2) Portrait de l’artiste en antédiluvien

Sartre est d’ailleurs le premier à associer à ce parti-pris d’artiste un portrait de l’homme en antédiluvien, et c’est le Giacometti barbare, sauvage, dont la primitivité gagne par contagion son lieu de travail – que nous avons vu devenir une « caverne »1521 pour Leiris – qui naît sous sa plume pour rebondir de texte en texte dans une grande variété d’images :

‘Il n’est pas besoin de regarder longtemps le visage antédiluvien de Giacometti pour deviner son orgueil et sa volonté de se situer au commencement du monde. Il se moque de la Culture et ne croit pas au Progrès, du moins au Progrès dans les Beaux-Arts, il ne se juge pas plus avancé que ses contemporains d’élection, l’homme des Eyzies, l’homme d’Altamira. En cette extrême jeunesse de la nature et des hommes, ni le beau ni le laid n’existent encore, ni le goût, ni les gens de goût, ni la critique : tout est à faire, pour la première fois l’idée vient à un homme de tailler un homme dans un bloc de pierre.1522

Avant l’œuvre elle-même – qui pour les besoins de la cause change de matière, puisque Giacometti n’a que très rarement travaillé la pierre – la figure de l’homme apparaît comme intempestive, cristallisant le rattachement de Giacometti à une préhistoire de l’art. L’homme des cavernes de Sartre devient chez Leiris un cannibale : « Dans le visage point trop mobile et sous la couronne de cheveux crépus un rire de cannibale, souvent, découvre largement la dentition »1523. D’autant plus que son origine montagnarde appelle à enrichir l’imagerie minérale proposée par Sartre : « Origine suisse italienne de Giacometti. Sa familiarité professionnelle avec le minéral explique peut-être pourquoi il semble être taillé dans un roc »1524. Beauvoir évoque encore le « beau visage minéral »1525 du sculpteur alors que Francis Ponge voit en lui « un rocher » :

‘Giacometti est étonnamment gris et caverneux, crevassé, ridé, et hirsute, et large […]. Sorte de rocher gris et large, hirsute, horripilé, terrifié ; terrifié par sa force, sa dureté, terrifié par […] les apparitions de formes grêles et menaçantes autour de lui1526.’

Au rocher s’ajoute l’image du cyclope autour de laquelle se construit le texte publié en 1951 dans Cahiers d’art, mais un petit débat intertextuel oppose Ponge à Leiris à quelques années de distance, Leiris ne trouvant à Giacometti « rien d’oursin » mais plutôt quelques traits caprins1527, alors que Ponge ne balance pas à lui reconnaître franchement « de l’ours et du montreur d’ours » autant que « de l’Homme des bois »1528.

Nous avons vu Sartre convoquer dans le sillage de Balzac la métaphore alchimique pour rendre compte de la quête unitaire de Giacometti. Il faut alors préciser que cette quête unitaire n’est qu’une des conséquences de sa décision de coller à ses perceptions : la figure humaine nous apparaît comme une unité qu’il faut trouver un moyen de rendre en sculpture. Quant au geste lui-même qui bouleverse la sculpture, il trouve pour l’exprimer des métaphores qui sont celles des grands tours de force de la connaissance. La naissance d’une sculpture phénoménologique qui permet à Giacometti d’atteindre l’absolu en acceptant d’emblée la relativité est qualifiée par Sartre de « révolution copernicienne ». La sculpture quitte l’orbite illusoire de l’être pour se focaliser sur l’apparaître :

‘Telle est, je crois, l’espèce de révolution copernicienne que Giacometti a tenté d’introduire dans la sculpture. Avant lui on croyait sculpter de l’être et cet absolu s’effondrait en une infinité d’apparences. Il a choisi de sculpter l’apparence située et il s’est révélé que par elle on atteignait à l’absolu1529.’

Si le philosophe convoque une métaphore scientifique, l’écrivain n’hésite pas quant à lui à mobiliser la métaphore philosophique pour évoquer le retournement proposé par l’œuvre de Giacometti. Michel Leiris, qui classe Giacometti dans son Journal aux côtés de Picasso parmi les artistes dont le rapport à la création est « phénoménologique »1530, compare le basculement dans la vision du monde que propose l’œuvre de Giacometti au « cogito du philosophe »1531. Précisant un peu plus loin ce qui l’intéresse dans la référence cartésienne Leiris évoque « l’application impitoyable d’une nouvelle sorte de doute méthodique »1532. La rupture avec le cartésianisme visée ici par Leiris se situe dans l’horizon de la phénoménologie et célèbre non plus le triomphe des « idées innées » mais la tentative de faire coïncider savoir et perception sensorielle.

Cette force de ressourcement de l’œuvre de Giacometti soulignée donc à la fois par des rapprochements métaphoriques tissant d’une main à l’autre un portrait du sculpteur en antédiluvien et par les références aux grandes révolutions de pensée, Jacques Dupin l’exalte à son tour en décrivant Giacometti comme l’inventeur d’un « regard neuf », qui a su « ouvrir les yeux sur le monde comme s’il venait de surgir pour la première fois »1533.

Notes
1521.

 Michel Leiris, Autre heure, autres traces, op. cit., p. 98.

1522.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 289.

1523.

Michel Leiris, PA, pp. 13-14.

1524.

Ibid., p. 13.

1525.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 499.

1526.

Francis Ponge, JS, p. 629.

1527.

Voir Michel Leiris, ibid., p. 13.

1528.

Francis Ponge, ibid., p. 626.

1529.

Jean-Paul Sartre, ibid., p. 301.

1530.

Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 555.

1531.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon »,PA, p. 34.

1532.

Ibid., p. 36.

1533.

Jacques Dupin, TPA, p. 87.