétique) tient à une règle simple, mais dont le génie de Giacometti sera de ne pas démordre. Elle est énoncée par Sartre dans son texte de 1954 : il s’agit de refuser « d’être plus précis que la perception »1515. Un axiome relativement modeste, mais dont les conséquences sont décisives, puisqu’il conduit à la profonde remise en cause de toute une tradition artistique, comme le montre Michel Leiris qui suit le fil de ce refus jusqu’au retour aux sources qu’il entraîne :

‘[…] il n’a cessé de fonder son activité sur la tentative inlassablement réitérée de résoudre quelques problèmes de base, tel reproduire à l’échelle (celle de la vision qu’on en a eue) ce qui s’est réellement offert à votre œil et en fournir au spectateur une transcription ressemblante. Problèmes en apparence innocents, mais si élémentaires que se les poser au lieu de tenir la solution pour allant de soi et de passer outre revient à tout reprendre à zéro […]1516.’

Il y a donc une rupture inaugurale dans les rapports entre voir et savoir à laquelle confronte l’œuvre de Giacometti. Cette rupture a été nettement perçue par les écrivains et l’emploi par Leiris d’un mot qui réfère à l’écriture – « transcription » – laisse pressentir les transpositions possibles des problèmes posés par cette œuvre vers des problèmes propres à l’écriture. En effet, nos yeux posent sur le réel la grille du langage que s’est forgée notre usage du monde. Les artistes posent donc des problèmes de langage, et à ce titre rejoignent l’inquiétude des écrivains, et particulièrement des poètes. Ainsi pour Yves Bonnefoy, il y a « beaucoup à craindre des yeux », qui doivent au langage de « se reconnaître parmi les choses ». Ils partagent ses « fatalités », ne percevant des choses « que leur dehors »1517.

Quant à l’expression « reprendre à zéro » chargée de rendre compte des conséquences de cette rupture, il est symptomatique du tissage progressif d’un « texte Giacometti » de pouvoir de nouveau en remonter le cours jusqu’à Sartre. Cette expression dont on trouve une variante en 1960 dans les mémoires de Simone de Beauvoir – « repartir à zéro »1518 – vient en effet de « La Recherche de l’absolu » qui fait de Giacometti le premier sculpteur à replacer son art dans l’ordre du vivant depuis trois mille ans qu’on ne sculpte « que des cadavres » : « Il faut donc repartir de zéro »1519. L’art de Giacometti tend vers une nouvelle genèse, pour laquelle Sartre emploie à propos de la peinture l’expression parente de « création ex nihilo » : « À chacun de ses tableaux, Giacometti nous ramène au moment de la création ex nihilo ; chacun d’eux renouvelle la vieille interrogation métaphysique : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »1520

Notes
1490.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 43.

1491.

Reinhold Hohl, op. cit., p. 106.

1492.

Idem.

1493.

Maurice Merleau-Ponty, « Avant-propos », Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, p. IV.

1494.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 84.

1495.

Thierry Dufrêne, Giacometti, op. cit., p. 128.

1496.

Idem.

1497.

Maurice Merleau-Ponty, ibid., p. 367.

1498.

Thierry Dufrêne, idem.

1499.

Maurice Merleau-Ponty, ibid., p. 519.

1500.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 129.

1501.

Maurice Merleau-Ponty, ibid., p. 476.

1502.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 273.

1503.

 Cité par Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1967, p. 22

1504.

Maurice Merleau-Ponty, idem.

1505.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 244, , cité par Maurice Merleau-Ponty, ibid., p. 24.

1506.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 108.

1507.

Ibid., p. 109.

1508.

Voir Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 38-39.

1509.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 273.

1510.

Voir Reinhold Hohl, ibid., p. 107.

1511.

Jacques Dupin,TA, p. 26.

1512.

Idem.

1513.

Ibid., p. 27.

1514.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 502.

1515.

Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit, p. 358.

1516.

Michel Leiris, Autre heure, autres traces, op. cit., p. 100. On trouvait déjà dans « Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon », ibid., p. 37, une première version de ce passage où le sculpteur apparaît aux prises avec « l’ABC de l’art » : « Acharné à résoudre des problèmes qui sont peut-être l’ABC de l’art mais qui, en raison même de ce qu’ils ont de fondamental, ne peuvent être abordés honnêtement sans une totale remise en question […] »

1517.

Yves Bonnefoy, « Giacometti et Cartier-Bresson », in catalogue de l’exposition « Alberto Giacometti / Henri Cartier-Bresson, une communauté de regards » [Fondation Henri Cartier-Bresson / Kunsthaus Zürich], Scalo, Zürich, 2005, p. 37.

1518.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 501.

1519.

. Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 292.

1520.

Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 354.